Conclusion Partiellement irrecevable ; Violation de P1-1 ; Violation de l'art. 14+P1-1 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ZE�BEK c. GRÈCE
(Requête no 46368/06)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juillet 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Zeïbek c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Christos Rozakis,
Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 46368/06) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet Etat, Mme B. Z. (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 novembre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me I. K., avocate à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, M. G. Kanellopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique de l'Etat, et Mme S. Trekli, auditrice auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3. La requérante allègue une violation de l'article 8 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1, combinés avec l'article 14 de la Convention.
4. Le 22 mai 2008, la présidente de la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est née en 1951, réside à Xanthi et est au chômage.
6. En 1973, la requérante, citoyenne grecque de confession musulmane, épousa H. Z., également citoyen grec de confession musulmane. En 1974, 1975, 1977 et 1982, la requérante donna naissance à quatre enfants, O., F., A. et I.. A la naissance du quatrième enfant, elle devint mère de famille nombreuse au sens de l'article 1 de la loi no 1910/1944.
7. En janvier 1984, la requérante, accompagnée de sa famille, rendit visite à son père, à Istanbul. Pendant leur séjour, le mari de la requérante perdit son passeport et s'adressa au consulat grec afin d'obtenir un document officiel lui permettant de retourner en Grèce. Quelques mois plus tard, le consulat informa le mari de la requérante qu'il avait perdu sa nationalité grecque par une décision du ministre de l'Intérieur. Toutefois, la copie de la décision ne lui fut pas notifiée. Le 30 mai 1985, la requérante et ses enfants, qui possédaient des passeports grecs, revinrent en Grèce. Son mari les suivit un mois plus tard, en traversant illégalement la frontière.
8. La requérante fut alors informée que, par une décision du 22 novembre 1984, le ministre de l'Intérieur avait privé tous les membres de la famille Z. de leur nationalité grecque, en application de l'article 19 du code de la nationalité en vigueur à l'époque (voir ci-dessous le droit interne pertinent). La décision indiquait que tous les membres de la famille avaient quitté le territoire grec et avaient installé le centre de leur vie familiale, sociale et économique à l'étranger, après avoir liquidé, le 30 décembre 1983, leur patrimoine mobilier et immobilier. Il en ressortait leur intention de ne plus revenir en Grèce.
9. Le 1er septembre 1995, la famille Z. saisit le Conseil d'Etat d'un recours en annulation de la décision leur retirant la nationalité. Elle soutenait que la décision ne leur avait jamais été notifiée, que les faits sur la base desquels elle avait été prise étaient incorrects, que la décision n'était pas suffisamment motivée et qu'aucun membre de la famille n'avait été préalablement entendu.
10. Le 11 septembre 1996, le Conseil d'Etat déclara le recours irrecevable. Il releva que la décision attaquée avait été rendue le 22 novembre 1984 sur la base d'un rapport de police de Xanthi, selon lequel la famille Z. avait vendu tous ses biens le 30 décembre 1983 et quitté la Grèce en janvier 1984. Par une requête du 10 novembre 1990, la famille avait demandé de récupérer la nationalité grecque en se fondant sur la décision du 22 novembre 1984, ce qui prouvait qu'au 10 novembre 1990 elle avait déjà pris connaissance de la décision. Toutefois, comme elle n'avait saisi le Conseil d'Etat que le 1er septembre 1995, le recours devait être rejeté comme tardif.
11. Le 25 octobre 1996, la famille Z. introduisit une requête (no 34372/97) devant la Commission européenne des droits de l'homme. Elle invoquait plusieurs violations de la Convention et de ses Protocoles.
Le 21 mai 1997, la Commission déclara la requête irrecevable, au motif, notamment, qu'elle n'avait pas épuisé les voies de recours internes faute de s'être conformée aux exigences procédurales pour la saisine du Conseil d'Etat.
12. En 1998, l'article 19 du code de la nationalité fut supprimé. L'administration invita alors les membres de la communauté musulmane, qui avaient été privés de leur nationalité grecque, à postuler pour leur naturalisation ; ce que firent la requérante et sa famille le 4 novembre 1999.
13. Par une décision du 23 mai 2000, la nationalité grecque fut restituée à la requérante et à trois de ses quatre enfants, mais pas à son mari (en raison du fait que son casier judiciaire n'était pas vierge suite à des infractions au code de la route) et à l'une de ses filles (I.), qui était à la fois mineure, mariée et considérée ainsi comme étant sous la tutelle de son mari ; elle ne pouvait donc acquérir la nationalité grecque par le biais de sa mère. Toutefois, nulle décision de rejet ne fut portée à la connaissance d'I. par le service compétent.
14. Le 4 janvier 2001, I. introduisit une nouvelle demande de restitution de la nationalité. Le 9 juillet 2003, l'administration compétente l'informa que pour procéder à la naturalisation, elle devait déposer, entre autres justificatifs, un timbre fiscal de 1 467,53 euros. En 2003, I. saisit le médiateur qui, par un avis du 2 février 2004, conclut qu'il existait un problème de légalité concernant tant la procédure appliquée à I. que l'exigence de payer un timbre fiscal.
15. Le 19 décembre 2001, la requérante sollicita auprès d'un organisme de sécurité sociale une retraite à vie en tant que mère de famille nombreuse, conformément aux dispositions de l'article 63 de la loi 1892/1990, de l'article 18 § 9 de la loi 2008/1992 et de l'article 3 § 4 de la loi 2163/1993 (aux termes duquel pour fonder un droit à l'octroi des allocations, les enfants doivent avoir la nationalité grecque).
16. Par un acte du 22 novembre 2002, le directeur du département des allocations familiales rejeta sa demande. Il releva que les quatre enfants de la requérante n'étaient pas tous de nationalité grecque et que, par conséquent, les conditions exigées par la loi ne se trouvaient pas réunies.
17. La requérante forma un recours contre cette décision devant la commission du contentieux du département des allocations familiales. Le 22 octobre 2003, cette commission rejeta le recours pour les mêmes motifs.
18. Le 1er juin 2004, la requérante saisit le Conseil d'Etat. Elle soutenait qu'elle avait droit à une retraite à vie du fait qu'elle avait acquis la qualité de mère de famille nombreuse, au sens de la loi 860/1979, au moment de la naissance de son quatrième enfant et qu'elle était citoyenne grecque. Elle ajoutait qu'elle n'avait pas perdu cette qualité en dépit de la perte de la nationalité, car cette qualité était pérenne. Elle alléguait une violation des articles 21 de la Constitution (qui protège la famille et la maternité), 8 et 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
19. Le 22 mai 2006, le Conseil d'Etat rejeta le recours. Il considéra que l'article 21 de la Constitution concernant les familles nombreuses ne peut jouer qu'en vue de la nécessité de préserver et promouvoir la nation grecque et ne concerne pas les familles d'étrangers domiciliées ou résidant en Grèce, et que les allocations prévues par l'article 63 de la loi 1892/1990 sont conçues comme une incitation des citoyens grecs à fonder des familles nombreuses afin de faire face au grave problème démographique du pays. L'octroi de ces allocations sur la base du critère de la nationalité des enfants ne méconnaît pas le principe d'égalité entre les mères ayant des enfants de nationalité grecque et les mères n'ayant pas d'enfants répondant à ce critère. En outre, l'article 3 § 4 de la loi 2163/1993 n'était pas contraire aux articles 8 et 12 de la Convention car il introduit une condition objective pour l'octroi de l'allocation aux mères de famille nombreuses mais ne dresse pas d'obstacle à la vie familiale ou à la création d'une famille. Il n'y avait pas non plus de discrimination fondée sur la religion car l'octroi de l'allocation dépendait non pas de la religion de l'intéressée mais du nombre et de la nationalité des enfants. Enfin, il n'y avait pas de violation de l'article 1 du Protocole no 1, car la requérante n'avait jamais réuni les conditions pour l'octroi de la retraite à vie : la famille de celle-ci avait en fait perdu la nationalité grecque en 1984 alors que ces allocations avait été établies par la loi 1892/1990.
20. Par une décision du 25 janvier 2007, le ministre de l'Intérieur révoqua la décision par laquelle I. avait été privée de sa nationalité grecque.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. L'article 19 du code de la nationalité, annulé en 1998 par l'article 14 de la loi no 2623/1998, disposait :
« Toute personne d'origine étrangère qui quitte le territoire grec sans avoir l'intention de s'y rétablir peut être déclarée comme ayant perdu la nationalité grecque (...) »
22. Selon l'article 11 du code de la nationalité hellénique, les enfants d'un étranger ou d'une étrangère naturalisés deviennent grecs, sans autre formalité, si, au moment de la naturalisation, ils sont mineurs et célibataires.
L'article 21 § 2 de la Constitution dispose :
« Les familles nombreuses (...) ont droit à un soin particulier de la part de l'Etat. »
23. L'article 63 de la loi no 1892/1990 prévoit certaines mesures pour faire face au problème démographique auquel la Grèce se trouve confrontée. Les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« (...)
3. La mère, qui est considérée comme mère de famille nombreuse, conformément à la loi no 1910/1944, modifiée et en vigueur jusqu'à aujourd'hui, perçoit une allocation mensuelle de dix mille drachmes pour chaque enfant célibataire ayant moins de vingt-trois ans.
4. La mère qui n'a plus droit à l'allocation prévue au paragraphe précédent perçoit une pension de retraite à vie équivalente à quatre fois le salaire d'un ouvrier non qualifié. Les mères qui sont considérées comme mères de famille nombreuse, au sens de l'article 1 de la loi 1910/44 (...), et à condition d'avoir la nationalité grecque ou d'être réfugiées d'origine grecque, de résider en Grèce en permanence et d'avoir ou d'avoir eu au moins quatre enfant en vie (...) ont droit à la pension à vie prévue à ce paragraphe. »
24. Selon l'article 1 de la loi 1910/1944 :
« 1. Sont considérés comme parents de famille nombreuse, au sens de la présente loi, ceux qui ont au moins quatre enfants en vie, légitimes ou légitimés ou reconnus selon la loi, et tant que ceux de sexe féminin sont célibataires ou divorcés ou en veuvage et entretenus par l'un des parents et ceux de sexe masculin sont mineurs (...). »
25. Selon l'article 2 de la loi no 860/1979 :
« La qualité de parent de famille nombreuse existante ou acquise à l'entrée en vigueur de la présente loi est pérenne. »
26. Par un arrêt no 2654/2000, le Conseil d'Etat jugea que l'octroi d'une pension de retraite à vie aux mères de famille nombreuse, de nationalité grecque et qui résident de manière permanente et légale en Grèce, ne dépend pas de la nationalité de leurs enfants.
27. Par un arrêt du 28 novembre 2000 (no 1095/2001), le Conseil d'Etat a jugé que l'article 21 de la Constitution inclut implicitement une limitation à l'intention du législateur, selon laquelle toute restriction d'évaluation de la prévoyance spéciale accordée aux familles nombreuses n'est pas constitutionnellement tolérable. Le Conseil d'Etat précisa ce qui suit :
« Compte tenu de la formulation claire de cette disposition constitutionnelle [article 21 § 2] et du but de celle-ci [faire face au problème démographique du pays], qui constitue un but d'intérêt général, la réglementation excluant certaines familles nombreuses de la prévoyance spéciale accordée par l'Etat n'est pas constitutionnellement tolérable. »
28. Par un avis du 11 avril 2002 (no 213/2002), le Conseil juridique de l'Etat a affirmé que la qualité de famille nombreuse ne disparaît pas même en cas d'adoption postérieure de l'un des quatre enfants.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8, PRIS ISOLEMENT ET COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
29. La requérante se plaint de ce que, par leurs décisions, l'administration et le Conseil d'Etat ont en réalité scindé sa famille par des motifs discriminatoires fondés sur la religion et/ou la nationalité, en considérant que le quatrième enfant de celle-ci n'avait pas la nationalité grecque. Elle invoque l'article 8 de la Convention pris isolément et en combinaison avec l'article 14 de celle-ci.
Ces articles disposent :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
30. Le Gouvernement soutient que le refus des autorités d'accorder à la requérante l'allocation demandée ne porte pas atteinte au noyau même du droit au respect de la vie familiale de celle-ci, car cela n'entraîne pas la fracture des liens qui unissent sa famille. A cet égard, il souligne qu'à l'époque de la formulation de la demande, la fille de la requérante, I., était mariée et avait créé sa propre famille, de sorte que la requérante ne peut pas invoquer l'existence d'une « vie familiale » avec I..
31. La requérante soutient que la non-reconnaissance par les autorités des liens maternels qui l'unissent à sa fille I. et de sa qualité de membre de la famille, aux fins l'application des dispositions concernant l'octroi de la pension, la notion de « famille » a été méconnue dans son cas. En fait, sa famille bénéficie de droits réduits par rapport à d'autres familles pour la simple raison que l'un des enfants ne possédait pas la nationalité grecque, en dépit du fait qu'il ne se différencie nullement des autres enfants de la famille de par ses conditions de vie familiale et d'éducation. I. a vécu avec le reste de la famille jusqu'à son mariage et a maintenu depuis lors les mêmes liens que les autres enfants.
32. La Cour estime que le refus des autorités d'accorder à la requérante la pension de retraite ne visait pas à briser la vie familiale de celle-ci et n'a pas eu cet effet. La requérante ne peut pas invoquer l'existence d'une vie familiale à propos de sa fille I.. Celle-ci, quoique mineure, était mariée, avait fondé son propre ménage et ne faisait donc plus partie du noyau familial de la requérante. Rien dans le dossier ne démontre l'existence d'éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux, tels que le fait, par exemple, que la famille d'I. était à la charge de la famille de la requérante (voir, mutatis mutandis, Kolosovskiy c. Lettonie, (déc.), no 50183/99, 29 janvier 2004). De plus, le refus d'accorder cette pension n'a pas non plus eu pour effet de porter atteinte aux liens normaux existant entre des personnes vivant dans des foyers séparés. En conséquence, l'examen du grief ne révèle aucune apparence d'atteinte aux dispositions invoquées.
33. Il s'ensuit que ce grief doit être déclaré irrecevable, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 PRIS ISOLEMENT ET COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
34. La requérante se plaint d'avoir été privée d'une pension de retraite en tant que mère de famille nombreuse. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément et en combinaison avec l'article 14 de la Convention précité :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
35. En premier lieu, le Gouvernement soutient que la requérante ne peut se prévaloir de l'existence d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. La pension de mère de famille nombreuse ne constitue pas une allocation sociale ou une rémunération en relation avec une prestation de travail, mais une incitation, sous forme pécuniaire prévue dans le budget de l'Etat, pour faire face au problème démographique aigu de la Grèce.
36. La requérante soutient que si la pension de retraite n'a pas un caractère évident de rétribution, elle constitue cependant une sorte de rétribution pour les mères de familles nombreuses pour le travail précieux, quoique non rémunéré, qu'elles fournissent en tant que mères et qui les oblige à rester hors du marché du travail.
37. La Cour observe que le droit à pension n'est pas garanti comme tel par la Convention. Toutefois, elle rappelle également que selon sa jurisprudence, le droit à pension fondé sur l'emploi peut, dans certaines circonstances, être assimilé à un droit de propriété. Ce peut être le cas lorsque des cotisations particulières ont été versées (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, §§ 39-41). Cela peut également être le cas lorsque l'engagement plus général a été pris de verser une pension à des conditions qui peuvent être considérées comme faisant partie du contrat de travail, comme dans le cas des pensions de retraite des fonctionnaires.
38. La Cour note qu'en 1982, au moment de la naissance de son quatrième enfant, I., la requérante et tous les membres de sa famille avaient la nationalité grecque. En vertu des dispositions législatives alors en vigueur (article 1 de la loi no 1910/1944 et article 2 de la loi no 860/1979), la requérante avait la qualité de mère de famille nombreuse et pouvait donc prétendre à la pension de retraite à vie. Le retrait ultérieur de la nationalité grecque à tous les membres de la famille de la requérante, dans des conditions que la Cour examinera sous l'angle de la justification de l'ingérence, n'a pas fait perdre à celle-ci cette qualité. La Cour relève d'ailleurs que le Gouvernement admet que la requérante peut désormais introduire une nouvelle demande en vue d'obtenir la pension, puisqu'elle remplit toutes les conditions requises (paragraphe ci-dessous).
39. Enfin, la Cour note aussi que les termes employés par l'article 63 de la loi no 1892/1990 sont « pension de retraite à vie » ce qui exclut toute confusion avec une allocation quelconque.
40. Compte tenu du droit interne pertinent et de la situation de la requérante, la Cour considère que celle-ci a acquis un droit qui constituait un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
41. La Cour constate par ailleurs que le présent grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
42. Le Gouvernement soutient qu'à supposer même que la requérante disposait d'un « bien », le législateur avait soumis l'octroi de cette pension à certains critères. Or, les autorités compétentes ont estimé qu'à la date de sa demande, la requérante ne remplissait pas tous les critères requis, en raison notamment du fait qu'I. était déjà mariée. Le Gouvernement ajoute que, la décision retirant la nationalité à I. ayant été révoquée, la requérante peut déposer une nouvelle demande pour obtenir la pension, puisqu'elle remplit désormais toutes les conditions requises à cet égard.
43. La requérante souligne que le retrait de la nationalité aux membres de sa famille, en application de l'article 19 du code de la nationalité, a eu une incidence sur ses griefs sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1. Elle affirme faire partie de 46 638 musulmans, vivant pour la plupart en Thrace, dont la nationalité a été retirée entre 1955 et 1996. La plupart d'entre eux n'ont pas été informés du fait qu'une procédure était engagée pour leur retirer la nationalité, et ce n'est qu'à l'occasion d'une demande de passeport ou d'un certificat de naissance qu'ils ont eu connaissance de la décision de retrait elle-même. Le recours au Conseil d'Etat constituait un « luxe » inaccessible à ces paysans de Thrace qui n'avaient pas de moyens suffisants pour le saisir. Quelques recours en annulation tentés devant cette juridiction ont été rejetés comme tardifs, au motif que le délai de soixante jours à compter de la publication de la décision était révolu.
44. La requérante prétend que les autorités ont refusé de lui accorder le bénéfice de la pension au prétexte de la perte de la nationalité grecque de sa fille, mais la véritable raison du refus réside dans le fait qu'elles sont toutes deux de confession musulmane.
45. La Cour estime que le refus d'accorder à la requérante une pension de retraite en tant que mère de famille nombreuse constituait une atteinte à son droit de propriété et que celle-ci ne correspondait ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l'usage des biens ; elle doit donc être examinée sous l'angle de la première phrase du premier alinéa de l'article 1. Aussi convient-il de déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences relatives à l'intérêt général de la société et les impératifs liés à la protection des droits fondamentaux de l'individu.
46. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14, si elle « manque de justification objective et raisonnable », c'est-à -dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre situations analogues à d'autres égards justifient des distinctions de traitement. Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz c. Autriche précité, § 42).
47. La Cour a déjà relevé qu'à la date de la naissance d'I., les membres de la famille de la requérante avaient la nationalité grecque. La requérante était donc considérée comme une mère de famille nombreuse. Selon l'article 2 de la loi no 860/1979, cette qualité est en principe conservée à vie, ce que le Conseil juridique de l'Etat a par ailleurs confirmé, même au cas où certains des enfants auraient cessé de faire partie de la famille. De plus, par un arrêt no 2654/2000, le Conseil d'Etat a jugé que l'octroi d'une pension de retraite à vie aux mères de famille nombreuse, de nationalité grecque et résidant de manière permanente et légale en Grèce, n'était pas conditionné par la nationalité de leurs enfants.
48. La Cour note, en outre, que, par une décision du 22 novembre 1984 prise par le Ministère de l'intérieur, la famille de la requérante a été privée de la nationalité grecque à l'occasion d'un voyage qu'elle avait effectué en Turquie. Cette décision, qui n'a jamais été notifiée à la requérante, ni à aucun autre membre de sa famille, précisait se fonder sur un rapport de police selon lequel la famille de la requérante avait définitivement quitté le territoire pour s'installer en Turquie. Elle a été prise en vertu de l'article 19 du code de la nationalité, qui visait « toute personne d'origine étrangère », et a été systématiquement appliqué pendant une longue période aux ressortissants grecs de confession musulmane, comme la famille de la requérante. Suite à la suppression de cet article en 1998, la requérante et trois de ses enfants se sont vus restituer la nationalité grecque en mai 2000, à l'exception d'I. qui était à la fois mineure et mariée, et considérée ainsi comme étant sous la tutelle de son mari.
49. S'il est vrai, comme l'a souligné le Conseil d'Etat dans son arrêt du 22 mai 2006, que la famille de la requérante a perdu la nationalité grecque en 1984 alors que cette pension avait été établie par la loi no 1892/1990, la requérante a été rétablie dans sa nationalité en mai 2000. Elle a sollicité la pension en décembre 2001 et les autorités l'ont refusée en novembre 2002. Or, la Cour constate qu'à cette dernière date non seulement la loi no 1982/1990 était déjà en vigueur, mais le Conseil d'Etat avait aussi rendu ses arrêts no 2654/2000 et no 1095/2001, qui étaient en principe favorables à la requérante. Il en ressort que si la requérante et certains membres de sa famille ont été rétablis dans leur nationalité, celle-ci n'a pas été rétablie dans tous les droits qui en découlaient, comme pour toutes les familles nombreuses grecques. Ce rétablissement aurait impliqué la reconnaissance à la requérante de la qualité de mère de famille nombreuse et des avantages y relatifs, comme si ce retrait de nationalité n'avait jamais eu lieu. A supposer même qu'on puisse admettre, comme le soutient le Gouvernement, qu'à la date de la demande de la requérante celle-ci ne remplissait pas les conditions légales en raison du fait qu'I. ne possédait pas la nationalité grecque, la Cour relève que la procédure que celle-ci a dû engager pour la récupérer était entachée d'illégalité selon les conclusions du médiateur (paragraphe 14 ci-dessus).
50. Dans ce contexte, et eu égard à l'importance qu'accordent tant la Constitution, par l'existence d'une disposition spécifique, que le législateur, à la protection des familles nombreuses, la Cour s'étonne que dans son arrêt, dans le cas de la requérante, le Conseil d'Etat associe l'octroi de cette protection accordée par la Constitution à « la nécessité de préserver et promouvoir la nation grecque », un critère fondé non pas sur la nationalité grecque mais sur l'origine nationale.
51. La Cour estime que la requérante a subi une différence de traitement qui ne reposait sur aucune « justification objective et raisonnable », ainsi qu'une charge excessive et disproportionnée qui a eu pour effet de rompre le juste équilibre devant être ménagé entre les exigences relatives à l'intérêt général de la société et les impératifs liés à la protection des droits fondamentaux de l'individu.
52. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
53. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint d'une violation de son droit à un procès équitable car le Conseil d'Etat a fait preuve de partialité à son égard.
54. La Cour note que la requérante n'apporte aucun argument à l'appui de ce grief et que, de toute manière, il ne ressort pas du dossier que le Conseil d'Etat a manqué à son devoir d'impartialité vis-à -vis de la requérante. Il s'ensuit que ce grief doit être dès lors déclaré irrecevable, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
56. Pour le dommage matériel, la requérante demande une somme qu'elle corrèle à la perte de sa pension de retraite de 2001 à 2007 et qu'elle évalue à 8 455 euros (EUR). Pour le dommage moral, elle réclame 40 000 EUR.
57. Le Gouvernement considère que la prétention de la requérante au titre du dommage matériel est hypothétique et souligne qu'il lui est loisible de déposer une nouvelle demande pour percevoir la pension de retraite. Quant au dommage moral, il estime que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante.
58. La Cour note que le montant réclamé au titre du dommage matériel est calculé par la requérante pour chaque année, de 2001 à 2007, selon les dispositions de la loi no 1892/1990 selon lesquelles la pension de retraite des mères de famille nombreuse est l'équivalent de quatre fois le salaire mensuel d'un ouvrier non qualifié. La Cour note de surcroît que le Gouvernement ne met pas en cause le mode de calcul utilisé par la requérante ni le montant de la somme qu'elle en obtient. Vu le constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour alloue le montant demandé à ce titre.
59. Enfin, statuant en équité, la Cour accorde à la requérante 5 000 EUR pour le dommage moral.
B. Frais et dépens
60. Pour les frais et dépens, notamment pour les honoraires d'avocat, la requérante demande 1 230 EUR pour la procédure devant le Conseil d'Etat et 3 000 EUR pour celle devant la Cour.
61. Le Gouvernement, tout en estimant cette somme exagérée, déclare s'en remettre à la sagesse de la Cour.
62. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). La Cour note que la requérante soumet une facture pour la note d'honoraires qu'elle a dû débourser devant le Conseil d'Etat. Elle ne doute pas que la requérante ait dû supporter des frais pour introduire et poursuivre sa requête devant la Cour, mais elle relève que celle-ci ne fournit aucun justificatif comme l'exige l'article 60 § 2 du règlement de la Cour. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour accorde, pour les frais et dépens, à la requérante 2 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû par celle-ci au titre de l'impôt.
C. Intérêts moratoires
63. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 8 455 EUR (huit mille quatre cent cinquante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour le dommage matériel ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour le dommage moral ;
iii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante, pour les frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić
Greffier Présidente