Conclusion Partiellement irrecevable ; Violation de l'art. 8 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TURNALI c. TURQUIE
(Requête no 4914/03)
ARRÊT
STRASBOURG
7 avril 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Turnalı c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mars 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 4914/03) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Y. T. (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 novembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me A. A., avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. La requérante alléguait en particulier que le rejet par les juridictions internes de sa demande tendant à l'établissement de sa filiation paternelle a constitué une atteinte à ses droits garantis par les articles 8 et 6 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1.
4. Le 8 avril 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est née en 1954 et réside à İzmir.
6. La requérante affirme être née d'une liaison extraconjugale de sa mère avec H. Y., un riche homme d'affaires, qui n'a pas reconnu juridiquement l'enfant. Elle considère qu'elle a avec cet homme un lien de paternité de facto. Le 8 juillet 2000, H. Y.ş décéda, laissant derrière lui un héritage important.
7. Par ailleurs, la requérant produisit un document dressé le 24 mai 1973 par le maire du quartier de Guzelyurt à Izmir. Il en ressort que l'inscription de la requérante (Y. M.) à l'état civile eut lieu à cette date. Selon le même document, la requérante était née d'une liaison extraconjugale entre Mme L. M. et M. H. Y.. De même, dans l'extrait d'état civil établi le 7 septembre 2000, le nom de M. H. Y. figure comme étant le père de la requérante.
8. A une date non précisée, la requérante avait engagé une action par laquelle elle demandait à bénéficier de la disposition autorisant l'inscription sans pénalités des enfants nés hors mariage. Par un jugement du 21 septembre 1979, le tribunal de grande instance compétent avait décidé de classer l'affaire en raison de la renonciation par la requérante à son action.
9. Le 9 août 2000, à la suite du décès de H. Y., la requérante demanda au tribunal d'instance d'İzmir la reconnaissance de sa qualité d'héritière légale. Puis, le 15 août 2000, elle intenta une action aux fins d'obtention du document attestant de sa qualité d'héritière légale.
10. Le 6 février 2001, le tribunal d'instance suspendit l'action, considérant que la filiation paternelle de la requérante constituait une question préliminaire. Le partage de l'héritage du défunt fut effectué partiellement et une part en fut réservée dans l'attente du règlement de la question préliminaire.
11. Dans le même temps, le 1er février 2001, la requérante engagea une action en constatation de paternité devant le tribunal de grande instance d'İzmir. Elle demanda l'établissement de sa filiation avec H. Y.. A cette fin, elle sollicita notamment une recherche ADN.
12. Le 3 juillet 2001, le tribunal de grande instance décida de recueillir les preuves en vue de l'établissement de la filiation paternelle de la requérante, considérant qu'une telle demande devait être interprétée comme un droit fondamental et que l'action en constatation n'était pas susceptible de prescription.
13. Toutefois, par un jugement du 16 octobre 2001, le tribunal de grande instance revint sur sa décision du 3 juillet 2001 et débouta la requérante de sa demande pour non-respect de la règle de prescription.
14. Dans ses attendus, le tribunal souligna tout d'abord que l'affaire qui avait donné lieu au jugement du 21 septembre 1979 portait sur une disposition autorisant l'inscription des enfants nés hors mariage sans pénalités. Par conséquent, le fait que la partie demanderesse ait renoncé à son recours à l'époque pertinente ne signifiait pas qu'elle n'avait plus le droit d'obtenir la reconnaissance de sa filiation paternelle.
Toutefois, le tribunal considéra que l'action intentée par l'intéressée ne pouvait être considérée comme une simple demande d'établissement de filiation de paternité, eu égard notamment au libellé de l'article 443 du code civil (paragraphe 22 ci-dessous) et aux conséquences juridiques de la demande en question. L'action de la requérante devait donc être qualifiée d'action en recherche de paternité, au sens de l'article 296 du code civil (paragraphe 19 ci-dessous), cette disposition imposant toutefois une règle de prescription non respectée en l'espèce. Le tribunal souligna en outre que le droit positif n'était pas compatible avec l'importance de l'établissement de paternité qui constituait un droit fondamental.
15. La requérante forma un pourvoi contre ce jugement.
16. Entre-temps, alors que l'affaire de la requérante était pendante devant la Cour de cassation, le 1er janvier 2002, le nouveau code civil fut adopté (paragraphes 20 et 21 ci-dessous).
17. Le 18 février 2002, la Cour de cassation confirma le jugement du 16 octobre 2001. De même, le recours en rectification fut rejeté le 9 mai 2002.
18. Par la suite, le 6 juin 2002, le tribunal d'instance d'İzmir décida de partager entre les héritiers légaux de H. Y. la part réservée de l'héritage.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. A l'époque des faits, l'article 296 du code civil disposait :
« L'action en recherche de paternité doit être exercée dans l'année suivant la naissance de l'enfant. En cas de nomination d'un tuteur, le délai de prescription d'un an commence à courir à partir de cette nomination. »
20. Les dispositions du nouveau code civil, modifié par la loi no 4721 du 22 novembre 2001, sont entrées en vigueur le 1er janvier 2002. Par ailleurs, la loi no 4722 du 3 décembre 2001 régissait les conditions d'entrée en vigueur et d'application du nouveau code civil. L'article 13, premier alinéa, de la loi no 4722 dispose ce qui suit :
« Les actions concernant la paternité engagées avant l'entrée en vigueur du code civil seront jugées conformément à cette loi [à savoir le nouveau code civil]. »
21. L'article 303 du (nouveau) code civil, qui correspond à l'ancien article 296, dispose :
« L'action en recherche de paternité peut être exercée avant ou après la naissance de l'enfant. Le droit d'entamer une action par la mère est prescrit dans un délai d'un an suivant la naissance.
Si un tuteur est nommé après la naissance de l'enfant, le délai d'un an commence à courir à partir de la notification de la nomination du tuteur ; si aucun tuteur n'est nommé, le délai d'un an commence à courir à partir de la majorité de l'enfant (...)
Nonobstant l'écoulement d'un an, s'il existe des circonstances pouvant justifier le retard, l'action peut être exercée dans un délai d'un mois suivant la disparition de ces circonstances. »
22. L'article 443 de l'ancien code civil, tel que modifié par la loi no 3678 du 14 novembre 1990, disposait :
« Les enfants naturels disposent des mêmes droits successoraux que les enfants légitimes. »
23. Dans son arrêt du 18 octobre 2004, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a considéré que, en vertu de l'article 303 in fine, même si le délai d'un an s'est écoulé, il est possible d'engager une action en recherche de paternité lorsqu'il existe des circonstances pouvant justifier le retard. Cependant, le juge ne peut d'office en tenir compte et c'est la partie demanderesse qui doit exciper de ces circonstances.
24. Dans ses observations présentées le 27 septembre 2005, le Gouvernement soutint qu'à l'époque des faits, en droit turc, une personne souhaitant que sa filiation avec son père présumé soit établie disposait de deux possibilités : d'une part, elle pouvait engager une action en recherche de paternité naturelle (article 296 du code civil) et, d'autre part, elle avait la possibilité de faire constater la paternité par le moyen d'une action en constatation, en vertu des dispositions générales du code civil. En ce qui concerne l'action en constatation, aucun délai n'était prévu par la loi et un tel constat n'entraînait aucun effet juridique vis-à -vis des tiers.
25. Le 11 avril 2007, le Gouvernement présenta ses observations supplémentaires à la suite d'une question posée par la Cour. Il fit valoir notamment que, conformément à l'article 303 du code civil, s'il existe des circonstances pouvant justifier le retard de la requérante, cette dernière peut exercer une nouvelle action dans un délai d'un mois suivant la disparition de ces circonstances.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
26. La requérante affirme que le rejet par le tribunal de sa demande d'établissement de filiation paternelle porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Elle invoque l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
27. Le Gouvernement combat cette thèse.
28. La requérante se plaint de ne pas avoir pu recourir aux éléments identifiant sa filiation naturelle. Elle dénonce également le lourd préjudice qui résulte pour elle de l'impossibilité d'obtenir la reconnaissance de son lien de parenté avec son père naturel.
A. Sur la recevabilité
29. Le Gouvernement considère que la situation de fait et de droit de la requérante n'entre pas dans le cadre de l'article 8 de la Convention. Il soutient que, étant née hors des liens du mariage, l'intéressée a le statut d'enfant naturel et qu'aucune filiation à l'égard de son père n'est établie. Il note que celui-ci n'a, de son vivant, formulé aucune demande en ce sens. A cet égard, le Gouvernement se réfère en particulier à l'arrêt Haas c. Pays-Bas (no 36983/97, CEDH 2004-I). Par conséquent, selon lui, la requérante se plaint pour l'essentiel de n'avoir pu hériter de son père alors qu'elle aurait eu cette possibilité si elle avait été un enfant légitime ou un enfant naturel reconnu.
30. Par ailleurs, le Gouvernement considère que, si l'intention principale de la requérante avait consisté à obtenir l'établissement de sa filiation paternelle, elle n'aurait pas renoncé à l'action qu'elle avait engagée en ce sens (paragraphe 7 ci-dessus).
31. La requérante plaide pour l'applicabilité de l'article 8. Elle ne combat pas vraiment l'affirmation du Gouvernement selon laquelle sa demande visait aussi bien à déterminer ses liens juridiques avec M. Y., son père présumé, qu'à être, en conséquence, reconnue comme héritière. A cet égard, elle soutient avoir toujours mené une vie familiale avec son père naturel, même si elle n'a vécu avec lui, sous le même toit, que pendant quelques années après sa naissance. Selon elle, de nombreux témoins peuvent confirmer les liens étroits qu'elle avait noués avec son père jusqu'à sa mort. Elle déclare que, se fiant à ces liens, elle n'a pas fait de demande en vue de l'établissement de sa filiation paternelle avant le décès de son père. C'est précisément pour le même motif qu'elle avait aussi renoncé à son action par le passé, laquelle était fondée sur une disposition autorisant l'inscription sans pénalités des enfants nés hors mariage. Par ailleurs, elle dit n'avoir été inscrite dans le registre d'état civil qu'en 1973, à l'âge de dix-neuf ans. Elle en déduit qu'en tout état de cause, il lui était impossible d'introduire une action en recherche de paternité dans le respect de la règle de prescription prévue à l'article 296 du code civil.
32. La Cour rappelle avoir dit à maintes reprises que les procédures ayant trait à la paternité tombent sous l'empire de l'article 8 (voir, par exemple, Rasmussen c. Danemark, arrêt du 28 novembre 1984, série A no 87, p. 13, § 33, et Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 18, § 45). La notion de « vie familiale » visée par l'article 8 ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage et peut englober d'autres « liens familiaux » de facto lorsqu'une relation a suffisamment de constance (voir, par exemple, Kroon et autres c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1994, série A no 297-C, pp. 55-56, § 30).
33. En l'espèce, la requérante prétend être une enfant née hors mariage qui cherchait, par la voie judiciaire, à établir l'identité de son géniteur. La Cour observe que l'action en constatation de paternité de la requérante visait aussi bien à déterminer ses liens juridiques avec M. Y., son père présumé, qu'à être, en conséquence, reconnue comme héritière. Cependant, cette action a été rejetée définitivement par les juridictions civiles par le jeu des délais de prescription sans que la demande de la requérante eût fait l'objet d'un examen au fond.
34. A cet égard, la Cour estime que le fait que la requérante espérait non seulement établir sa filiation paternelle mais aussi bénéficier de l'héritage de son père présumé ne saurait suffire pour justifier la privation de toute possibilité d'établir son ascendance. A cet égard, il convient de noter que, dans l'affaire Haas précitée (§ 44), Mme H. avait la possibilité de solliciter une déclaration judiciaire de paternité, indépendamment de la procédure ayant trait au droit à l'héritage. Or, dans la présente affaire, les juridictions internes ont qualifié l'action en constatation de paternité introduite par la requérante d'action en recherche de paternité et l'ont rejetée définitivement. Il ne ressort pas du dossier ou des observations du Gouvernement (voir en particulier § 25 ci-dessus) que l'intéressée disposait d'autres voies de recours pour demander l'établissement de sa filiation paternelle.
35. Par ailleurs, la Cour a souvent dit que le droit de connaître son ascendance est inclus dans le champ d'application de la notion de « vie privée », qui englobe des aspects importants de l'identité personnelle dont l'identité des géniteurs fait partie (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003-III, et Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Il n'y a aucune raison de principe de considérer la notion de « vie privée » comme excluant l'établissement d'un lien juridique ou biologique entre un enfant né hors mariage et son géniteur (voir, mutatis mutandis, Mikulić, ibidem).
36. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu'il existe en l'espèce une relation directe entre l'établissement de la filiation et la vie privée de la requérante. Il s'ensuit que les faits de la cause tombent sous l'empire de l'article 8 de la Convention.
37. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
38. Le Gouvernement, se référant aux dispositions du nouveau code civil, souligne que l'action en recherche de paternité prévue à l'article 303 du code civil a pour objectif l'établissement d'une filiation entre l'enfant et le père présumé. Elle peut être introduite par la mère ou par l'enfant dans les délais légaux. Si ces délais sont dépassés, l'enfant dispose également de la possibilité d'introduire une action en constatation de paternité. Aucun délai n'est prévu par la loi quant à l'introduction d'une telle demande. Cette action permet simplement de constater la paternité et ne crée aucun droit au profit de celui qui en fait la demande. A cet égard, selon le Gouvernement, il est normal que le tribunal de grande instance, prenant en compte le souhait de la requérante d'obtenir une part de l'héritage, ait qualifié son action de constatation de paternité en recherche de paternité, puisque seule cette dernière action est de nature à créer un droit de demander une part successorale. Les juridictions civiles ont ainsi appliqué les délais prévus à l'article 303 du code civil et débouté l'intéressée de sa demande.
39. Par ailleurs, toujours selon le Gouvernement, l'action de la requérante ayant été qualifiée de recherche de paternité, les délais de l'article 303 étaient applicables, et la requérante, n'ayant pas démontré qu'il existait des circonstances particulières justifiant l'introduction d'une telle demande plus de vingt-neuf ans après sa majorité, fut déboutée de sa demande.
40. La requérante combat les thèses du Gouvernement. Elle soutient que, même si l'on admet que son action constituait au fond une action en recherche de paternité, une dérogation à la prescription du délai d'action avait été établie par une révision législative adoptée le 1er janvier 2002. Elle est d'avis que la Cour de cassation aurait dû infirmer le jugement de première instance et appliquer d'office cette nouvelle disposition.
41. La Cour relève que la requérante a introduit une action en constatation de paternité visant à établir que M. Yavaş était son géniteur. Toutefois, compte tenu des conséquences juridiques de cette demande sur les droits successoraux, le tribunal de grande instance a qualifié cette demande d'action en recherche de paternité au sens de l'article 296 du code civil en vertu duquel l'action en recherche de paternité « doit être exercée dans l'année suivant la naissance de l'enfant » (paragraphe 19 ci-dessus). Il l'a par la suite rejetée pour non-respect de la règle de prescription, tout en notant que le droit positif n'était pas compatible avec l'établissement de paternité qui constituait un droit fondamental (paragraphe 14 ci-dessus).
42. La Cour observe que la requérante ne remet pas en cause la ratio legis des délais prévus par le code civil turc pour engager un recours en recherche de parenté, qui ont vocation à assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de la sécurité juridique (voir dans ce sens, Rasmussen précité, p. 15, § 41). Elle rappelle par ailleurs avoir toujours dit qu'en la matière les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation (voir, mutatis mutandis, Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 110, CEDH 2006-...). Sur ce point, il n'est pas par ailleurs allégué ou établi que le droit turc différait de celui de la plupart des autres États contractants.
43. La Cour relève cependant que la situation juridique de la requérante prête à confusion en droit interne. En effet, contrairement à l'argument du Gouvernement, il ressort du dossier que l'affaire de la requérante a été tranchée en application de l'article 296 de l'ancien code civil et non de l'article 303 du nouveau code civil. Alors que l'action en recherche de paternité de la requérante était pendante devant la Cour de cassation, l'article 296 du code civil, qui prévoyait un délai de prescription d'un an après la naissance de l'enfant, a été amendé. La nouvelle disposition qui régit la matière, à savoir l'article 303 du nouveau code civil, a créé une exception à la règle de prescription d'un an permettant aux justiciables d'exciper de l'existence de circonstances pouvant justifier leur retard.
44. Toutefois, l'amendement législatif n'a aucunement profité à l'intéressée (voir, l'article 13 de la loi no 4722, paragraphes 20, 21 et 23 ci-dessous) et la requérante n'a jamais eu la possibilité de faire valoir ses arguments pouvant justifier son retard et de faire examiner par un tribunal le bien-fondé de sa demande d'établissement de sa filiation avec son père présumé.
45. Or il apparaît que le seul remède de nature à permettre à la requérante de faire examiner sa demande par un tribunal était une action en recherche de paternité, au sens de l'article 303 du code civil. En effet, en raison des conséquences juridiques sur les droits successoraux, une action en constatation ne présentait pas de chances de succès (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour n'est pas convaincue par l'argument du Gouvernement (paragraphe 25 ci-dessus) selon lequel l'intéressée peut toujours engager en vertu du dernier alinéa de l'article 303 du nouveau code civil une action en recherche de paternité en invoquant des circonstances susceptibles de justifier son retard. En effet, un tel recours risquerait de se heurter au principe de l'autorité de la chose jugée (comparer avec Uçar c. Turquie (déc.), no 31333/03, 28 juin 2008).
46. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances particulières de l'espèce, le fait que la requérante n'ait pas pu bénéficier, nonobstant l'article 303 in fine du code civil, de la possibilité d'exciper de l'existence de circonstances pouvant justifier son retard dans l'introduction d'une action en recherche de paternité n'est pas compatible avec les exigences de l'article 8 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de ladite disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
47. La requérante se plaint d'un défaut d'équité de la procédure devant le tribunal de grande instance d'İzmir du fait de la qualification de son recours en action en recherche de paternité et, par conséquent, de l'application de la règle de prescription. Elle invoque à cet égard l'article 6 de la Convention.
48. Le Gouvernement combat cette thèse.
49. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit ainsi également être déclaré recevable. Cependant, eu égard au constat relatif à l'article 8 (paragraphe 46 ci-dessus), elle estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
50. La requérante se plaint également d'avoir été privée de ses droits successoraux par le rejet par les juridictions internes de sa demande tendant à l'établissement de sa filiation paternelle. Elle y voit une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
51. Le Gouvernement combat cette thèse.
52. La Cour rappelle tout d'abord que l'article 1 du Protocole no 1 « se borne à consacrer le droit de chacun au respect de « ses » biens, qu'il ne vaut par conséquent que pour des biens actuels et qu'il ne garantit pas le droit d'en acquérir par voie de succession ab intestat ou de libéralités » (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 23, § 50). A cet égard, elle rappelle avoir conclu en l'espèce à la violation de l'article 8 du fait que le rejet de la demande de la requérante l'a privée de toute possibilité de connaître son ascendance. Cependant, elle ne saurait spéculer sur l'issue qu'aurait connue la demande si elle avait été examinée au fond.
53. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. La requérante réclame pour dommage matériel 100 000 000 livres turques (TRY) (soit environ 47 620 000 euros (EUR)), somme réservée, selon elle, dans l'attente du règlement de l'action en constatation de paternité (paragraphe 10 ci-dessus). Elle demande la même somme pour dommage moral.
56. Le Gouvernement estime que ces prétentions sont exagérées.
57. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l'article 8 en raison du fait que, nonobstant l'article 303 in fine du code civil, la requérante n'a pas pu bénéficier de la possibilité d'exciper de l'existence de circonstances pouvant justifier son retard dans l'introduction d'une action en recherche de paternité. Certes, elle ne saurait spéculer sur l'issue de la demande si elle avait été examinée au fond. A cet égard, pour la Cour, le redressement le plus approprié en l'espèce serait de permettre à la requérante de bénéficier de ladite possibilité.
58. S'agissant du montant réclamé par la requérante à titre de dommage matériel, la Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande. Pour ce qui est du préjudice moral allégué, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation fournit en soi à la requérante une réparation équitable suffisante.
B. Frais et dépens
59. La requérante demande 250 000 TRY (soit environ 119 000 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Elle ne fournit aucun justificatif.
60. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
61. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, la requérante n'ayant fourni aucun justificatif pour étayer sa demande, la Cour rejette celle-ci.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, par 6 voix contre 1, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 6 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par 5 voix contre 2, qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit, par 5 voix contre 2, qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 6 de la Convention ;
4. Dit, par 5 voix contre 2, que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Sajó.
F.T.
F.E.P.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
Je regrette de ne pouvoir partager l'avis de la majorité de la Cour en l'espèce car d'après moi la cause aurait dû être déclarée irrecevable. Les faits en sont pour l'essentiel identiques à ceux de l'affaire Haas c. Pays-Bas (no 36983/97, CEDH 2004-I). La requérante en l'espèce commença par former une action en pétition d'hérédité. Afin de satisfaire une condition préalable à une éventuelle reconnaissance de sa qualité supposée d'héritière, elle intenta ensuite une action en constatation de paternité. Son but affirmé était d'obtenir la sanction de son droit au respect de sa vie familiale. Pour ma part, je ne vois pas comment ce droit pourrait avoir été affecté consécutivement au décès de H. Y., son père allégué. L'arrêt de la Cour se réfère au droit de chacun à connaître sa filiation, élément constitutif de l'identité personnelle, laquelle relève elle-même de la sphère de la vie privée. Toutefois, ainsi que la Cour l'a déclaré dans l'affaire Haas (paragraphe 43), une action à visée successorale ne relève pas de la vie privée envisagée en termes d'identité personnelle. Contrairement à l'affaire Odièvre c. France, où le requérant souhaitait savoir qui était sa mère, la requérante en l'espèce affirme qu'elle connaissait son père.
Même si Mme T. devait être considérée comme ayant cherché, au travers de son action, à découvrir ses origines biologiques, supposition que j'estime ne pas être corroborée par les éléments du dossier, il n'appartient pas à la Cour d'interpréter le droit turc et d'agir comme une juridiction de quatrième instance. De surcroît, un requérant doit épuiser les voies de recours internes. Le tribunal de grande instance saisi en l'espèce souligna à cet égard dans sa décision du 16 octobre 2001 que la partie demanderesse n'avait pas perdu le droit d'obtenir la reconnaissance de sa filiation paternelle. La question de l'incidence éventuelle sur son droit à hériter relève d'une problématique différente et non pertinente en l'espèce, l'article 8 de la Convention ne garantissant pas un droit à hériter.