Conclusion Violation de P1-1
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ŢURCANU c. ROUMANIE
(Requête no 4520/08)
ARRÊT
STRASBOURG
30 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ţurcanu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Ann Power, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 4520/08) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme G. Ţ. (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 janvier 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 9 septembre 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1953 et réside à Valea Lupului.
5. En vertu d'un décret d'expropriation du 22 août 1981, l'Etat s'appropria un bien immobilier composé d'une maison et du terrain y afférent, d'une supérficie de 680 m2, situé à Iaşi, au no 14 de la rue Carpaţi (« l'immeuble »), qui était la propriété des grands-parents de la requérante. Une indemnité fut versée aux propriétaires à la suite de l'expropriation.
6. Par une demande du 8 novembre 2001, fondée sur la loi no 10/2001, la requérante et ses quatre frères, en qualité des héritiers des anciens propriétaires de l'immeuble, demandèrent aux autorités locales la restitution dudit immeuble ou l'octroi d'une indemnisation.
7. Par une décision du 6 avril 2005, la mairie de Iaşi (« la mairie ») refusa la restitution en nature de l'immeuble mais constata le droit de la requérante et de ses frères (« les héritiers ») de se voir octroyer
une indemnisation pour la maison, à présent démolie, et le terrain y afférent, dont la superficie fut estimée par ladite autorité publique à 340 m2.
8. Par un arrêt du 13 octobre 2006, devenu définitif à la suite d'un arrêt du 23 mars 2007 de la Haute Cour de cassation et justice, la cour d'appel d'Iaşi fit droit à l'action en annulation de la décision du 6 avril 2005 introduite par les héritiers à l'encontre de la mairie et ordonna à cette dernière d'émettre une nouvelle décision d'octroi des dédommagements en prenant en compte la superficie totale du terrain en cause, à savoir 680 m2.
9. Par une décision du 28 novembre 2007, complétée le 7 juillet 2008, la mairie constata le droit des héritiers, par parts égales, de se voir octroyer une indemnisation à titre de réparation pour la maison démolie et le terrain de 680 m2 en vertu des lois nos 10/2001 et 247/2005, sans toutefois en fixer le montant. La mairie précisa que la valeur de l'indemnité perçue par les anciens propriétaires au moment de l'expropriation devait être déduite du montant final de l'indemnisation. Cette décision, communiquée aux héritiers, aux autorités locales et à la Commission centrale des dédommagements (« la Commission centrale »), était susceptible de recours devant le tribunal départemental d'Iaşi dans un délai de trente jours. Aucun recours ne fut formé contre cette décision.
10. A ce jour, la requérante n'a toujours pas touché d'indemnité pour l'immeuble en question.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. L'essentiel des dispositions légales et de la jurisprudence interne pertinentes, y compris des extraits des lois nos 10/2001 et 247/2005 et de l'ordonnance d'urgence du gouvernement no 81/2007 (OUG no 81/2007) concernant le système d'indemnisation pour les immeubles nationalisés, sont décrites dans les arrêts Tudor c. Roumanie (no 29035/05, §§ 15-20, 17 janvier 2008) et Viaşu c. Roumanie (no 75951/01, §§ 38-49, 9 décembre 2008). Les textes pertinents du Conseil de l'Europe, à savoir la Résolution Res(2004)3 relative aux arrêts révélant un problème structurel sous-jacent et la Recommandation Rec(2004)6 sur l'amélioration des recours internes, adoptées par le Comité des Ministres, sont également citées dans l'arrêt Viaşu susmentionné (§§ 50-51).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
12. La requérante allègue que l'impossibilité de toucher l'indemnité pour le bien nationalisé conformément aux dispositions internes pertinentes et à la décision de la mairie d'Iaşi du 28 novembre 2007 porte atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que prévu par l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
13. Le Gouvernement soulève une exception d'incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention. Il estime que la requérante ne dispose pas d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où la décision du 28 novembre 2007 de la mairie d'Iaşi ne fixe pas le montant de l'indemnisation et qu'aucune décision de justice définitive ne lui a reconnu le droit de se voir octroyer une indemnisation d'un montant déterminé. Il estime, dès lors, qu'à la différence des affaires Broniowski c. Pologne [GC] (no 31443/96, CEDH 2004-V) et Matache et autres c. Roumanie (no 38113/02, 19 octobre 2006), la requérante ne dispose pas d'une créance établie et exigible.
14. La Cour observe que, par décision du 28 novembre 2007, la mairie d'Iaşi a reconnu à la requérante le droit d'être indemnisée pour l'immeuble en question, en proposant l'octroi d'une indemnisation à l'intéressée et à ses frères conformément aux lois nos 10/2001 et 247/2005. Cette décision, susceptible de recours devant les juridictions internes, n'a été contestée dans le délai légal ni par les héritiers, ni par les autorités. Dès lors, au vu de la jurisprudence de la Cour et du droit interne pertinent, il convient de conclure que, nonobstant le défaut des autorités de fixer jusqu'à présent le montant précis de l'indemnisation due, la requérante est le bénéficiaire d'un droit à réparation qui représente un « intérêt patrimonial » suffisamment établi en droit interne, certain, non révocable et exigible, pour relever de la notion de « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Viaşu, précité, § 59, et, mutatis mutandis, Ramadhi et 5 autres c. Albanie, no 38222/02, § 71, 13 novembre 2007).
15. Il y a donc lieu de rejeter l'exception du Gouvernement. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
16. Le Gouvernement observe que la requérante a fait usage de la possibilité de s'adresser aux autorités administratives afin de se voir accorder une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001, telle que modifiée par la loi no 247/2005. Selon le Gouvernement, le mécanisme mis en place par cette dernière loi et portant sur la création du fonds Proprietatea est de nature à offrir aux ayants droit une indemnisation correspondant aux exigences de la jurisprudence de la Cour. Selon les dernières modifications de la loi no 247/2005, une partie de l'indemnisation en cause pourrait être versée en liquide à l'intéressé et des progrès ont été réalisés pour que le fonds Proprietatea devienne fonctionnel.
17. La requérante conteste cette thèse.
18. La Cour renvoie à la jurisprudence citée dans l'affaire Viaşu, précitée, concernant les obligations, sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1, qui sont à la charge de l'Etat qui a adopté une législation prévoyant la restitution ou l'indemnisation pour les biens confisqués en vertu d'un régime antérieur (Viaşu, précité, § 58).
19. La Cour rappelle que la non-exécution d'une décision reconnaissant un droit de propriété constitue une ingérence au sens de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1. En l'espèce, comme dans les affaires susmentionnées, l'ingérence litigieuse consiste dans la carence des autorités compétentes à rendre effectif le droit qu'elles ont reconnu à la requérante par la décision précitée, en fixant le montant de l'indemnité due et en la payant à l'intéressée (Viaşu, précité, §§ 60 et 66).
20. La Cour a déjà traité d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 (Viaşu, précité, §§ 62-73, et Ramadhi et 5 autres, précité, §§ 78-84). Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener dans le cas présent à une conclusion différente de celle à laquelle elle a abouti dans les affaires précitées. S'agissant de l'examen du juste équilibre à ménager entre les intérêts en cause et, partant, du délai nécessaire aux autorités afin de payer à la requérante l'indemnité à laquelle elle a droit, tout en prenant en compte la marge d'appréciation de l'Etat en matière d'adoption et d'application de mesures de réparation, la Cour observe que plus de deux ans se sont déjà écoulés depuis la décision de l'administration reconnaissant le droit de la requérante à une indemnisation, sans qu'elle l'ait perçue.
21. Tout en prenant note avec satisfaction de l'évolution récente qui semble s'amorcer en pratique au regard du mécanisme de paiement prévu par la loi no 247/2005 modifiée par l'OUG no 81/2007, la Cour observe qu'à ce jour, le Gouvernement n'a pas démontré que le système d'indemnisation mis en place par la loi précitée, y compris le fonds Proprietatea, permettrait aux ayants droit, et en particulier à la requérante, de toucher, selon une procédure et un calendrier prévisibles, les indemnités auxquelles ils ont droit.
22. Partant, la Cour estime que la carence des autorités à traiter le dossier de la requérante et à exécuter la décision de la mairie d'Iaşi en calculant et en payant l'indemnité due a maintenu la requérante dans un état d'incertitude juridique quant à la réalisation effective de ses droits et lui a fait subir une charge excessive (voir, mutatis mutandis, Viaşu, précité, §§ 69-70).
Partant, il y a violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
23. L'article 46 de la Convention dispose :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
24. La conclusion de violation de l'article 1 du Protocole no 1 révèle un problème à grande échelle résultant de la défectuosité de la législation sur la restitution des immeubles nationalisés qui ont été vendus par l'Etat à des tiers. Dès lors, la Cour estime que l'Etat doit aménager dans les plus brefs délais la procédure mise en place par les lois de réparation (actuellement les lois nos 10/2001 et 247/2005) de sorte qu'elle devienne réellement cohérente, accessible, rapide et prévisible (voir, les arrêts Viaşu, précité; Katz c. Roumanie, no 29739/03, §§ 30-37, 20 janvier 2009, et Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, §§ 48-54, 13 janvier 2009).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
26. La requérante réclame la somme de 219 632 nouveaux lei roumains (RON), soit environ 50 872 euros (EUR), au titre du préjudice matériel qu'elle aurait subi, représentant la valeur du terrain et de la maison démolie, conformément à un rapport d'expertise établi le 29 octobre 2004. S'agissant du dommage moral, l'intéressée demande une somme de 5 000 EUR.
27. Le Gouvernement observe à titre liminaire que la décision de la mairie concerne tous les héritiers à parts égales et que, par conséquent, la requérante ne saurait prétendre qu'à un cinquième de la valeur de l'immeuble. Il estime également que l'indemnité déjà perçue au moment de l'expropriation devait être déduite du montant total et, selon ses propres calculs et s'appuyant sur les conclusions du rapport d'expertise susmentionné, le Gouvernement estime que la valeur de l'immeuble s'élève à 189 086 RON, soit environ 45 236 EUR, dont la requérante pourrait prétendre à 9 047 EUR. Pour ce qui est de la somme demandée pour dommage moral, il renvoie à la jurisprudence pertinente de la Cour et estime que le constat éventuel d'une violation constituerait une satisfaction équitable pour le préjudice moral allégué.
28. En l'espèce, la Cour rappelle qu'elle a constaté qu'il y avait eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de la carence des autorités à exécuter les décisions de la mairie d'Iaşi en calculant et en payant les indemnités dues à l'intéressée. Compte tenu de la nature de la violation constatée, la Cour considère que la requérante a subi un préjudice matériel et moral qui n'est pas suffisamment compensé par un constat de violation.
29. La Cour estime que le paiement de l'indemnisation validée par la décision du 28 novembre 2007 et fixée conformément aux critères établis par la législation roumaine (Viaşu, précité, § 38), serait de nature à placer la requérante, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues.
30. Toutefois, compte tenu des constatations du présent arrêt dont il ressort que le système actuel de restitution n'est pas encore efficace, la Cour estime qu'elle n'a pas d'autre option que d'allouer à la requérante la somme qui, selon elle, constituerait un règlement définitif et complet du présent litige patrimonial (Viaşu, précité, § 89).
31. En l'espèce, la Cour estime, avec le Gouvernement, que la requérante ne saurait prétendre qu'à un cinquième de la valeur estimée de l'immeuble, compte tenu de ce que la décision de la mairie vise tous les héritiers à parts égales, et qu'il convient de déduire du montant total l'indemnité perçue au moment de l'expropriation. Par ailleurs, la Cour estime que la situation litigieuse a dû provoquer chez l'intéressée un état d'incertitude et des désagréments qui justifient l'octroi d'une somme au titre du dommage moral. Compte tenu de ces éléments, la Cour, statuant en équité, alloue à la requérante, pour tous chefs de préjudice confondus, la somme de 12 000 EUR.
B. Frais et dépens
32. La requérante demande également 850 RON, soit environ 203 EUR, pour les frais et dépens engagés devant la Cour, représentant notamment des honoraires d'avocat. Elle fournit à ce titre deux quittances attestant le paiement de ladite somme.
33. Le Gouvernement observe que la requérante n'a pas fourni le contrat d'assistance juridique conclu avec l'avocat ni un justificatif des heures de travail effectuées par ce dernier et prie la Cour de ne rien allouer à ce titre.
34. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 200 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
35. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour tous chefs de préjudice confondus ;
ii. 200 EUR (deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Josep Casadevall
Greffier adjoint Président