Conclusion Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE TOMESCU c. ROUMANIE
(Requête no 35999/07)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tomescu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35999/07) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissant de cet Etat, Mme P. T. (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 août 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horatiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 septembre 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1933 et réside à Piteşti.
5. Par une décision no 92/1995, la commission départementale d'Argeş d'application de la loi no 18/1991 sur le domaine foncier (« la loi no 18/1991 ») ordonna la reconstitution du droit de propriété de la mère de la requérante, P.E., dont l'intéressée était la seule héritière après son décès, sur un terrain totalisant 1,29 ha. Ce terrain correspondait aux cinq parcelles dont l'emplacement dans le périmètre du village de Călineşti avait été reconnu par un certificat de 1991 qui avait fait état de leur confiscation par les autorités dans les années 1960.
6. Au cours de l'année 2003, la commission locale fit des démarches pour mettre la requérante en possession d'un terrain de 1,29 ha sur un autre emplacement, ce que l'intéressée refusa.
7. Par un arrêt définitif du 17 octobre 2005, la cour d'appel de Piteşti fit droit à l'action de la requérante contre la commission locale de Călineşti d'application de la loi no 18/1991 (« la commission locale ») et ordonna la mise en possession de l'intéressée du terrain de 1,29 ha précité sur l'ancien emplacement et la constitution du dossier nécessaire pour la délivrance du titre de propriété sur ce terrain. Pour juger ainsi, tout en prenant acte des conclusions d'un rapport d'expertise selon lequel quatre des cinq parcelles en cause avait été attribuées par la commission locale à des tiers, la cour d'appel releva qu'en 1995 les parcelles en question étaient libres et qu'elles auraient dû être restituées à la requérante, les titres des tiers ayant été émis après 1995. Estimant que, dans ces circonstances, la requérante ne pouvait être obligée à se voir attribuer un terrain dans d'autres emplacements, la cour d'appel jugea que la commission locale n'avait pas fourni des motifs pertinents pour justifier le défaut de mise en possession de la requérante sur l'ancien emplacement.
8. La requérante fit plusieurs démarches pour l'exécution conforme de l'arrêt du 17 octobre 2005 précité, sans succès, eu égard notamment au fait que la plupart des parcelles en question avaient été attribuées par la commission locale à des tiers. A cet égard, dans une lettre du 7 août 2007, la commission locale confirma, au sujet des deux parcelles totalisant 0,50 ha du terrain en cause, qu'elles avaient été attribuées à des tiers et qu'une commission de médiation devait trouver une solution appropriée pour l'exécution de l'arrêt du 17 octobre 2005. Par ailleurs, dans une lettre du 25 septembre 2007, la mairie de Călineşti communiqua à l'intéressée – qui avait refusé la mise en possession sur d'autres emplacements – qu'elle n'était pas compétente pour engager des procédures en annulation des titres des tiers sur les parcelles litigieuses, mais qu'elle restait ouverte pour trouver une autre solution pour exécuter l'arrêt définitif.
9. Le 24 novembre 2008, la commission locale et T.I., le représentant de la requérante, fixèrent un rendez-vous pour le 4 décembre 2008 pour mesurer les parcelles mentionnées dans l'expertise judiciaire précitée et mettre en possession la requérante ; le 26 novembre 2008, la commission locale en informa le Gouvernement. Le 4 décembre 2008, prenant note de l'absence non-justifiée de T.I., la commission locale dressa un procès-verbal de mise en possession de la requérante des cinq parcelles totalisant 1,29 ha, sur l'ancien emplacement, conformément à l'expertise judiciaire et à l'arrêt définitif du 17 octobre 2005. Le procès-verbal fut signé par des témoins et fut envoyé à l'intéressée le 21 janvier 2009. Selon les renseignements fournis par la commission locale, la requérante ne se présenta pas ultérieurement à la mairie pour signer le procès-verbal.
10. Selon la requérante, T.I. aurait informé la mairie de l'impossibilité, pour cause de maladie, de se présenter le 4 décembre 2008. En tout état de cause, essayant ultérieurement de prendre possession de deux des
cinq parcelles totalisant 1,29 ha mentionnées dans le procès-verbal du 4 décembre 2008, la requérante aurait été empêchée par les
tiers propriétaires desdites parcelles. Elle abandonna les démarches en ce sens.
11. Le 3 novembre 2009, la commission locale envoya aux autorités compétentes le dossier comprenant les documents nécessaires pour la délivrance du titre de propriété de la requérante sur le terrain de 1,29 ha.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
12. La requérante allègue avoir subi une atteinte à son droit d'accès Ã
un tribunal et à son droit au respect de ses biens en raison du défaut d'exécution par les autorités de l'arrêt du 17 octobre 2005. Elle invoque en substance les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil... »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
13. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
14. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
15. Le Gouvernement considère que les autorités ont accompli leur obligation d'exécuter l'arrêt du 17 octobre 2005, malgré le fait qu'environ 0,79 ha du terrain de 1,29 ha avaient été attribué à des tiers, tel que
l'avait d'ailleurs constaté l'expertise judiciaire. A ce titre, la
commission locale a présenté à l'intéressée plusieurs offres de terrains et, le 4 décembre 2008, après avoir informé le représentant de la requérante, a dressé un procès-verbal de mise en possession sur l'ancien emplacement conformément à l'arrêt susmentionné. Le procès-verbal fut communiqué à la requérante le 21 janvier 2009.
16. La requérante conteste les arguments du Gouvernement. Elle soutient que la mise en possession effectuée le 4 décembre 2008 n'a pas été effective, puisqu'elle n'a respecté que formellement l'arrêt du 17 octobre 2005, dans la mesure où des tiers ont continué de bénéficier de la possession et des titres de propriété sur lesdites parcelles.
17. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le défaut des autorités, sans justification pertinente, d'exécuter une décision définitive rendue à leur encontre au sujet d'un « bien » porte atteinte au droit d'accès à un tribunal et au droit au respect des biens du titulaire du droit en cause (voir, parmi d'autres, Pintilie c. Roumanie, no 30680/03, § 36, 9 décembre 2008, et Taculescu c. Roumanie, no 16947/03, 1er avril 2008). Par ailleurs, elle réitère que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32). Après avoir examiné les faits pertinents, elle estime qu'il n'y a pas lieu de distinguer la présente affaire de celles susmentionnées.
18. La Cour observe que, par un arrêt définitive du 17 octobre 2005, la cour d'appel de Piteşti a ordonné à la commission locale de mettre en possession la requérante d'un terrain de 1,29 ha sur l'ancien emplacement, constatant que des tiers se sont vu attribuer la majeure partie desdites parcelles à une époque où la requérante aurait dû être déjà mise en possession. Certes, par un procès-verbal dressé le 4 décembre 2008 la commission locale a mis la requérante en possession des parcelles totalisant 1,29 ha sur l'ancien emplacement. Toutefois, s'agissant des parcelles en question qui avaient été déjà attribuées par les autorités à des tiers, la Cour ne saurait accepter qu'il s'agit d'une exécution effective et intégrale de l'arrêt précité. A ce titre, elle observe qu'il ressort des documents versés au dossier par les parties, qu'environ 0,79 ha du terrain litigieux étaient déjà attribués à des tiers (voir, mutatis mutandis, Ioan et Ioachimescu c. Roumanie, no 18013/03, §§ 31-35, 12 octobre 2006).
19. Il s'ensuit que, à défaut de procéder à la mise en possession effective de la requérante sur les parcelles sises sur l'ancien emplacement et qui sont, à présent, attribuées à des tiers, ou - le cas échéant - de lui offrir des dédommagements correspondant à leur valeur, les autorités ont porté atteinte aux droits de l'intéressée d'accès à un tribunal et du respect de ses biens.
20. Il y a donc violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
22. La requérante demande principalement la restitution du terrain de 1,29 ha sis sur l'ancien emplacement, conformément à l'arrêt du 17 octobre 2005. Par ailleurs, au titre des préjudices matériel et moral confondus et faisant référence au défaut de jouissance des parcelles de terrain, elle demande un montant global de 15 000 euros (EUR).
23. Le Gouvernement considère que le 4 décembre 2008 la commission locale a mis la requérante en possession du terrain de 1,29 ha. En subsidiaire, il précise que, selon les renseignements fournis en décembre 2008 par la chambre des notaires publiques de Piteşti, la valeur des terrains pertinents dans le village de Călineşti est d'environ 4,3 EUR/m2. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, il sollicite le rejet de la demande au titre du défaut de jouissance, qui n'est accompagnée d'aucun justificatif. Enfin, s'agissant du dommage moral, il estime que l'arrêt de la Cour pourrait constituer, par lui-même, une réparation suffisante du préjudice allégué et qu'en tout état de cause, la somme sollicitée est excessive.
24. La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans le constat de violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 eu égard au défaut des autorités d'exécuter intégralement l'arrêt précité et de mettre l'intéressée en possession de manière effective sur les parcelles sises sur l'ancien emplacement, mais attribuées auparavant à des tiers. S'agissant de la demande relative au défaut de jouissance, en l'absence de tout justificatif pertinent, la Cour ne saurait spéculer sur le montant du préjudice effectivement subi par la requérante à ce titre et considère qu'il y a lieu de rejeter cette demande (voir, mutatis mutandis, Constantin Popescu c. Roumanie, no 5571/04, § 45, 30 septembre 2008, et Dragne c. Roumanie (satisfaction équitable), no 78047/01, § 18, 16 novembre 2006). En revanche, pour ce qui est du défaut d'exécution précité, la Cour estime, eu égard à la demande de la requérante, que la mise en possession effective de cette dernière des parcelles attribuées à des tiers du terrain de 1,29 ha placerait l'intéressée, autant que possible, dans une situation équivalente à celle où elle se trouverait si les exigences des articles susmentionnés n'avaient pas été méconnues.
25. La Cour décide que, dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, à défaut pour l'Etat défendeur d'avoir procédé à la mise en possession effective, le Gouvernement devra verser à la requérante, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur des parcelles en cause. Compte tenu des renseignements fournis par les parties, la Cour estime qu'il convient d'allouer à la requérante 35 000 EUR pour dommage matériel.
26. De plus, la Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral du fait de l'impossibilité prolongée de voir exécuter de manière intégrale et effective l'arrêt du 17 octobre 2005 rendu en sa faveur et que ce préjudice n'est pas suffisamment compensé par le constat de violation. Dans ces circonstances, eu égard à l'ensemble des éléments en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41, la Cour alloue à la requérante 4 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
27. La requérante n'a pas demandé, dans le délai imparti par la Cour, le remboursement d'une somme au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
28. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit procéder à la mise en possession effective de la requérante des parcelles attribuées à des tiers du terrain de 1,29 ha sur l'ancien emplacement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;
b) qu'à défaut d'avoir accompli cette opération, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 35 000 EUR (trente-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
c) qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans le délai susmentionné, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
d) que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
e) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président