DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SERPÄ°L KAYA ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 21313/05)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Serpil Kaya et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė Jo�ienė,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21313/05) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, Mme S. K., M. M. O. K., Mme M.K. et Mme F. K. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 mai 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me A. Ö., avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 22 octobre 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants Mme S. K., M. M. O. K., Mme M. K. et Mme F. K.sont nés respectivement en 1949, 1957, 1341 (année de l'Hégire) et 1956 et résident à Izmir.
5. Le 19 décembre 1928, le grand-père des requérants acheta au Trésor public un terrain d'une superficie de 58 760 m2, sis au lieu-dit Orguca/Germiyan.
6. Le 21 août 1970, le terrain litigieux fut inscrit au registre foncier au nom du père des requérants.
7. En 1980, les requérants héritèrent de ce terrain à la suite du décès de leur père.
8. Le 13 janvier 2000, l'administration des forêts (« l'administration ») introduisit devant le tribunal de grande instance de Çeşme (« le tribunal ») une action en annulation du titre de propriété des requérants, au motif que le terrain litigieux ne pouvait pas faire l'objet d'une propriété privée, dans la mesure où il était situé dans une zone forestière protégée.
9. Le 11 avril 2000, les requérants saisirent le même tribunal d'un recours en contestation de la délimitation du terrain (« sınırlamaya itiraz davası »). Ils demandèrent que des expertises soient effectuées en vue de contrôler la pertinence de la décision de classement de leur terrain dans la « forêt domaniale ».
10. Le tribunal joignit les deux affaires.
11. A l'audience du 2 février 2001, le tribunal entendit l'un des six témoins proposés par les requérants.
12. Par un jugement du 11 juin 2003, le tribunal annula le titre de propriété des requérants et ordonna l'inscription du bien litigieux au nom du Trésor public au motif qu'une partie du terrain (31 502 m2) avoisinait la forêt et possédait une flore typique du milieu forestier reconnue en 1999, année où il avait été procédé à des travaux de cadastre et à la délimitation du terrain. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal se fonda sur les rapports d'expertise, les visites des lieux, les photographies et les cartes topographiques de la région établies au cours de la procédure.
13. Le 12 octobre 2004, la Cour de cassation confirma le jugement de la première instance.
14. Le 24 février 2005, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification introduit par les requérants.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Le droit et la pratique internes pertinents concernant l'annulation des titres de propriété privée et le transfert au Trésor public des biens faisant partie du domaine forestier public sont décrits dans l'arrêt Turgut et autres c. Turquie, (no 1411/03, §§ 41-67, 8 juillet 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
16. Les requérants allèguent que l'annulation de leur titre de propriété et la réinscription du terrain en cause au nom du Trésor public, sans versement d'une indemnité, constituent une atteinte à leur droit au respect de leurs biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
17. Sur la recevabilité, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes. Il estime en effet que ceux-ci auraient pu obtenir réparation en se fondant sur l'article 1007 du code civil selon lequel l'Etat est responsable de tout dommage résultant de la tenue des registres fonciers. A cet égard, le Gouvernement se réfère à la jurisprudence nationale, notamment en matière de la responsabilité objective de l'Etat pour la tenue des registres fonciers.
18. La Cour rappelle qu'elle a déjà écarté des exceptions semblables soulevées par le Gouvernement défendeur (voir, notamment, Köktepe c. Turquie, no 35785/03, § 76, 22 juillet 2008; Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, no 45651/04, §§ 29-33, 10 mars 2009; Ardıçoğlu c. Turquie, 23249/04, § 29, 2 décembre 2008 ; Berber c. Turquie, no 20606/04, § 17, 13 janvier 2009). Rien ne permettant de s'écarter de cette jurisprudence, elle rejette l'exception du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours interne.
19. La Cour constate par ailleurs que ce grief ne se heurte à aucun des autres motifs d'irrecevabilité inscrits à l'article 35 § 3 de la Convention. Il convient donc de le déclarer recevable.
20. Sur le fond, la Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques à celui présenté par les requérants et avoir conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de l'absence d'indemnisation pour le transfert de propriété du bien des requérants au Trésor public (Turgut et autres, précité, §§ 86-93 ; Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş., précité, §§ 40-45; Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, §§ 34-41, 10 mars 2009 ; Nural Vural c. Turquie, no 16009/04, §§ 29-34, 10 mars 2009). Après avoir examiné la présente affaire, elle considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce.
21. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
22. Les requérants dénoncent une violation de l'article 6 § 1 de la Convention dans la mesure où le tribunal de grande instance n'a pas entendu tous leurs témoins et a annulé leur titre de propriété sans tenir compte du fait que le terrain litigieux avait été acheté au Trésor public.
23. Le Gouvernement conteste cette thèse.
24. La Cour rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne et qu'en principe, il revient aux juridictions nationales d'apprécier les éléments recueillis par elles. La tâche assignée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 63, CEDH 2001-VIII). Or, au vu des éléments du dossier, tel apparaît être le cas en l'espèce. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être déclarée irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Au titre de l'article 41 de la Convention, les requérants n'ont présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente