TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SERBAN c. ROUMANIE
(Requête no 3729/03)
ARRÊT
STRASBOURG
19 janvier 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Serban c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 3729/03) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. P. S. (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 novembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que l'annulation d'un arrêt définitif prononcé en sa faveur a porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques et au droit au respect des biens.
4. Le 28 août 2008, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1950 et réside à Bucarest.
6. Le 11 novembre 1995, le requérant obtint une décision définitive de justice ordonnant aux autorités administratives de Bucarest à conclure un bail en sa faveur ayant pour objet un appartement sis à Bucarest, au troisième étage de l'immeuble no 12, rue Decebal. Le 7 octobre 1996, l'Etat conclut un bail avec le requérant.
7. En 1997, les époux O. assignèrent en justice le requérant afin d'obtenir son expulsion, en raison d'un contrat de vente qu'ils auraient conclu en 1996 avec les époux T. Ces derniers avaient signé, en 1994, un contrat d'achat du même bien avec l'Etat.
8. Le requérant déposa une demande reconventionnelle sollicitant l'annulation des deux contrats de vente, en raison de l'illégalité des deux actes juridiques.
9. Par un jugement du 5 mars 1999, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta l'action des tiers comme mal fondée et fit droit à la demande reconventionnelle du requérant, annulant les deux contrats de vente. Ce jugement était motivé par l'illégalité de la vente du bien par l'Etat en faveur des époux T, ainsi que de la vente du même bien par ces derniers en faveur des époux O. Le tribunal jugea que le requérant avait habité ledit appartement depuis 1991 en tant que locataire à l'Etat jusqu'en 1996 et qu'il avait le droit d'acheter l'appartement et non les époux T. Le tribunal ordonna également l'expulsion des époux O. dudit appartement.
10. Ce jugement fut confirmé sur appel, le 13 septembre 2000, par le tribunal départemental de Bucarest et sur recours, le 31 janvier 2001, par la cour d'appel de Bucarest. Les deux juridictions estimèrent que les époux T. ne remplissaient les conditions imposées par les lois internes pour acheter le bien à l'État.
11. A une date non-précisée, sur demande des époux O., le procureur général forma devant la Cour suprême de justice un pourvoi en annulation contre les deux arrêts susmentionnés. Il allégua que le requérant avait conclu le bail le 7 octobre 1996, soit à une date ultérieure à la vente, le 11 avril 1996, conclue en faveur des époux T. et que ce bail était nul.
12. Par un arrêt du 20 juin 2002, le Cour suprême accueillit le pourvoi en annulation, infirma les arrêts des 13 septembre 2000 et 31 janvier 2001 et, sur le fond, accueillit l'action des époux O et ordonna l'annulation du bail conclu le 7 octobre 1996 entre le requérant et l'Etat. La juridiction suprême jugea que les contrats de vente conclus en 1994 entre les époux T. et l'État, ainsi qu'en 1996 entre les époux T. et les époux O. était légaux et que le requérant n'avait qu'une créance qui n'était pas opposable aux acquéreurs du bien.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
13. Les dispositions légales et la jurisprudence internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-44, CEDH 1999-VII) et SC Maşinexportimport Industrial Group SA c. Roumanie (no 22687/03, 1er décembre 2005, § 22).
14. Par un règlement d'urgence (ordonanţa de urgenţă) du Gouvernement, no 58 du 25 juin 2003, publié au Journal Officiel no 460 du 28 juin 2003, les articles 330-3304 du Code de procédure civile régissant le pourvoi en annulation ont été abrogés. En vertu des dispositions transitoires, les décisions de justice rendues jusqu'à la date de l'entrée en vigueur du règlement étaient soumises aux voies de recours existant à la date à laquelle les décisions avaient été rendues.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
15. Le requérant se plaint de ce que l'annulation de l'arrêt définitif de la cour d'appel de Bucarest du 31 janvier 2001 par l'arrêt du 20 juin 2002 de la Haute Cour de cassation et de justice a porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
16. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
17. Renvoyant à l'affaire Masinimportexport, le Gouvernement concède que, selon la jurisprudence constante de la Cour, l'accueil d'une voie extraordinaire de recours qui remet en cause un arrêt définitif par une procédure de supervision est jugé comme une méconnaissance du principe de la sécurité des rapports juridiques (SC Maşinexportimport Industrial Group SA, précité, § 36).
18. Toutefois, le Gouvernement souligne qu'actuellement, le procureur général n'a plus la possibilité de vérifier la légalité d'un arrêt définitif par le biais d'un recours en annulation.
19. Enfin, le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour en ce qui concerne le bien fondé du grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention.
20. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et maintient que l'annulation de l'arrêt définitif du 22 juin 2002 a porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.
21. La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celle-ci, dans lesquelles elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la remise en cause, à la suite d'un recours en annulation formé par le procureur général, de la solution donnée de manière définitive à un litige (voir, entre autres, Brumărescu, précité, §§ 61-65, SC Maşinexportimport Industrial Group SA, précité, § 32, et SC Editura Orizonturi S.R.L. c. Roumanie, no 15872/03, §§ 59-63, 13 mai 2008).
22. Ayant examiné la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n'a fourni aucun argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. Dès lors, la Cour estime qu'en appliquant de la sorte les dispositions de l'article 330 du Code de procédure civile régissant le recours en annulation, tel que rédigé à l'époque des faits, la Haute Cour de cassation et de justice a méconnu par sa décision du 20 juin 2002 le principe de la sécurité des rapports juridiques et par là , le droit du requérant à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
23. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 sur ce point.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
24. Le requérant se plaint de ce que l'arrêt du 20 juin 2002 de la Haute Cour de cassation et justice a eu pour effet de porter atteinte à son droit au respect de ses biens, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
25. Le Gouvernement soutient que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention au motif qu'un bail d'habitation ne fait pas de son titulaire le propriétaire d'un « bien » protégé par l'article susmentionné. Dès lors, le Gouvernement affirme que le requérant n'était titulaire ni d'un bien ni d'une créance envers l'Etat, en vertu de laquelle il aurait pu prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété.
26. Le requérant s'oppose aux arguments du Gouvernement.
27. La Cour rappelle que le droit à un bail, reconnu par une décision de justice définitive, représente une créance suffisamment établie pour constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. (Licu c. Roumanie, no 35077/02, §§ 36-37, 4 mars 2008).
28. En l'espèce, la Cour note que par le jugement définitif du 11 novembre 1995 le tribunal de première instance de Bucarest a ordonné aux autorités administratives de conclure un bail avec le requérant, ce qui a été fait le 7 octobre 1996. Ce bail constituait donc une créance en vertu de laquelle le requérant pouvait prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de nature patrimoniale, qui relève de la notion de « biens » contenue à l'article 1 du Protocole no 1.
29. Il s'ensuit que l'exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée.
30. La Cour constate ensuite que ce grief n'est pas manifestement
mal-fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
31. Le Gouvernement expose que l'ingérence dans le droit du requérant de jouir de l'appartement en question était justifiée par la nécessité de défendre l'ordre juridique, à savoir d'assurer le respect des dispositions légales, dont notamment la loi no 5/1973, qui exigeait la conclusion d'un bail d'habitation par écrit. Il ajoute que le juste équilibre entre les intérêts en présence n'a pas été rompu dès lors que le requérant n'a jamais habité l'appartement et n'a jamais versé de loyer.
32. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement.
33. La Cour estime que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 18 avril 2001 a constitué une ingérence dans le droit des requérantes au respect de leur bien au sens de la première phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole no 1.
34. La Cour doit dès lors rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Brumărescu précitée, § 78).
35. En l'espèce, elle estime que cet équilibre a été rompu et que le requérant a supporté une charge spéciale et exorbitante dès lors qu'il a été privé non seulement du droit de se voir transférer le bénéfice du contrat de location portant sur l'appartement, mais également de toute indemnité ou mesure réparatrice à cet égard.
36. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
38. Le requérant demande à être remis dans la situation antérieure à l'annulation de l'arrêt du 31 janvier 2001. Il affirme qu'en raison du recours en annulation accueilli par la Haute Cour de cassation et justice il n'a pas eu la possibilité d'acheter l'appartement à l'Etat. A cette fin, il sollicite le contre valeur du bien litigieux, soit 208 400 euros (« EUR ») et il verse un rapport d'expertise en ce sens. Il demande également 500 000 EUR à titre de dommage moral pour le stress qu'il aurait subi ainsi que pour la situation « discriminatoire » qu'il aurait du affronter à la suite du recours en annulation.
39. Le Gouvernement s'oppose au paiement du contre valeur du bien litigieux car, selon lui, il s'agirait d'un préjudice éventuel dont les éléments constitutifs ne se prêtent pas à un calcul exact. Le Gouvernement demande à la Cour d'apprécier globalement le dommage matériel et moral. Quant au préjudice moral, le Gouvernement estime qu'il n'y a pas de lien de causalité entre le préjudice invoqué et la prétendue violation de la Convention, et qu'en tout état de cause le montant sollicité par le requérant est excessif.
40. Pour ce qui est de la somme demandée au titre du contre valeur de l'appartement litigieux, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité pour le requérant d'acheter l'appartement en question. Partant, il convient de rejeter cette demande. Eu égard à l'ensemble des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle alloue au requérant 3 000 EUR pour tous préjudices confondus.
B. Frais et dépens
41. Le requérant sollicite le remboursement de 1 103 EUR, en envoyant des justificatifs, correspondant à des frais de photocopies, honoraires d'expertise technique immobilière, honoraires d'avocat, frais de traduction de certains documents et frais de courrier.
42. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais encourus, sur présentation des pièces justificatives. Pour ce qui est des frais encourus par l'expertise technique immobilière et par les traductions, le Gouvernement ne les considère pas comme des frais nécessaires.
43. La Cour estime que les seuls frais et dépens réclamés pour lesquels des pièces justificatives ont été produites et qui ont un rapport avec la procédure litigieuse, sont d'un montant de 415 EUR. Dans ces conditions, elle juge approprié d'allouer au requérant 415 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 Ã la Convention ;
4. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour tous préjudices confondus, à convertir en monnaie nationale de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
ii) 415 EUR (quatre cent quinze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens, à convertir en monnaie nationale de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
5. Dit qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, les montants indiqués sous 4 i) et ii) seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président