Conclusion Violation de l'art. 6-1
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SARCHIZIAN c. ROUMANIE
(Requête no 3439/07)
ARRÊT
STRASBOURG
16 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sarchizian c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 3439/07) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet Etat, Mme C. S. et son fils, M. Ş. S. (« les requérants ») ont saisi la Cour le 29 décembre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 23 avril 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1925 et 1950 et résident à Pecineaga.
5. Le 5 juin 2001, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Constanţa (« le tribunal ») d'une action à l'encontre de la mairie visant à obtenir l'attribution de la propriété d'un terrain de 200 m2 situé à Constanţa, au no 19 de la rue Ecoului, sur le fondement de l'article 36 § 2 de la loi no 18/1991 sur le domaine foncier (« la loi no 18/1991 ») (paragraphe 12 ci-dessous). Dans son mémoire en défense, la mairie estima que les requérants n'étaient pas propriétaires de l'habitation édifiée sur le terrain en cause et, partant, qu'ils n'étaient pas en droit de solliciter l'application de l'article 36 § 2 précité.
6. Par un jugement du 6 novembre 2001, le tribunal accueillit l'action et ordonna à la mairie de faire une proposition afin qu'un ordre du préfet puisse être délivré aux requérants. Dans les considérants du jugement, il retint que les dispositions légales invoquées par les requérants étaient applicables en l'espèce et qu'ils étaient en droit de se voir attribuer la propriété du terrain en question.
7. Le jugement devint définitif par un arrêt du 28 mai 2002 du tribunal départemental de Constanţa (« le tribunal départemental »). Ledit tribunal retint toutefois que la préfecture était la seule autorité compétente pour décider du bien-fondé de la demande des requérants, mais la mairie était dans l'obligation de fournir la proposition requise afin que le préfet puisse prendre une décision.
8. A la demande des intéressés, par un jugement du 10 avril 2003, le tribunal condamna la mairie au paiement d'une astreinte à hauteur de 500 000 lei roumains par jour de retard jusqu'à l'exécution de l'arrêt définitif du 28 mai 2002.
9. Le 27 avril 2004, les requérants saisirent le tribunal d'une action à l'encontre de la préfecture et de la mairie visant à faire constater leur droit de se voir attribuer la propriété du terrain en litige. Ils réclament également que la préfecture soit condamnée à leur délivrer un ordre d'attribution de la propriété du terrain.
10. Par un jugement du 22 novembre 2005, devenu définitif par un arrêt du 6 juillet 2006 du tribunal départemental de Constanţa, le tribunal accueillit l'action. Il constata que les requérants étaient en droit de se voir attribuer la propriété dudit terrain et que la mairie ne s'est pas conformée aux dispositions du jugement définitif et exécutoire l'enjoignant de transmettre au préfet la proposition litigieuse. Partant, le tribunal estima que son jugement peut tenir lieu de ladite proposition et ordonna à la préfecture de délivrer aux intéressés l'ordre en question.
11. Le 18 janvier 2007, le préfet délivra aux requérants un ordre leur attribuant la propriété du terrain.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
12. L'article 36 §§ 2 et 6 de la loi no 18/1991 sur le domaine foncier régit la situation des terrains urbains appartenant au domaine de l'Etat dont le droit d'usage avait été attribué à des personnes privées afin d'y édifier une habitation ou pour permettre l'utilisation d'un logement acheté à l'Etat. A la demande des propriétaires actuels d'une telle habitation, le droit de propriété sur le terrain en question leur est accordé par ordre du préfet, après proposition de la mairie portant avis sur la situation juridique dudit terrain.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1
13. Les requérants allèguent que la non-exécution du jugement définitif du 6 novembre 2001 a enfreint leur droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi que leur droit au respect de leurs biens, tel que prévu par l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
14. Le Gouvernement excipe de l'incompatibilité ratione materiae du grief des requérants tiré de l'article 1 du Protocole no 1. Rappelant qu'en droit roumain les considérants d'une décision judiciaire n'acquièrent pas l'autorité de la chose jugée, il observe que le dispositif du jugement du
6 novembre 2001 n'a reconnu aux requérants que le droit de recevoir une réponse à leur demande visant l'attribution du droit de propriété sur le terrain litigieux. Le Gouvernement renvoie également aux conclusions du tribunal départemental, qui, dans son arrêt du 28 mai 2002, avait statué qu'il revient à la préfecture de décider du bien-fondé de la demande des intéressés. De plus, il souligne que les requérants avaient introduit le 27 avril 2004 une action en constatation de leur droit de se voir attribuer la propriété du terrain, qui n'aurait pas été nécessaire si les tribunaux leur avaient reconnu antérieurement un tel droit ou qui aurait été déclarée irrecevable pour autorité de la chose jugée.
15. Partant, le Gouvernement considère que ledit jugement n'a pas reconnu l'existence dans le patrimoine des requérants d'un « bien » au sens de la Convention, ni fondé une « espérance légitime » à cet égard dans leur chef.
16. Les requérants contestent cette thèse.
17. La Cour estime que l'exception soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance des griefs susmentionnés, de sorte qu'il y a lieu de la joindre au fond. Elle constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
18. Le Gouvernement admet le retard dans l'exécution du jugement du
6 novembre 2001, mais estime qu'il a été dû à des conditions objectives. A ce titre, il renvoie aux conclusions de la mairie dans la procédure tranchée par l'arrêt définitif du 28 mai 2002, dans lesquelles ladite institution avait considéré que les requérants n'avaient pas le droit de se voir attribuer le terrain, dans la mesure où ils n'étaient pas titulaires d'un droit de propriété sur l'habitation édifiée sur ledit terrain. En revanche, il reconnaît que l'arrêt du 6 juillet 2006 a pu conférer un tel droit aux requérants et prie la Cour d'observer que ledit arrêt a été exécuté le 18 janvier 2007, soit après cinq mois, délai qui, aux yeux du Gouvernement, ne saurait être considéré comme déraisonnable.
19. Les requérants soulignent que la durée de l'exécution a été excessive et imputable aux autorités internes.
20. En l'espèce, la Cour observe que, par le jugement du 6 novembre 2001, devenu définitif par un arrêt du tribunal départemental du 28 mai 2002, le tribunal avait ordonné à la mairie de faire une proposition afin que le préfet puisse délivrer un ordre leur attribuant la propriété du terrain réclamé.
21. Toutefois, elle observe que la décision judiciaire litigieuse n'a été exécutée que le 18 janvier 2007, soit avec un retard de plus de quatre ans et sept mois, qui, au vu de la jurisprudence de la Cour en la matière, ne saurait être considéré comme raisonnable (Dorneanu c. Roumanie, no 1818/02, § 52, 26 juillet 2007, et Becciu c. Moldova, no 32347/04, § 28, 13 novembre 2007).
22. La Cour ne saurait se rallier aux arguments du Gouvernement attachant de l'importance aux conclusions de la mairie sur le droit des requérants à se voir attribuer le terrain en question, dans la mesure où le jugement définitif du 6 novembre 2001 mettait à sa charge l'obligation de faire une proposition sans qu'elle soit appelée à se prononcer sur le bien-fondé de la demande des intéressés.
23. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime que l'Etat n'a pas déployé tous les efforts nécessaires afin de faire exécuter avec célérité la décision judiciaire favorable aux requérants.
24. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
25. Eu égard au constat susmentionné, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a également eu, en l'espèce, violation de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Valentin Dumitrescu c. Roumanie, no 36820/02, § 70, 1er avril 2008). Cette conclusion dispense par ailleurs la Cour de se prononcer sur l'exception soulevée par le Gouvernement quant à l'applicabilité ratione materiae de l'article susmentionné (Moschopoulos-Veïnoglou et autres c. Grèce, no 32636/05, § 35, 18 octobre 2007).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
26. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
27. Les requérants réclament 31 200 euros (EUR) au titre du préjudice matériel, montant qui représente une indemnisation pour le défaut de jouissance du terrain, calculé selon un loyer moyen de 500 EUR par mois. Les intéressés demandent également la réparation du préjudice moral, sans avancer un montant précis à cet égard.
28. Le Gouvernement observe que les requérants n'ont pas étayé leurs prétentions visant la réparation du préjudice matériel prétendument subi et prie la Cour de rejeter cette demande. S'agissant du dommage moral, il estime qu'un constat de violation suffirait pour réparer le préjudice moral allégué.
29. La Cour rappelle que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en raison de la durée de la non-exécution du jugement du 6 novembre 2001. Partant, elle rejette la demande quant au préjudice matériel subi. En revanche, elle estime que le retard dans l'exécution dudit jugement a dû causer aux intéressés un état d'incertitude et de frustration qu'un simple constat de violation ne suffit pas à réparer. La Cour considère donc qu'il y a lieu d'octroyer à chacun des requérants 4 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
30. Les requérants demandent le remboursement des frais et dépens, affirmant qu'ils ont été contraints d'engager des crédits afin de se permettre de payer les frais d'avocat nécessaires.
31. Le Gouvernement observe que les intéressés n'ont pas chiffré leurs prétentions ni fourni de justificatifs à ce titre et, par conséquent, prie la Cour de rejeter cette demande.
32. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
33. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l'exception du Gouvernement quant à l'incompatibilité ratione materiae du grief des requérants tiré de l'article 1 du Protocole no 1 et déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de
4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral, à convertir en lei roumains, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président