DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SALVATORE PIACENTI c. ITALIE
(Requête no 24425/03)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Salvatore Piacenti c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 24425/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. S. P. (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juin 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me C. D. D., avocat à Parme. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le requérant allègue en particulier que ses conditions de détention s'analysent en des traitements inhumains et dégradants et en des violations de ses droits au respect de sa vie familiale et de sa correspondance.
4. Le 8 septembre 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1957. Au moment de l'introduction de la requête il était détenu à la prison de Parme, où il purgeait une peine d'emprisonnement de neuf ans pour association de malfaiteurs de type mafieux et violation à la loi sur les stupéfiants.
6. Le 20 avril 1997, le ministre de la Justice prit un arrêté imposant au requérant considéré comme dangereux, pour une période de six mois, le régime de détention spécial prévu par l'article 41bis, alinéa 2, de la loi sur l'administration pénitentiaire - no 354 du 26 juillet 1975 (« la loi no 354/1975 »). Modifiée par la loi no 356 du 7 août 1992, cette disposition permettait la suspension totale ou partielle de l'application du régime normal de détention lorsque des raisons d'ordre et de sécurité publics l'exigeaient.
En outre, toute la correspondance du requérant devait être soumise à contrôle sur autorisation préalable de l'autorité judiciaire.
7. L'application du régime spécial au requérant fut prorogée pour des périodes de six mois jusqu'en décembre 2002, puis d'un an. Le requérant expose avoir obtenu un assouplissement du régime dans la mesure où la restriction au nombre par mois des visites des membres de sa famille fut supprimée, à la suite d'un recours intenté contre l'arrêté du 19 décembre 2001 et contre celui du 17 juin 2002. Précédemment, le requérant avait attaqué d'autres arrêtés devant le tribunal de l'application des peines (« le TAP ») compétent, contestant l'application du régime spécial et demandant l'abrogation des restrictions y relatives. Par des décisions judiciaires datées des 9 juin 1998, 26 janvier et 2 décembre 1999, 16 mai 2000, 18 juillet 2001 et 25 février 2002, le TAP avait rejeté les recours au motif que les conditions pour le maintien du régime spécial étaient remplies et que l'application de celui-ci se justifiait à la lumière des informations recueillies par la police et par les autorités judiciaires sur le compte du requérant.
8. Le Gouvernement a indiqué que l'application du régime spécial a pris fin en 2003 et que le requérant a été remis en liberté le 30 septembre 2003.
9. Il ressort du dossier que la correspondance du requérant fut soumise au contrôle des autorités pénitentiaires pendant la période d'application du régime 41bis, sur autorisation des juridictions d'application des peines. Huit documents à contenu juridique portent le cachet prouvant le contrôle.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
10. Dans son arrêt Ospina Vargas, la Cour a résumé le droit et la pratique internes pertinents quant au régime de détention spécial appliqué en l'espèce et quant au contrôle de la correspondance (Ospina Vargas c. Italie, no 40750/98, §§ 23-33, 14 octobre 2004). Elle a aussi fait état des modifications introduites par la loi no 279 du 23 décembre 2002 et par la loi no 95 du 8 avril 2004 (ibidem). L'entrée en vigueur de cette dernière loi ne permet toutefois pas de redresser les violations ayant eu lieu antérieurement à son entrée en vigueur.
11. Compte tenu de cette réforme et des décisions de la Cour (Ganci c. Italie, no 41576/98, §§ 19-31, CEDH 2003-XI), la Cour de cassation s'est écartée de sa jurisprudence en matière d'intérêt à maintenir un recours dirigé contre un arrêté ministériel entre-temps expiré. Elle a estimé qu'un détenu a intérêt à avoir une décision contre un arrêté, même si la période de validité de l'arrêté attaqué a expiré, et cela en raison des effets directs que sa décision aurait sur les arrêtés postérieurs (Cour de cassation, première chambre, arrêt du 26 janvier 2004, déposé le 5 février 2004, no4599, Zara).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
12. Le requérant se plaint de la violation de son droit au respect de sa correspondance. Il invoque l'article 8 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...), à la sûreté publique, (...), à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, (...). »
13. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
14. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
15. Le requérant se plaint du contrôle de la correspondance par les autorités pénitentiaires et allègue que celui-ci ne repose pas sur une base légale suffisante.
16. Le Gouvernement observe qu'il s'agit en l'espèce de contrôle de correspondance ordonné par le juge sur la base de l'article 18 de la loi sur l'administration pénitentiaire, et remontant à la période avant l'entrée en vigueur de la loi n. 95/2004. Tout en prenant acte de la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement demande à la Cour de reconsidérer sa jurisprudence et d'affirmer qu'en l'espèce, ledit contrôle était « prévu par la loi » et n'a pas enfreint l'article 8.
17. La Cour constate qu'il y a eu « ingérence d'une autorité publique » dans l'exercice du droit du requérant au respect de sa correspondance garanti par l'article 8 § 1 de la Convention. Pareille ingérence méconnaît cette disposition sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Calogero Diana c. Italie, 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 28 ; Domenichini c. Italie, 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 28 ; Petra c. Roumanie, 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2853, § 36 ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 179, CEDH 2000-IV ; Musumeci c. Italie, no 33695/96, § 56, 11 janvier 2005).
18. Avant le 15 avril 2004, le contrôle de la correspondance du requérant était effectué conformément à l'article 18 de la loi sur l'administration pénitentiaire. La Cour a déjà jugé à maintes reprises que le contrôle de correspondance fondé sur l'article 18 méconnaissait l'article 8 de la Convention car il n'était pas « prévu par la loi » dans la mesure où il ne réglementait ni la durée des mesures de contrôle de la correspondance des détenus, ni les motifs pouvant les justifier, et n'indiquait pas avec assez de clarté l'étendue et les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités compétentes dans le domaine considéré (voir, entre autres, les arrêts Labita c. Italie, précité, §§ 175-185, et Calogero Diana c. Italie, précité, § 33, et, tout dernièrement, De Pace c. Italie, no 22728/03, § 56, 17 juillet 2008). Elle ne voit aucune raison de s'écarter, en l'espèce, de cette jurisprudence.
19. A la lumière de ce qui précède, la Cour constate que le contrôle de la correspondance du requérant ayant eu lieu entre 1997 et 2003, n'était pas « prévu par la loi » au sens de l'article 8 de la Convention. Cette conclusion rend superflu de vérifier en l'espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de la même disposition.
20. Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
21. Le requérant se plaint ensuite que l'application du régime spécial de détention à son encontre l'a soumis pour longtemps à des traitements inhumains et dégradants, contraires à l'article 3 de la Convention. En outre, invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint des restrictions à la vie familiale découlant de l'application du régime 41bis. Sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint enfin de ne pas avoir eu à disposition des recours internes effectifs contre les décisions d'application et prorogation du régime spécial de détention. Par ailleurs, après la communication de la requête, l'avocat du requérant s'est plaint, sous l'angle de l'article 6 § 3 de la Convention, des difficultés rencontrées pour recueillir les documents pertinents.
22. Après examen du dossier, dans la mesure où les allégations ont été étayées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation desdites dispositions. Elle estime donc que rien ne lui permet de s'écarter des conclusions tirées dans les affaires Bastone c. Italie ((déc.), no 59638/00, CEDH 2005-II (extraits)) ou Zagaria c. Italie (no 58295/00, 27 novembre 2007) ou encore De Pace (précité, §§ 37, 49, 63).
23. Il s'ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés conformément à l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Reste la question de l'application de l'article 41 de la Convention. Le requérant réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu'il aurait subi. Pour ce qui est des frais et dépens devant la Cour, il demande 20 105,89 EUR.
25. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
26. La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de la Convention uniquement en ce qui concerne le contrôle de la correspondance du requérant. Elle n'aperçoit aucun lien de causalité entre cette violation et quelconque dommage matériel. Quant au dommage moral, elle estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation suffit à le compenser.
27. Quant aux frais et dépens pour la procédure devant la Cour, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR, assortie, le cas échéant, d'intérêts moratoires calqués sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage, et l'accorde au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré du contrôle de la correspondance et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit que ce constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente