TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ROMAN c. ROUMANIE
(Requête no 30453/04)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Roman c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 30453/04) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme L. R. (« la requérante »), a saisi la Cour le 22 juillet 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me I. K., avocat à Deva. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 23 janvier 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante, Mme L. R., est une ressortissante roumaine, née en 1934 et résidant à Deva.
5. Le 23 mai 2001, la requérante notifia à la mairie de Deva (« la mairie ») une demande de restitution d'un immeuble ayant appartenu à son frère et confisqué par l'État le 21 juillet 1959. Elle fonda sa demande sur la loi no 10/2001 relative au régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'État entre le 6 mars 1945 et 22 décembre 1989 (« la loi no 10/2001 »).
6. Le 19 juin 2001, la requérante notifia également sa demande au conseil municipal de Deva (« le conseil municipal »).
En l'absence de réponse du conseil municipal, la requérante assigna ce dernier ainsi que l'État, représenté par la direction générale des finances publiques, devant le tribunal départemental de Hunedoara. Elle demanda la restitution de l'immeuble et, à titre subsidiaire, des dédommagements pécuniaires.
7. Par un jugement du 13 novembre 2002, le tribunal départemental de Hunedoara accueillit l'action à l'égard du conseil municipal et la rejeta à l'égard de l'État. Il constata que la requérante, en tant qu'héritière légitime de son frère, avait droit à percevoir des dédommagements. Il jugea aussi qu'en vertu de la loi no 10/2001, le conseil municipal avait l'obligation de transmettre le jugement, dès qu'il deviendrait définitif, à la préfecture de Hunedoara (« la préfecture ») pour centraliser les données concernant l'immeuble et établir la valeur de l'immeuble sur la base d'une expertise en vue de verser les dédommagements.
8. Faute d'appel des parties, ce jugement devint définitif.
9. Le 12 mars 2003, la requérante notifia le jugement au conseil municipal et à la préfecture.
Par une décision du 16 avril 2003, le maire de Deva constata le droit de la requérante à percevoir des dédommagements en vertu de la loi no 10/2001. Il renvoya le dossier à la préfecture et en informa la requérante le 23 avril 2003.
10. Le 10 juillet 2003, la requérante demanda à la mairie, à la préfecture et au conseil municipal d'exécuter le jugement du 13 novembre 2002 et la décision du maire du 16 avril 2003.
Par une nouvelle décision du 14 mai 2004, le maire de Deva fixa le montant des dédommagements à 1 055 089 000 lei roumains (ROL), soit 26 000 euros (EUR).
Par une lettre du 18 mai 2004, la préfecture de Hunedoara en informa le ministère des Finances et lui envoya tous les documents justificatifs afin qu'il paye la somme en cause.
11. Par une lettre du 18 juin 2004, la requérante demanda au ministère des Finances le versement de la somme indiquée par la préfecture.
Par une lettre du 25 juin 2004, le ministère des Finances répliqua qu'aucun paiement ne serait effectué avant l'adoption des normes pour l'application de la loi no 10/2001 concernant le paiement des réparations ordonnées en vertu de cette loi. Un projet de loi pour l'adoption de telles normes avait déjà été présenté au Parlement. Le ministère se chargeait entre-temps de la centralisation de toutes les demandes de réparation.
12. Le 17 avril 2006, la requérante adressa une demande d'exécution de la décision du maire de Deva du 14 mai 2004 à l'autorité nationale compétente pour l'application de la loi no 10/2001.
13. Le 8 mai 2006, l'autorité nationale informa la requérante de la modification de la loi no 10/2001, par la loi no 247/2005, qui instituait un nouveau système de réparation. A une date non-précisée, cette autorité transmit le dossier au Secrétariat de la commission centrale des dédommagements, créée par cette loi. Par une lettre du 23 mars 2007, transmise au Gouvernement, l'autorité nationale l'informa que le dossier concernant l'immeuble avait été renvoyé à la mairie de Deva et à la requérante afin d'y ajouter des informations. Selon la commission centrale, la qualité de propriétaire de la requérante ne ressortait pas clairement des documents du dossier.
14. Une procédure dirigée contre la commission centrale, le ministère des Finances et la société « Fondul Proprietatea » a été engagée par la requérante en vue de se voir octroyer les dédommagements prévus par la décision no 729/2004 du 14 mai 2004 de la mairie de Deva. Les parties n'ont pas informé la Cour de l'issue de cette procédure.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Les dispositions légales (y compris celles de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'État entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989, et de ses modifications subséquentes) et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-33), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, CEDH 2005-VII, §§ 19-26), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, 1er décembre 2005) ; Tudor c. Roumanie (no 29035/05, §§ 15–20, 11 décembre 2007), et Viaşu c. Roumanie, (no 75951/01, § 37-46, 9 décembre 2008).
EN DROIT
I. SUR L'OBJET DE LA REQUÊTE
16. Invoquant, en substance, l'article 1 du Protocole no 1, la requérante se considère victime d'une violation de son droit au respect des biens, en raison du défaut de paiement des dédommagements auxquels elle avait droit en vertu de la loi no 10/2001, tels que constatés par le jugement définitif du 13 novembre 2002 et la décision du maire de Deva du 14 mai 2004.
17. Sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint également de la durée de la procédure ayant pris fin par le jugement définitif du 13 novembre 2002 ainsi que de la non-exécution de ce dernier jugement.
18. Elle allègue en outre sous l'angle de l'article 13 de la Convention qu'elle ne dispose d'aucune autre voie de recours pour obtenir les dédommagements.
19. Elle cite enfin l'article 3 du Protocole no 7.
20. Eu égard à la nature du grief sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 et compte tenu du problème systémique qu'il révèle (voir mutais mutandis Viaşu c. Roumanie, précité, §§ 76-77), la Cour estime que les questions soulevées en l'espèce doivent être examinées sous l'angle de cet article et n'estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain des autres articles dont la requérante allègue la violation.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
21. La requérante allègue que l'impossibilité dans laquelle elle se trouve d'obtenir une indemnisation effective pour son immeuble nationalisé a enfreint son droit de propriété. Elle invoque en substance l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
22. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
23. Le Gouvernement réitère ses arguments présentés dans des affaires similaires antérieures (voir, parmi d'autres, Cîrstoiu c. Roumanie, no 22281/05, § 22, 4 mars 2008, Episcopia Română Unită cu Roma Oradea c. Roumanie, no 26879/02, §§ 24-25, 7 février 2008). Il ajoute, dans les circonstances particulières d'espèce, que l'autorité nationale a été dans l'impossibilité d'octroyer à la requérante des dédommagements, en raison de l'omission de cette dernière de prouver sa qualité de personne ayant droit à la restitution.
24. La requérante s'oppose à cette thèse et considère que le fonds « Proprietatea » n'est pas encore effectif. Pour ce qui est de la qualité de propriétaire, la requérante fait valoir que cette qualité résulte clairement du jugement du 13 novembre 2002.
25. La Cour constate que, dans la présente affaire, bien que la requérante ait obtenu, le 13 novembre 2002, une décision interne définitive, fixant le montant de l'indemnisation à laquelle elle avait droit pour son immeuble nationalisé, cette décision n'a pas été exécutée.
26. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Matache et autres c. Roumanie, no 38113/02, 19 octobre 2006 ; et Orha c. Roumanie, no 1486/02, 12 octobre 2006).
27. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
28. En définitive, la requérante n'a toujours pas perçu la somme fixée par les juridictions. Certes, la mairie a délivré la décision fixant le montant de l'indemnisation et le dossier administratif a été transmis à la commission centrale. La Cour rappelle enfin, qu'accepter l'argument du Gouvernement en vertu duquel les autorités ont été dans l'impossibilité d'octroyer à la requérante les dédommagements faute pour cette dernière d'avoir prouvé sa qualité de propriétaire, équivaudrait à priver de tout effet utile le jugement du tribunal départemental de Hunedoara qui avait constaté le droit de la requérante à des dédommagements pour l'immeuble en question en sa qualité d'héritière de son frère. En effet, il ressort des dispositions de la loi no 247/2005 que la commission centrale était compétente uniquement pour décider du montant des dédommagements à octroyer en vertu des rapports d'évaluation. D'ailleurs, dans les circonstances de l'espèce, la qualité de propriétaire de la requérante avait déjà été établie par le jugement définitif du tribunal. Accepter le contraire, permettrait à l'administration de remettre en question le fond de l'affaire en arguant simplement de l'interprétation incorrecte des faits et de la loi interne par les juridictions nationales (voir, mutais mutandis, S.C. Ruxandra Trading S.r.l. c. Roumanie, no 28333/02, §§ 55 et 73, 12 juillet 2007.
Enfin, la Cour rappelle avoir déjà établi que le fonds Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'être regardée comme équivalant à l'octroi effectif d'une indemnité (voir, parmi d'autres, Ruxanda Ionescu c. Roumanie,no 2608/02, 12 octobre 2006 ; et Matache et autres, précité, § 42).
29. Cette conclusion ne préjuge pas de toute évolution positive que pourraient connaître à l'avenir les mécanismes de financement prévus par cette loi spéciale en vue d'indemniser les personnes qui, comme la requérante, se sont vu reconnaître le droit de percevoir des dédommagements en vertu des lois de réparation.
30. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière et des éléments concrets du dossier, la Cour estime qu'en l'espèce le fait pour la requérante de ne pas pouvoir recevoir l'indemnisation malgré sa fixation par le tribunal et de ne pas avoir de certitude quant à la date à laquelle elle pourrait la percevoir, a fait subir à celle-ci une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
31. L'article 46 de la Convention dispose :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
32. La conclusion de violation de l'article 1 du Protocole no 1 révèle un problème à grande échelle résultant de la défectuosité de la législation sur la restitution des immeubles nationalisés qui ont été vendus par l'État à des tiers. Dès lors, la Cour estime que l'État doit aménager dans les plus brefs délais la procédure mise en place par les lois de réparation (actuellement les lois nos 10/2001 et 247/2005) de sorte qu'elle devienne réellement cohérente, accessible, rapide et prévisible (voir également, mutatis mutandis, Viaşu, précité, §§ 82-83; Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, §§ 53-54, 13 janvier 2009 ; Katz c. Roumanie, no 29739/03, §§ 35-36, 20 janvier 2009).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
33. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
34. La requérante réclame, au titre du préjudice matériel, la somme de 70 000 euros (EUR) – paragraphes 7 et 10 ci-dessus – actualisée pour tenir compte de l'inflation. Elle réclame également 10 000 euros au titre de préjudice moral qu'elle aurait subi.
35. Le Gouvernement estime que la valeur du bien actualisée compte tenu de l'inflation est de 129 797, 04 RON.
36. Concernant la réparation du dommage moral, le Gouvernement estime que la somme demandée à ce titre est excessive et qu'en tout état de cause, un éventuel arrêt de condamnation pourrait constituer, par lui-même, une réparation satisfaisante du préjudice moral prétendument subi par la requérante.
37. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
38. En l'espèce, compte tenu de la nature de la violation constatée, la Cour considère que la requérante a subi un préjudice matériel et moral. Elle note également que le montant des dédommagements a été fixé par le jugement du 13 novembre 2002 et réactualisé le 12 mai 2004 par décision de la mairie, montant que la requérante n'a pas contesté. Dès lors, elle estime que le paiement de ces dédommagements, réactualisés sur la base du taux de l'inflation, et complétés par une somme à titre de dommage moral, placerait l'intéressée dans une situation équivalant autant que possible à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues.
39. Partant, sur la base des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante la somme de 45 000 EUR, tous préjudices confondus.
B. Frais et dépens
40. La requérante ne formule pas de demande à cet sujet.
C. Intérêts moratoires
41. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable pour autant qu'elle concerne le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 Ã la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner de surcroît les autres griefs invoqués par la requérante ;
4. Dit
a) que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 45 000 EUR (quarante cinq mille euros) pour tous préjudices confondus, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président