DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE RIZZOTTO c. ITALIE
(Requête no 15349/06)
ARRÊT
STRASBOURG
24 avril 2008
DÉFINITIF
24/07/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Rizzotto c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó, juges,
Rıza Türmen,
Nona Tsotsoria, juges suppléants,
et de Sally Dollé, greffière de section.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2008.
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15349/06) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. S. S. R. (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 avril 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me E.P. R., avocat à Syracuse. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son co-agent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le requérant alléguait que ses recours portant sur la légalité de sa détention n’avaient pas été décidés « à bref délai ».
4. Le 30 mai 2007, la présidente de la deuxième section de la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
5. Le requérant est né en 1972 et réside à Syracuse.
6. Des poursuites pour association de malfaiteurs et trafic de stupéfiants furent entamées contre le requérant et plusieurs autres personnes.
7. Par une ordonnance du 24 juin 2004, le juge des investigations préliminaires (« le GIP ») de Catane ordonna le placement du requérant en détention provisoire. Il observa qu’il ressortait de certaines écoutes téléphoniques et des enquêtes menées par la police que l’intéressé recevait régulièrement des stupéfiants, qu’il vendait ensuite à Syracuse.
8. Le 2 juillet 2004, le requérant interjeta appel (istanza di riesame) contre l’ordonnance du 24 juin 2004. Il allégua que les éléments à sa charge démontraient uniquement qu’il consommait des stupéfiants et qu’il n’y avait aucune exigence de précaution justifiant son placement en détention.
9. Le 13 juillet 2004, une audience en chambre du conseil se tint devant la chambre du tribunal de Catane chargée de réexaminer les mesures de précaution (« la chambre spécialisée »).
10. Par une ordonnance du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 14 juillet 2004, ladite chambre confirma la décision du GIP de Catane.
11. Elle observa notamment que les écoutes téléphoniques effectuées au cours des investigations constituaient des graves indices de culpabilité à la charge du requérant. Celui-ci avait déjà été condamné pour des infractions liées aux stupéfiants et gardait des contacts avec un dangereux milieu mafieux. Dès lors, il était à craindre qu’il puisse récidiver.
12. L’ordonnance de la chambre spécialisée fut notifiée à l’avocat du requérant le 23 août 2004.
13. Le 13 septembre 2004, le requérant se pourvut en cassation, alléguant que la chambre spécialisée n’avait pas dûment motivé sa décision.
14. Une audience publique se tint devant la Cour de cassation le 16 mars 2005.
15. Par un arrêt du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 28 juin 2005, la Cour de cassation cassa l’ordonnance litigieuse et indiqua comme juridiction de renvoi le tribunal de Catane.
16. Elle estima que la chambre spécialisée avait dûment motivé l’existence de graves indices de culpabilité à la charge du requérant. Elle n’avait cependant pas expliqué pourquoi le 14 juillet 2004, dans une procédure séparée mais analogue, elle avait décidé d’appliquer au requérant la mesure de précaution de l’assignation à domicile (arresti domiciliari), au vu du peu de gravité de ses antécédents.
17. Dans le cadre de la procédure de renvoi, l’audience en chambre du conseil devant la chambre spécialisée du tribunal de Catane eut lieu le 19 octobre 2005.
18. Par une ordonnance du 24 octobre 2005, déposée au greffe et notifiée au requérant le même jour, la chambre spécialisée remplaça la détention provisoire du requérant par son assignation à domicile.
19. Elle observa que les faits délictueux remontaient à 2003, que les antécédents du requérant n’étaient pas révélateurs d’un choix de vie fondé sur le crime et que les pathologies dont il souffrait amenaient à penser que le risque de récidive était réduit et aurait pu être limité par une mesure de précaution moins contraignante.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
20. Le requérant allègue que les juridictions italiennes n’ont pas statué « à bref délai » sur la légalité de sa détention. Il observe avoir sollicité le réexamen de sa détention provisoire le 2 juillet 2004 et n’avoir obtenu une décision définitive à cet égard que le 24 octobre 2005.
Le requérant invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
22. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
(a) Le requérant
23. Le requérant admet que la durée de son appel contre l’ordonnance de placement en détention provisoire a respecté l’exigence du « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 de la Convention. Cependant, la décision de la chambre spécialisée de Catane n’a été notifiée à son conseil qu’un mois et neuf jours après la date de son dépôt au greffe (14 juillet 2004). De plus, la durée des procédures de cassation et de renvoi a été manifestement excessive. Ces longs délais ne sauraient être mis à la charge du requérant ou de son avocat.
24. Le requérant note enfin qu’en Italie une personne privée de sa liberté peut introduire un recours aux termes de l’article 5 § 4 de la Convention seulement si, après la décision d’appel, des faits nouveaux justifient sa libération.
(b) Le Gouvernement
25. Le Gouvernement observe que la durée des procédures mises en cause par le requérant a été la suivante : a) environ onze jours pour l’appel contre l’ordonnance de placement en détention provisoire ; b) environ six mois pour le pourvoi en cassation ; c) environ quatre mois pour la décision du juge du renvoi.
26. Le requérant ne se plaint pas de la durée de l’appel ; par ailleurs, compte tenu des garanties entourant la procédure d’examen des demandes en question, ce délai serait organique. Le Gouvernement souligne également qu’en Italie une personne privée de sa liberté peut à tout moment introduire un recours aux termes de l’article 5 § 4 de la Convention, bénéficiant de trois degrés de juridiction. Cette circonstance, à elle seule, permettrait d’éviter tout constat de violation de la disposition susmentionnée.
27. Quant aux procédures de cassation et de renvoi, même s’il y a eu dépassement du délai légal, ceci ne saurait être constitutif d’un manquement aux exigences de la Convention. Les recours introduits par l’intéressée n’ont en effet pas été privés de leur efficacité et il faut tenir compte du fait que l’affaire était particulièrement complexe et que les juridictions internes ont motivé leurs décisions de manière « étendue et complète ».
28. Au cours des procédures litigieuses, le requérant a bénéficié de garanties importantes ; les juridictions internes ont donc ménagé un juste équilibre entre les droits de la défense et le respect de l’exigence de rendre leurs décisions « à bref délai ».
29. Le Gouvernement note que les procédures mises en cause par le requérant ne concernent pas la décision initiale sur sa privation de liberté, mais des recours ultérieurs. Or, pour ces derniers, le concept de « bref délai » serait moins strict, s’agissant plutôt de vérifier l’existence d’un « rythme raisonnable » dans le contrôle judiciaire. De plus, s’agissant d’un deuxième degré de juridiction en matière de liberté, que l’Etat n’est pas obligé d’instituer, l’article 5 § 4 de la Convention devrait s’appliquer avec plus de souplesse. En conclure autrement équivaudrait à pousser les Etats à éliminer les recours ultérieurs en matière de liberté, ce qui ne pourrait qu’aller à l’encontre des droits du citoyen et des exigences de l’article 53 de la Convention. Le Gouvernement souligne, à cet égard, que les juridictions supérieures (cours d’appel et de cassation) se composent d’un moins grand nombre de juges et siègent dans des chambres ayant un nombre de membres plus important par rapport aux juridictions de première instance.
2. Appréciation de la Cour
30. La Cour rappelle qu’en garantissant aux personnes arrêtées ou détenues un recours pour contester la régularité de leur privation de liberté, l’article 5 § 4 de la Convention consacre aussi le droit pour elles, à la suite de l’institution d’une telle procédure, d’obtenir à bref délai une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (voir, par exemple, Musiał c. Pologne [GC], no 24557/94, § 43, CEDH 1999-II, et Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 68, CEDH 2000-III). Il est vrai que la disposition en question n’astreint pas les Etats contractants à instaurer un double degré de juridiction pour l’examen de la légalité de la détention et celui des demandes d’élargissement. Néanmoins, un Etat qui se dote d’un tel système doit en principe accorder aux détenus les mêmes garanties aussi bien en appel qu’en première instance, l’exigence du respect du « bref délai » constituant sans nul doute l’une d’entre elles (Navarra c. France, arrêt du 23 novembre 1993, série A no 273-B, p. 28, § 28, et Singh c. République tchèque, no 60538/00, § 74, 25 janvier 2005).
31. La Cour rappelle également que le respect du droit de toute personne, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, d’obtenir à bref délai une décision d’un tribunal sur la légalité de sa détention doit être apprécié à la lumière des circonstances de chaque affaire (Sanchez-Reisse c. Suisse, arrêt du 21 octobre 1986, série A no 107, p. 20, § 55, et R.M.D. c. Suisse, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, p. 2013, § 42). En particulier, il faut tenir compte du déroulement général de la procédure et de la mesure dans laquelle les retards sont imputables à la conduite du requérant ou de ses conseils. En principe, cependant, puisque la liberté de l’individu est en jeu, l’Etat doit faire en sorte que la procédure se déroule dans le minimum de temps (Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 49, 20 janvier 2005, et Rapacciolo c. Italie, no 76024/01, § 32, 9 mai 2005).
32. Par ailleurs, même si un détenu a formé plusieurs demandes d’élargissement, cette disposition ne confère pas aux autorités une « marge d’appréciation » ou la possibilité de choisir celles qui doivent être traitées plus rapidement. Toutes ces procédures doivent satisfaire à l’exigence du « bref délai » (Ilowiecki c. Pologne, no 27504/95, §§ 77-78, 4 octobre 2001, et Naranjo Hurtado c. Italie, no 16508/04, § 34, 3 juillet 2007).
33. En l’espèce, le requérant admet que la procédure d’appel a respecté l’exigence du « bref délai » (paragraphe 23 ci-dessus). Quant aux procédures ultérieures, la Cour observe que le requérant a introduit son pourvoi en cassation le 13 septembre 2004 et que la Cour de cassation ne s’est prononcée sur celui-ci que le 16 mars 2005 (paragraphes 13-15 ci-dessus). De plus, la procédure de renvoi ne s’est terminée que le 24 octobre 2005, alors que le texte de l’arrêt de la Cour de cassation avait été déposé au greffe le 28 juin 2005 (paragraphes 15, 17 et 18 ci-dessus). Comme le Gouvernement lui-même le reconnaît, les délais incriminés sont donc, respectivement, d’environ six et quatre mois.
34. Comparant le cas de l’espèce avec d’autres affaires où elle a conclu au non-respect de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 (voir, par exemple, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 84-88, CEDH 2000-XII, et Kadem c. Malte, no 55263/00, §§ 43-45, 9 janvier 2003, où il s’agissait, respectivement, de délais de vingt-trois et dix-sept jours), la Cour estime que les retards dénoncés par le requérant sont excessifs. Elle considère également que la complexité indéniable de l’affaire ne saurait expliquer la durée globale de la procédure incriminée (voir, mutatis mutandis, Baranowski précité, § 73, Rapacciolo précité, § 35, et Naranjo Hurtado précité, § 36). En outre, les délais litigieux doivent être imputés aux autorités, étant donné que rien ne permet de penser que le requérant ait, d’une manière quelconque, retardé l’examen de ses recours (Mayzit précité, § 52, et Naranjo Hurtado, loc. ult. cit.).
35. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
36. Cette conclusion dispense la Cour de se pencher sur la question de savoir si la notification tardive de l’ordonnance de la chambre spécialisée de Catane du 13 juillet 2004 (paragraphes 12 et 23 ci-dessus) a également entraîné un dépassement du « bref délai » (voir, mutatis mutandis, Naranjo Hurtado précité, § 38).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
38. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
39. Le Gouvernement observe que les prétentions de l’intéressé ne sont pas liées aux faits de l’espèce et, de toute manière, les critères pour calculer le montant du préjudice n’ont pas été indiqués.
40. La Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide de lui octroyer 4 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
41. Le requérant demande également 4 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.
42. Le Gouvernement considère que le montant réclamé est excessif.
43. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 500 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral et 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 avril 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente