DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE RICCI ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 42021/02)
ARRÊT
STRASBOURG
6 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ricci et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 42021/02) dirigée contre la République italienne et dont cinq ressortissants de cet Etat, MM. S. R., G. L. R., P. P. R. et Mmes A. R.i et A. B., ont saisi la Cour le 13 juin 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes A. et G. S., avocats à Parme. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora et par son coagent, N. Lettieri.
3. Le 28 avril 2005, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1925, 1962, 1956, 1954 et 1931 et résident à Parma.
5. Le premier requérant, C.R. et C.T. étaient copropriétaires d'un terrain constructible de 2 918 mètres carrés sis à Cesena et enregistré au cadastre, feuille 258, parcelles 499 et 500.
6. Par un arrêté du 29 février 1980, la municipalité de Cesena approuva le projet de construction d'habitations à loyer modéré sur ce terrain.
7. Le 7 juin 1982, les requérants conclurent un accord de cession du terrain («cessione volontaria»), par lequel l'expropriation fut formalisée. L'administration, en application de la loi no 865 de 1971 (prévoyant que tout type de terrain, agricole ou constructible, devait être indemnisé comme s'il s'agissait d'un terrain agricole) versa au requérant la somme de 5 785 560 ITL, soit 2 987,99 EUR, pour l'expropriation du terrain.
8. A une date non précisée, C.T. décéda. Le premier requérant et C.R. étaient ses seuls héritiers.
9. Par un acte d'assignation notifié le 6 octobre 1992, le premier requérant et C.R. assignèrent la municipalité devant le tribunal de Forlì. Ils demandaient le versement d'une indemnité correspondant à la valeur marchande du terrain.
10. A une date non précisée, C.R. décéda. Lors de l'audience du 24 janvier 1994, les autres requérants, qui étaient les héritiers de C.R., se constituèrent dans la procédure.
11. Une expertise fut déposée au greffe au cours de la procédure. Selon l'expert, l'indemnité à verser aux requérants au sens de la loi no 359 de 1992, correspondait à 31 514 197 ITL, soit 16 275,72 EUR, tandis que la valeur de marché du terrain était de 63 000 000 ITL, soit 32 536,78 EUR.
12. Par une décision déposée au greffe le 29 novembre 1996, le tribunal statua que les requérants avaient droit à percevoir la somme de 31 514 197 ITL au titre d'indemnité d'expropriation, calculée aux termes de la loi no 359 de 1992, dont il fallait déduire 5 785 560 ITL déjà versé au titre d'acompte sur l'indemnité.
13. Par un acte notifié le 14 juillet 1997, les requérants interjetèrent appel de la décision du tribunal devant la cour d'appel de Bologne.
14. Par un arrêt déposé au greffe le 3 mars 1999, la cour d'appel statua que la somme reconnue aux requérants au titre d'indemnité devait être assortie d'intérêts à compter du moment de la déclaration d'inconstitutionnalité de la loi no 385 de 1980. Cet arrêt fut notifié le 20 octobre 1999 et acquit force de chose jugée le 19 décembre 1999.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N 1
15. Les requérants se plaignent d'une atteinte à leur droit au respect de ses biens ainsi que du caractère inadéquat du montant accordé au titre de l'indemnité d'expropriation, compte tenu de ce que celle-ci leur a été accordée longtemps après la privation du terrain et de ce qu'elle a été calculée en fonction de la loi no 359 de 1992, appliquée rétroactivement.
16. Le Gouvernement soulève tout d'abord une exception de non épuisement des voies de recours internes (l'article 35 § 1 de la Convention), faisant valoir que les requérants ne se sont pas pourvus en cassation contre l'arrêt de la cour d'appel de Bologne.
17. Les requérants s'y opposent.
18. S'agissant de l'exception du Gouvernement, la Cour rappelle qu'elle a rejeté une exception semblable dans des affaires similaires (Giacobbe et autres c. Italie, no 16041/02, 15 décembre 2005 ; Grossi c. Italie, no 18791/03, 6 juillet 2006 ; Ucci c. Italie, no 213/04, 22 juin 2006 ; Lo Bue c. Italie, no 12912/04, 13 juillet 2006 ; Zaffuto c. Italie, no 12894/04, 13 juillet 2006 ; De Angelis et autres c. Italie no 68852/01, 21 décembre 2006). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l'exception en question.
19. Quant au fond, la Cour note tout d'abord que les parties s'accordent pour dire qu'il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l'administration.
20. Ensuite, elle relève que les intéressés ont été privés de leur terrain conformément à la loi et que l'expropriation poursuivait un but légitime d'utilité publique (Mason et autres c. Italie, précité, § 57 ; Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 81, CEDH 2006-V). Par ailleurs, il s'agit d'un cas d'expropriation isolé, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière.
21. La Cour renvoie à l'arrêt Scordino c. Italie (no 1) précité (§§ 93-98) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence en la matière.
22. Elle constate que l'indemnisation accordée aux requérants a été calculée en fonction de l'article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Le montant définitif de l'indemnisation fut fixé à 16 275,72 EUR, alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l'expropriation était de 32 536,78 EUR.
23. Il s'ensuit que les requérants ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.
24. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Reste à examiner la question de l'application de l'article 41. Pour le préjudice matériel, les requérants demandent une somme correspondante à la différence entre la valeur marchande du terrain et le montant de l'indemnité accordée au niveau national, plus intérêts. Ils demandent également 50 000 EUR chacun à titre de réparation pour préjudice moral, ainsi que 14 400 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, sans toutefois présenter des documents à l'appui. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.
26. S'inspirant des critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relative à l'article 1 du Protocole no 1 (Scordino c. Italie (no 1) précité, §§ 93-98 ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, § 61, 8 août 2006 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 43663/98, § 38, 24 juillet 2007), la Cour estime que l'indemnité d'expropriation adéquate en l'espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande du bien au moment de la privation de celui-ci.
27. Elle accorde par conséquent une somme correspondant à la différence entre la valeur du terrain à l'époque de l'expropriation et l'indemnité d'expropriation obtenue au niveau national, déduction faite de la somme déjà reçue au titre d'acompte sur l'indemnité (voir paragraphe 7 ci-dessus), plus indexation et intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s'étant écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent correspondre à l'intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement réévalué. Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d'accorder aux requérants, conjointement, la somme de 62 000 EUR pour préjudice matériel.
28. En outre, elle estime que les requérants ont subi un préjudice moral certain que les constats de violation n'ont pas suffisamment réparé. Statuant en équité, elle alloue 5 000 EUR chacun à ce titre.
29. Quant aux frais et dépens, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour relève que les requérants n'ont pas fourni de documents à l'appui de leur demande et rejette donc cette dernière.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
(i) aux requérants, conjointement, 62 000 EUR (soixante-deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
(ii) à chaque requérant, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente