Conclusion Partiellement irrecevable ; Exception préliminaire rejetée (radiation du rôle) ; Violation de P1-1 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PREDESCU c. ROUMANIE
(Requête no 21447/03)
ARRÊT
STRASBOURG
2 décembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Predescu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21447/03) dirigée contre la Roumanie et dont M. I. A. a saisi la Cour le 2 mai 2003 au nom de Mme M P., une ressortissante de cet Etat, en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 2 mai 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
4. Après avoir informé la Cour en décembre 2007 du décès de Mme M P. survenu le 31 mars 1999, M. A. P. et Mme A.W. le fils et la fille de celle-ci, ont indiqué à la Cour qu'ils souhaitaient assumer la procédure engagée devant la Cour au nom de Mme M P. et ont fourni un certificat d'héritiers daté du 16 novembre 2007. A. P. a été représenté successivement par M. I. A. et par Mes C. N. B. et C. A. D., avocates à Craiova. A. W. a été également représentée par ces deux dernières avocates.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Mme M P. était née en 1910 et résidait à San Antonio (Etats-Unis).
A. Faits relatifs à l'introduction de la requête à la Cour
6. Le 2 mai 2003, M. I. A. envoya à la Cour un formulaire de requête au nom de Mme M P.. Y figuraient le résumé des faits pertinents, écrit à la première personne du singulier, ainsi que sa demande de satisfaction équitable. Par des lettres des 10 juillet 2003 et 6 avril 2004 envoyées à Mme M P., le greffe l'invita à préciser si elle souhaitait écrire à la Cour elle-même ou par l'intermédiaire du représentant désigné, I.A., auquel cas un pouvoir était nécessaire. En réponse à ces lettres, I.A. fournit un pouvoir par lequel l'intéressée lui donnait mandat pour la représenter dans les procédures visant la restitution de l'immeuble précité. Il ressortait du document que ce pouvoir avait été authentifié en 1996. En avril 2004, le fils de Mme M P., A. P., répondit lui aussi aux lettres du greffe et donna pouvoir à I.A. à l'égard de la requête en cause.
7. Par une lettre du 3 août 2004, le greffe confirma à I.A. l'enregistrement de la requête et l'invita à le tenir informé de tout élément pertinent pour l'affaire en cause, y compris d'un éventuel changement d'adresse de Mme M P., et à lui indiquer si cette dernière était entrée en possession effective de la partie de l'immeuble nationalisé restituée par l'arrêt définitif du 7 novembre 2002 (paragraphe 13 ci-dessous), ce que I.A. confirma en rédigeant la réponse au pluriel. L'échange des lettres relatives à la requête se poursuivit entre le greffe et I.A., à l'exception d'une période où cet échange s'effectua avec le fils de Mme M P., A. P., en raison de l'état de santé d'I.A.
8. Par une lettre du 3 mai 2007, le greffier notifia à Mme M P. et à I.A. que le président de la section a décidé de communiquer au Gouvernement la requête en question. Il joignit un exposé des faits qui mentionnait que Mme M P., désignée comme requérante, résidait aux Etats-Unis, qui résumait les procédures présentées dans le formulaire de requête comme engagées par celle-ci, et qui précisait le grief qu'elle tirait de l'impossibilité de jouir du rez-de-chaussée de la maison en question. I.A. ne fournit pas d'observations en réponse aux observations présentées par le Gouvernement.
9. Le 17 octobre 2007, contacté par le greffe au sujet de la réception effective des observations du Gouvernement et du statut de Mme M P., I.A. confirma la réception des observations, qu'il avait transmises à une avocate, et indiqua que l'intéressée était décédée depuis le
31 mars 1999 et qu'il n'avait pas estimé que le greffe en aurait dû être informé. Il ajouta que l'un de ses héritiers (A. P.) contacterait le greffe à ce sujet. Les 11 décembre 2007 et 12 février 2008, A. P. et A. W., le fils et la fille de Mme M P., confirmèrent à la Cour le décès de cette dernière, ajoutant qu'ils avaient cru que le greffe en avait déjà été informé et était en possession des pièces pertinentes à cet égard. Par ailleurs, s'appuyant sur un certificat d'héritiers du 16 novembre 2007, A. W. précisa à son tour qu'elle souhaitait assumer la procédure engagée devant la Cour au nom de Mme M P..
B. Faits relatifs à l'immeuble nationalisé par les autorités
10. En vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l'Etat prit un jour possession de l'immeuble de Mme M P., composé d'une maison à un étage et du terrain attenant de 1729 m2, sis au 31, rue Caracal, à Craiova.
11. Le 7 avril 1997, en vertu de la loi no 112/1995, le conseil départemental de Dolj conclut un contrat de vente avec la famille E. ayant pour objet l'appartement situé au rez-de-chaussée de la maison en question. Peu de temps après, cet appartement fut revendu par la famille E. à des tiers.
12. Le 29 mars 1999, Mme M P. saisit le tribunal de première instance de Craiova d'une action en revendication de l'immeuble nationalisé en 1950 et en annulation du contrat de vente du 7 avril 1997, dirigée contre le conseil départemental et la famille E. Après son décès le 31 mars 1999, son mandataire I.A. poursuivit la procédure. L'expert chargé d'identifier l'immeuble en cause précisa que le terrain attenant avait 750 m2, le restant du terrain revendiqué n'ayant pas pu être identifié. I.A. ne contesta pas les conclusions de l'expert.
13. Par une décision du 12 juin 2002 du tribunal départemental de Dolj confirmée en dernier ressort par un arrêt du 7 novembre 2002 de la cour d'appel de Craiova, les juridictions internes accueillirent en partie l'action introduite par Mme M P.. Les tribunaux jugèrent que l'immeuble en question avait été nationalisé de manière illégale par l'Etat et ordonnèrent la restitution de la maison et du terrain attenant de 750 m2, à l'exception de l'appartement situé au rez-de-chaussée de la maison, vu la bonne foi des époux E. lors de la conclusion du contrat de vente. Il ressort des dires d'I.A. que la famille P. s'est vu restituer par les autorités l'étage de la maison ainsi que le terrain auquel faisait référence cet arrêt.
14. A une date non précisée, sur le fondement de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés abusivement (« la loi no 10/2001 »), I. A. déposa auprès de la mairie de Craiova, au nom de Mme M P. et de son fils, A. P., une demande de restitution de la partie non rétrocédée de l'immeuble sis au 31, rue Caracal, à Craiova. A l'issue d'une procédure administrative et judiciaire, par un jugement du 28 avril 2006 du tribunal départemental de Dolj confirmé par un arrêt définitif du 27 février 2007 de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour de cassation »), les juridictions firent droit à la demande, pour autant qu'elle concernait Mme M P.. Les tribunaux relevèrent que la décision du 12 juin 2002 précitée (paragraphe 13 ci-dessus) avait l'autorité de la chose jugée s'agissant du constat de l'illégalité de la nationalisation de l'immeuble en question et de l'absence du titre valable de l'Etat. Se fondant sur une expertise et sur la loi précitée, ils jugèrent que Mme M P. était en droit de se voir restituer par les autorités locales une parcelle d'environ 219 m2 du terrain en cause, libre de constructions, et de se voir octroyer des indemnités d'un montant de 76 035 euros (EUR) pour le restant du terrain (760 m2) et de 226 851 179 lei roumains (ROL) pour le rez-de-chaussée de la maison, vendu aux époux E. Par ailleurs, les tribunaux rejetèrent la demande d'A. P. pour défaut de droit d'agir, dans la mesure où « ce dernier n'avait apporté aucune preuve qu'il était copropriétaire de l'immeuble litigieux ou héritier de l'ancienne propriétaire [Mme M P.], qui était encore en vie ».
15. Par un certificat du 16 novembre 2007, prenant en compte le décès de Mme M P. le 31 mars 1999, un notaire public constata que A. P. et A. W. étaient les héritiers de celle-ci avec chacun une quote-part de 1/2 sur son héritage.
16. A la suite de l'arrêt du 27 février 2007 précité, par une décision du 5 mai 2008, le maire de Craiova ordonna la restitution de la parcelle de 219 m2 et, en application de l'article 16 de la loi no 247/2005, le renvoi à la préfecture de Dolj du dossier concernant les mesures de réparation fixées par les tribunaux. Par un procès-verbal du 9 mai 2008, la mairie procéda à la restitution de la parcelle susmentionnée par la mise en possession d'un représentant des héritiers de Mme Maria P..
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 19-26, CEDH 2005-VII), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, CEDH 2005-XII (extraits)) et Tudor c. Roumanie (no 29035/05, §§ 15–20, 17 janvier 2008). Dans ce dernier arrêt est notamment décrite la procédure prévue par la loi no 247/2005 devant la Commission centrale chargée d'examiner les demandes, d'évaluer les biens et de rendre des décisions d'indemnisation, procédure qui se déroule postérieurement au renvoi des dossiers de restitution et d'indemnisation par les préfectures (article 16).
18. L'article 67 du code de procédure civile (CPC) prévoit que les parties à une procédure judiciaire peuvent exercer leurs droits personnellement ou par un mandataire (article 67 § 1). Le mandataire bénéficiant d'une procuration générale ne peut représenter le mandant en justice que si ce droit lui a été expressément octroyé. Toutefois, si le mandant n'a pas son domicile ou sa résidence en Roumanie, le droit de représentation en justice est présumé (article 67 §§ 2 et 3). L'article 71 du CPC prévoit que le mandat ne s'éteint pas par le décès du mandant, mais continue de produire des effets (dăinuieşte) jusqu'à son retrait par les héritiers.
19. Dans un arrêt du 21 octobre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice a cassé des décisions prononcées contre un litigant décédé au cours de la procédure au fond et qui avait continué d'être représenté par son mandataire : selon elle, dans une telle hypothèse, les dispositions de l'article 71 du CPC devaient être combinées avec celles de l'article 67 § 1 du CPC, de sorte que, dès le décès d'un litigant, c'étaient ses héritiers qui devenaient partie à la procédure et qui pouvaient confirmer, une fois entrés dans la procédure, le mandat donné au mandataire qui avait représenté le défunt.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
20. I.A., au nom de Mme M P., ainsi que les héritiers de cette dernière allèguent avoir subi une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, en raison des décisions des tribunaux internes qui, tout en constatant l'illégalité de la nationalisation de la maison en cause, ont validé la vente par l'Etat de l'appartement situé au rez-de-chaussée de celle-ci, les mettant dans l'impossibilité de jouir de cet appartement. Ils invoquent l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
21. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur la demande du Gouvernement de rayer la requête du rôle
22. Après avoir été informé par le greffe du décès de Mme M P., le Gouvernement a demandé que la requête soit rayée du rôle : vu qu'elle a été introduite à une époque où cette personne était déjà décédée, cette dernière ne pouvait donc pas saisir la Cour d'une requête, ni un mandataire le faire en son nom, de sorte que ses héritiers ne sauraient assumer et poursuivre une requête indûment introduite.
23. A l'encontre de cette thèse, Mme A. W. invoque l'article 71 du CPC (paragraphe 18 in fine). Elle estime que le pouvoir donné par Mme M P. à I.A. en 1996 au sujet de l'immeuble litigieux a continué de produire ses effets après le décès de celle-ci et s'appuie à ce titre sur deux pouvoirs des 28 mars 2001 et 29 décembre 2005, qui n'avaient pas été fournis à la Cour auparavant, pouvoirs que respectivement son frère et les deux héritiers ensemble ont donné à I.A. pour les représenter devant les tribunaux et les autorités à l'égard de la restitution de immeuble.
a) En ce qui concerne A. P.
24. La Cour estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner la demande du Gouvernement pour autant qu'elle concerne A. P., la requête étant irrecevable à son égard pour les motifs suivants.
25. La Cour rappelle qu'en vertu de l'article 47 § 6 du règlement de la Cour il incombe au requérant « d'informer la Cour de tout changement d'adresse et de tout fait pertinent pour l'examen de sa requête ». Elle rappelle ensuite qu'une requête peut être rejetée comme étant abusive, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Varbanov c. Bulgarie, 5 octobre 2000, § 36, Recueil des arrêt et décisions 2000-X ; Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004 ; Popov c. Moldavie (no 1), no 74153/01, § 48, 18 janvier 2005 ; Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006). Une information incomplète et donc trompeuse peut également être qualifiée comme un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu'elle concerne le noyau de l'affaire et que le requérant n'explique pas de façon suffisante son manquement à divulguer les informations pertinentes (Poznanski et autres c. Allemagne (déc.), no 25101/05, 3 juillet 2007).
26. Dans le cas d'espèce, la Cour observe qu'il ressortait du formulaire de requête et des pièces fournies postérieurement au dossier que Mme M P. était encore la titulaire du droit de propriété sur l'immeuble en cause et que les différentes procédures internes pertinentes ont été engagées par elle ou en son nom (paragraphes 6, 8 et 14 in fine). Elle relève qu'à aucun moment A. P., qui a exprimé implicitement, depuis avril 2004, son souhait de se joindre à la procédure engagée par I.A. et a désigné ce dernier comme représentant, n'a informé la Cour du fait que Mme M P. était décédée depuis 1999, ni même lorsque le greffe a communiqué à son mandataire, sur la base des pièces susmentionnées, l'exposé des faits qui la tenait pour vivante et pour étant encore la requérante, titulaire du droit litigieux dans l'affaire en cause (paragraphe 8 ci-dessus). De surcroît, la Cour note qu'A. P. n'a confirmé à la Cour la véridicité de cet élément essentiel dans l'examen de la requête qu'en décembre 2007, soit après que le greffe s'est renseigné à ce sujet auprès d'I.A. ; en outre, elle estime qu'A. P. n'a fourni aucune explication plausible de cette carence (a contrario, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, §§ 88-89, 20 juin 2002).
27. De l'avis de la Cour, la conduite du requérant, qui était de nature à la tromper sur un élément essentiel pour l'examen de la requête, est contraire à la vocation du droit de recours individuel, tel que prévu par les dispositions des articles 34 et 35 de la Convention. Partant, pour autant qu'elle concerne A. P., la requête doit être déclarée irrecevable comme étant abusive, en vertu de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
b) En ce qui concerne A. W.
28. En ce qui concerne A. W., la Cour constate d'emblée qu'on ne saurait regarder sa conduite comme relevant d'un exercice abusif du droit de recours individuel, puisque l'intéressée n'est intervenue dans la procédure devant la Cour, en manifestant son souhait d'assumer et poursuivre l'examen de la présente requête eu égard à sa qualité d'héritière de Mme M P., que le 12 février 2008.
29. Examinant la demande du Gouvernement de radiation du rôle de la requête en ce qui concerne A. W., la Cour observe que celui-ci n'allègue pas que cette dernière ne souhaiterait pas poursuivre la procédure (article 37 § 1 a) de la Convention) ou que le litige serait résolu (article 37 § 1 b)), mais estime qu'elle ne pourrait assumer une requête indûment introduite. Partant, la Cour doit examiner si, au vu des circonstances de l'espèce, il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). La Cour observe qu'il ressort des termes de l'article 37 § 1 c) de la Convention qu'elle dispose d'une grande latitude quant à l'identification des motifs susceptibles d'être retenus pour procéder à une radiation sur ce fondement, étant entendu cependant qu'ils doivent se trouver dans les circonstances particulières à chaque cause (Association SOS Attentats et de Boëry c. France (déc.) [GC], no 76642/01, § 37, CEDH 2006-... et la jurisprudence y citée).
30. La Cour relève que, dans d'autres affaires similaires, elle a jugé que l'impossibilité de jouir d'une partie d'un immeuble à l'égard duquel les tribunaux ont reconnu le caractère illégal de sa nationalisation, en raison de sa vente par l'Etat à des tiers, devait s'analyser en une situation continue (voir, parmi d'autres, Funke c. Roumanie, no 16891/02, §§ 19-20,
26 avril 2007 et Savulescu c. Roumanie, no 1696/03, § 22, 12 juillet 2007). Elle estime qu'il n'y a pas lieu en l'espèce de s'écarter de cette jurisprudence et de considérer que l'arrêt définitif du 27 février 2007 de la Haute Cour de cassation ait mis fin à cette situation continue, par la reconnaissance et la réparation de la violation alléguée, le Gouvernement n'ayant pas fourni d'éléments pertinents pour prouver que le paiement effectif de l'indemnisation pour l'appartement en cause a été effectué ou, du moins, le sera selon un calendrier prévisible (voir, mutatis mutandis, Matache c. Roumanie, no 38113/02 (fond et satisfaction équitable), 9 octobre 2006 et 7 juin 2008).
31. Partant, la Cour considère que le cas d'espèce est à distinguer des autres affaires qu'elle a rayées du rôle en application de l'article 37 § 1 c) de la Convention (voir, entre autres, les affaires citées dans la décision Association SOS Attentats et de Boëry susmentionnée, § 37, et Oya Ataman c. Turquie, no 47738/99, §§ 25-26, 22 mai 2007, où la Cour a jugé que la question soulevée par la requérante n'était plus d'actualité et que celle-ci n'avait pas informé la Cour des circonstances pertinentes à cet égard). La présenté requête concerne une situation continue toujours d'actualité (a contrario, Oya Ataman précité, § 25) et un grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1, à l'égard duquel l'héritière précitée de Mme M P. peut s'estimer personnellement touchée (a contrario, Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005-VI).
32. La Cour considère qu'au vu des circonstances de l'espèce et des conclusions ci-dessus, il serait quelque peu excessif et artificiel de sanctionner l'héritière de Mme M P. par la radiation de la présente requête pour la manière dont celle-ci a été initialement soumise à la Cour par I.A. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas de motifs qui lui permettent de conclure que l'examen de la requête ne se justifie plus, au sens de l'article 37 § 1 c) de la Convention. Dès lors, il convient de rejeter la demande du Gouvernement de rayer la requête du rôle et de poursuivre l'examen de celle-ci à l'égard de A. W. (ci-après « la requérante »).
2. Sur l'exception du Gouvernement tirée de l'inapplicabilité ratione materiae de l'article 1 du Protocole no 1
33. Le Gouvernement considère que la requérante ne bénéficie pas d'un « bien » ni même d'une « espérance légitime » relative à la restitution du rez-de-chaussée de l'immeuble en question et que la requête devrait être rejetée comme incompatible ratione materiae. En effet, après avoir examiné les termes de la décision du 12 juin 2002 du tribunal départemental, le Gouvernement conclut que l'intéressée ne dispose pas d'une décision de justice constatant l'absence du titre valable de l'Etat sur l'immeuble revendiqué et que les considérants de la décision susmentionnée qui pourraient être lus comme allant en ce sens ne jouissent pas de l'autorité de la chose jugée.
34. La requérante n'a pas soumis d'observations sur ce point.
35. La Cour considère que l'argument du Gouvernement revient à soulever une exception d'irrecevabilité pour incompatibilité ratione materiae au regard du grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1. Elle rappelle avoir déjà jugé qu'une décision définitive constatant le caractère illégal de la nationalisation par l'Etat d'un immeuble a pour effet de reconnaître, indirectement et avec effet rétroactif, le droit de propriété du requérant sur l'immeuble en cause, rendant l'intéressé titulaire d'un « bien » à cet égard (Florescu c. Roumanie, no 41857/02, §§ 25-27, 8 mars 2007 et Ioana Petrescu et autres c. Roumanie, no 23635/04, §§ 27-28, 3 juin 2008). Par ailleurs, contrairement au Gouvernement, la Cour observe qu'il ressort des décisions rendues dans la procédure terminée par l'arrêt du 27 février 2007 de la Haute Cour de cassation que, même s'il figurait seulement dans les considérants de la décision du 12 juin 2002, le constat relatif à l'illégalité de la nationalisation de l'immeuble auquel avait abouti cette dernière décision bénéficiait de l'autorité de la chose jugée (paragraphe 14 ci-dessus).
36. Partant, la Cour considère qu'en sa qualité d'héritière, la requérante est titulaire d'un « bien » à l'égard du rez-de-chaussée de l'immeuble en cause, au sens de l'article 1 du Protocole no 1, et qu'il convient de rejeter l'exception d'incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement.
37. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
38. Le Gouvernement réitère les observations déjà formulées dans d'autres affaires similaires, soutenant que l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens est proportionnée, vu qu'elle a la possibilité de se voir octroyer des dédommagements selon la procédure prévue par les lois nos 10/2001 et 247/2005.
39. La requérante n'a pas présenté d'observations au fond.
40. La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Florescu, précité, §§ 28-32 et Ioana Petrescu et autres, précité, §§ 29-30).
41. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. La Cour réaffirme notamment que, dans le contexte législatif roumain régissant les actions en revendication immobilières et la restitution des biens nationalisés par le régime communiste, la vente par l'Etat d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin, précité, §§ 39, 43 et 59).
42. La Cour rappelle qu'à l'époque des faits il n'y avait pas en droit interne de remède efficace susceptible d'offrir une indemnisation pour cette privation (Străin, précité, §§ 23, 26–27, 55–56 ; Porteanu, précité, §§ 23–24 et 34–35). De surcroît, tout en prenant note du prononcé de l'arrêt du 27 février 2007 de la Haute Cour de cassation, la Cour considère qu'à ce jour, le Gouvernement n'a pas démontré que le système d'indemnisation mis en place par la loi no 247/2005 permettrait aux bénéficiaires de cette loi, et en particulier à la requérante, de toucher, selon une procédure et un calendrier prévisibles, une indemnité en rapport avec la valeur vénale du bien dont cette dernière a été privée (Ioana Petrescu et autres, précité, § 32, et le paragraphe 30 in fine ci-dessus).
43. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la mise en échec du droit de propriété de la requérante sur l'appartement situé au rez-de-chaussée de l'immeuble, combinée avec l'absence d'indemnisation effective, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a violation de cette disposition.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
45. Au titre du préjudice matériel, la requérante réclame 60 000 euros (EUR) pour l'appartement sis au rez-de-chaussée de la maison en question et 150 000 EUR pour le terrain de 760 m2 non restitué par l'arrêt du 27 février 2007 de la Haute Cour de cassation. Elle s'appuie à ce titre sur la valeur du mètre carré indiquée dans un document imprimé fourni par une société commerciale et qui serait utilisé par les études notariales. Elle sollicite aussi 5 000 EUR pour le préjudice moral subi.
46. A l'égard de la demande pour dommage matériel, le Gouvernement met en avant que les procédures pour l'octroi des dédommagements fixés par l'arrêt précité du 27 février 2007 sont pendantes, que la question des dédommagements pour la parcelle de 760 m2 n'est pas visée par le grief de la partie requérante et que si la Cour devait être amenée à octroyer une somme pour l'appartement sis au rez-de-chaussée de l'immeuble, celle-ci ne saurait dépasser le montant alloué par l'arrêt susmentionné, actualisé par rapport au taux d'inflation, soit 25 695,4 nouveaux lei roumains (RON). Par ailleurs, A. W. ne saurait se voir octroyer qu'un montant correspondant à sa quote-part successorale, égale à ½. S'agissant du dommage moral sollicité, le Gouvernement considère qu'un constat de violation constituerait une réparation suffisante du préjudice moral allégué et que, de toute manière, le montant exigé à ce titre est excessif.
47. La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de la mise en échec du droit de propriété de la requérante sur l'appartement sis au rez-de-chaussée de l'immeuble, vendu aux époux E., combinée avec l'absence d'indemnisation. Partant elle ne saurait allouer de montant pour la parcelle de 760 m2 et note qu'à cet égard une requête distincte est pendante au rôle de la Cour. S'agissant de déterminer le montant du préjudice matériel subi en l'espèce par la requérante, la Cour observe, avec le Gouvernement, que celle-ci ne bénéficie que d'une quote-part de ½ de l'héritage de Mme M P.. Partant, compte tenu des données fournies par les parties ainsi que des informations dont la Cour dispose sur les prix du marché immobilier local, la Cour estime la valeur marchande actuelle de la part de la requérante dans l'appartement en question à 15 000 EUR et alloue cette somme à l'intéressée. Par ailleurs, concernant la demande de la requérante au titre du dommage moral, la Cour considère que l'ingérence alléguée a entraîné pour elle des désagréments et des incertitudes, et que la somme de 1 500 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.
B. Frais et dépens
48. Fournissant des justificatifs, la requérante demande également
1 000 RON pour les honoraires de ses avocats devant la Cour, pour des frais de traduction et pour les frais de notaire liés à la vérification de la succession de Mme M P..
49. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais exposés par la requérante dans la procédure interne ou devant la Cour.
50. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale, estime raisonnable la somme de 200 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
51. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable pour autant qu'elle concerne la requérante A. W. et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour préjudice matériel ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour préjudice moral ;
iii. 200 EUR (deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Josep Casadevall
Greffier adjoint Président