DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PISACANE ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 70573/01)
ARRÊT
STRASBOURG
27 mai 2008
DÉFINITIF
27/08/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pisacane et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popovic,
András Sajó,
Ayse Isil Karakas, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70573/01) dirigée contre la République italienne et dont quatre ressortissantes de cet Etat, Mmes A., A., F. et V. P. (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 23 juillet 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérantes sont représentées par Me G. R., avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Par une décision du 9 décembre 2004, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.
4. Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérantes sont nées respectivement en 1932, 1961, 1959 et 1968 et résident à Bénévent. Les trois dernières requérantes sont les héritières de M. S. P. (« S.P. »).
6. La première requérante et S.P. étaient propriétaires d’un terrain constructible d’environ 17 326 mètres carrés sis à Bénévent et enregistré au cadastre, feuille 57, parcelles 30, 31, 182 et 249.
1. L’expropriation du terrain
7. Par un arrêté du 7 février 1979, la municipalité de Bénévent autorisa l’occupation d’urgence de ce terrain en vue d’y construire une école. Le 5 juillet 1979, la municipalité procéda à l’occupation matérielle du terrain.
8. Le 5 juillet 1984, les requérantes conclurent avec la municipalité un accord de cession du terrain (« cessione volontaria »), par lequel les requérantes cédaient le terrain contre une indemnité provisoire, au sens de l’article 1 de la loi no 385 de 1980. L’administration versa la somme de 73 575 040 ITL à titre d’acompte, sous réserve de fixer l’indemnisation définitive une fois adoptée une loi établissant les critères d’indemnisation pour les terrains constructibles.
9. Entre-temps, par l’arrêt no 223 de 1983, la Cour constitutionnelle avait déclaré inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation à l’adoption d’une loi future. Par l’effet de cet arrêt, la loi no 2359 de 1865, prévoyant que l’indemnité d’expropriation d’un terrain correspondait à la valeur marchande de celui-ci, fut à nouveau en vigueur.
10. Par un acte du 24 avril 1987, la première requérante et S.P. introduisirent devant le tribunal civil de Bénévent une action en dommages-intérêts à l’encontre de l’administration provinciale et de la municipalité de Bénévent. Elles alléguaient que, compte tenu de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, l’accord de cession ne pouvait pas être considéré comme valide, de sorte qu’elles avaient été illégalement privées de leur bien.
11. Par un jugement du 21 mai 1995, le tribunal de Bénévent estima que, malgré la référence à une loi déclarée inconstitutionnelle, l’acte de cession était valide. De ce fait, le terrain avait été régulièrement exproprié. L’indemnité d’expropriation à laquelle les cédants avaient droit devait se calculer à concurrence de la valeur marchande du terrain, au sens de la loi no 2359 de 1865, qui avait repris vigueur. Cependant, le tribunal rejeta le recours, au motif que les cédants n’avaient pas expressément qualifié leur demande en indemnisation mais avaient réclamé des dommages-intérêts.
12. Des dix audiences qui se tinrent devant le tribunal, trois furent consacrées à l’examen d’une expertise technique ordonnée d’office, deux furent renvoyées à la demande des parties et une fut renvoyée d’office.
13. Par un acte notifié le 18 septembre 1995, la première requérante et S.P. interjetèrent appel du jugement rendu par le tribunal.
14. Au cours de la procédure devant la cour d’appel, une expertise fut déposée au greffe. Selon l’expert, la valeur marchande du terrain en 1984, à savoir au moment du transfert de propriété, était de 65 000 ITL le mètre carré (valeur globale de 1 126 190 000 ITL).
A une date non précisée, S.P. décéda.
15. Par un arrêt du 3 mars 1999, déposé le 25 mars 1999, la cour d’appel de Naples confirma la régularité de l’acte de cession et estima que la demande introduite par les cédants devait être qualifiée de demande en indemnité d’expropriation. Le montant de cette indemnité devait désormais être calculé conformément à la loi no 359 de 1992, entre-temps entrée en vigueur. La cour d’appel affirma que l’indemnité d’expropriation due aux requérantes était de 576 739 225 ITL, à savoir 33 287,50 ITL le mètre carré.
Après avoir déduit de cette somme le montant déjà reçu par les intéressées, la cour d’appel condamna l’administration à payer 471 113 863 ITL, plus intérêts à compter de 1984.
16. La procédure devant la cour d’appel se déroula en trois audiences, dont deux furent dédiées respectivement à la nomination de l’expert et à l’examen du rapport d’expertise et une à la reprise de la procédure par les trois dernières requérantes suite au décès de S.P.
17. Il ressort du dossier que l’arrêt de la cour d’appel devint définitif le 11 mai 2000.
18. Le 2 juin 2000, les quatre requérantes notifièrent une injonction de paiement à l’administration. La date à laquelle l’indemnité a été payée n’est pas connue.
2. Le recours au sens de la « loi Pinto »
19. A une date non précisée, les requérantes introduisirent devant la cour d’appel de Rome une demande d’indemnisation au sens de la « loi Pinto ». Cette demande concernait la procédure litigieuse ainsi que d’autres procédures.
20. Par une décision du 12 novembre 2001, la cour d’appel de Rome rejeta la demande d’indemnisation relative à la procédure litigieuse, estimant que la durée de celle-ci n’était pas excessive en raison de la complexité de la cause, vu notamment le besoin de procéder à deux expertises et d’examiner plusieurs document déposés, et du comportement des parties.
21. Par un arrêt du 1er octobre 2002, la Cour de cassation débouta les requérantes de leur pourvoi, au motif que la cour d’appel avait suffisamment et correctement motivé sa décision.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Scordino c. Italie (no 1) ([GC], no 36813/97, CEDH 2006-...).
23. Par l’arrêt no 348 du 22 octobre 2007, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article 5bis du décret no 333 de 1992, tel que modifié par la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l’indemnisation. La Cour Constitutionnelle a aussi indiqué au législateur les critères à prendre en compte pour une éventuelle nouvelle loi, en faisant référence à la valeur vénale du bien.
La loi de finances no 244 du 24 décembre 2007 a établi que l’indemnité d’expropriation pour un terrain constructible doit correspondre à la valeur vénale du bien. Lorsque l’expropriation rentre dans le cadre d’une réforme économique et sociale, une réduction de 25 % sera appliquée.
Cette disposition est applicable à toutes les procédures d’expropriation en cours au 1er janvier 2008, sauf celles où la décision sur l’indemnité d’expropriation a été acceptée ou est devenue définitive.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
24. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement soutient que la requête a été introduite tardivement dans la mesure où les requérantes se plaignent de ce que le montant du dédommagement a été calculé au sens de la loi no 359 de 1992. Il estime que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir soit en 1992, à savoir à la date de l’entrée en vigueur de cette loi, soit en 1993, à savoir à la date du dépôt au greffe de l’arrêt par lequel la Cour constitutionnelle a confirmé la légalité de la disposition en question. A l’appui de ses allégations, le Gouvernement cite l’affaire Miconi c. Italie ((déc.), no 66432/01, 6 mai 2004).
25. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, « Si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (...) ». Or, il ressort du dossier que cette condition ne se trouve pas remplie en l’espèce. Il y a donc forclusion.
26. En tout état de cause, la Cour relève qu’elle a rejeté ce type d’exception dans plusieurs affaires (voir, entre autres, Donati c. Italie (déc.), no 63242/00, 13 mai 2004 ; Chirò c. Italie no 2 (déc.), no 65137/01, 27 mai 2004). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l’exception en question.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
27. Les requérantes se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, au motif que l’indemnité n’est pas adéquate, et qu’elle a été calculée sur la base de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Elles invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Thèses des parties
28. Les requérantes affirment avoir été victimes d’une expropriation illégale. Elles se plaignent d’avoir été privées de leur terrain de manière incompatible avec leur droit au respect de leurs biens et font observer que l’indemnité qui leur a été accordée correspond à moins de la moitié de la valeur marchande du terrain, ce qui ne saurait être considéré comme un montant raisonnable.
29. Étant donné que les terrains litigieux sont passés à l’administration non pas à la suite d’un décret d’expropriation, mais sur la base d’actes de cession, le Gouvernement soutient que le transfert de propriété en l’espèce ne relève pas du droit public mais plutôt du droit privé, à savoir qu’il s’agit d’une libre vente. Le Gouvernement en conclut qu’en l’espèce, il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit au respect des biens des requérantes et que la situation dénoncée est conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
30. Quant à l’applicabilité au cas d’espèce de l’article 5 bis, le Gouvernement soutient que les requérantes ont voulu l’application de cette nouvelle loi, dans la mesure où, dans les accords de cession conclus en 1984 sur la base de la loi no 385 de 1980, elles ont accepté de soumettre la fixation de l’indemnité d’expropriation à l’adoption d’une loi future. Selon le Gouvernement, la « loi future » ne peut être la loi no 2359 de 1865, qui redéploya ses effets à compter de la déclaration d’inconstitutionnalité du 15 juillet 1983 de la loi no 385 de 1980.
31. S’agissant du montant qui a été calculé en fonction de la loi no 359, le Gouvernement, tout en admettant que l’indemnité litigieuse est inférieure à la valeur marchande du terrain, estime que ce montant doit passer pour adéquat, vu la marge d’appréciation laissée aux États dans ce domaine. En outre, la « valeur marchande » d’un bien est une notion imprécise et incertaine, qui dépend de nombreuses variables et est de nature essentiellement subjective. Le Gouvernement observe qu’en tout cas, la valeur marchande du terrain est un des éléments pris en compte dans le calcul effectué par les juridictions internes conformément à l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Aux termes de cette disposition, la valeur marchande est tempérée par un autre critère, à savoir la rente foncière calculée à partir de la valeur inscrite au cadastre.
32. Se référant aux arrêts de la Cour dans plusieurs affaires (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102 ; James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98), le Gouvernement soutient que la requête en question doit être examinée à la lumière du principe selon lequel la Convention n’impose pas une indemnisation à hauteur de la pleine valeur marchande du bien et qu’une indemnisation ayant un rapport raisonnable de proportionnalité avec la valeur du bien suffit pour que le juste équilibre ne soit pas rompu.
2. Appréciation de la Cour
33. La Cour note tout d’abord que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l’administration.
34. Ensuite, elle relève que le terrain litigieux a été occupé en 1979 dans le cadre d’une procédure d’expropriation et que l’acte de cession du terrain qui a suivi, déclaré régulier par les autorités judiciaires, s’est fondé sur l’acceptation de la part des intéressées du montant offert à titre d’acompte sur l’indemnité d’expropriation. Par la suite, un contentieux judiciaire a été instauré par les requérantes aux fins d’obtenir l’indemnité définitive d’expropriation. Dans ces circonstances, la Cour voit mal comment l’on pourrait soutenir qu’il s’agit d’un contrat de libre vente alors qu’en l’espèce, l’administration a agi dans le cadre de son pouvoir d’exproprier et que les requérantes ont subi un transfert sous contrainte de leurs biens. En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans le droit de propriété des requérantes et que la privation de la propriété litigieuse relève de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, visant la privation de propriété soumise à certaines conditions (Mason et autres c. Italie, no 43663/98, § 55, arrêt du 17 mai 2005).
35. A la lumière des faits de l’espèce, la Cour conclut que les intéressées ont été privées de leur terrain conformément à la loi et que l’expropriation poursuivait un but légitime d’utilité publique (Mason et autres c. Italie, précité, § 57 ; Scordino c. Italie (no 1), précité, § 53).
36. La Cour rappelle que dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation d’un terrain en vue de la construction d’une route ou à d’autres fins d’ « utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien. Cette règle n’est toutefois pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 78), étant donné que des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de reforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 36, § 54).
37. Elle renvoie à l’arrêt Scordino c. Italie (no 1) précité (§§ 93-98) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence en la matière.
38. En l’espèce, comme il a été établi que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire, une réparation qui n’est pas intégrale ne rend pas illégitime en soi la mainmise de l’Etat sur les biens des requérantes (Scordino c. Italie (no1), arrêt précité, § 99 ; mutatis mutandis, Ex-Roi de Grèce et autres, arrêt précité, § 78). Dès lors, il reste à rechercher si, dans le cadre d’une privation de propriété licite, les requérantes ont eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.
39. La Cour constate que l’indemnisation accordée aux requérantes a été calculée en fonction de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Elle note que ces critères s’appliquent quels que soient l’ouvrage public à réaliser et le contexte de l’expropriation. Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse ; elle doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par les requérants pour le cas dont on l’a saisie. A cette fin, elle doit, en l’espèce, se pencher sur la loi susmentionnée dans la mesure où les requérants s’en prennent aux répercussions de celle-ci sur leurs biens (Les Saints Monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, § 55).
40. En l’occurrence, le montant définitif de l’indemnisation fut fixé à 33 287,50 ITL par mètre carré, alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l’expropriation était de 65 000 ITL par mètre carré (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Il en résulte que l’indemnité d’expropriation est largement inférieure à la valeur marchande du bien en question.
41. Il s’agit en l’espèce d’un cas d’expropriation isolé, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière. Par conséquent, la Cour n’aperçoit aucun objectif légitime « d’utilité publique » pouvant justifier un remboursement tellement inférieur à la valeur marchande.
42. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’indemnisation accordée aux requérantes n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant légitimer une indemnisation tellement inférieure à la valeur marchande du bien. Il s’ensuit que les requérantes ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.
43. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE D’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE
44. Les requérantes allèguent que l’adoption et l’application de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 à leur procédure constitue une ingérence législative contraire à leur droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses passages pertinents, dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
45. Elles observent notamment que l’application d’une loi adoptée en cours de procédure et qui a réduit de manière très sensible le montant auquel elles avaient droit n’est pas conforme aux principes de légalité et d’équité de la procédure.
46. Le Gouvernement fait observer que les requérantes ont été privées de leur bien sur la base d’un acte de cession, dans lequel elles ont librement déclaré vouloir soumettre la question de l’indemnisation à une loi future. Au moment de la cession, les requérantes étaient au courant de la déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions auxquelles l’acte de cession faisait référence. A cet égard, le Gouvernement fait observer que les parties à un contrat peuvent renvoyer même à une législation qui n’est plus en vigueur afin de fixer les clauses dont la détermination est laissée par la loi à leur libre négociation. Selon le Gouvernement, ceci implique que les requérantes ont voulu l’application de la loi no 359 de 1992.
47. L’application de la disposition litigieuse à la cause des requérantes ne soulève donc aucun problème au regard de la Convention. A l’appui de ses thèses, le Gouvernement se réfère spécifiquement aux arrêts Forrer-Niedenthal c. Allemagne (no 47316/99, 20 février 2003), OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France (nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004) et Bäck c. Finlande, (no 37598/97, CEDH 2004-VIII).
48. La Cour réaffirme que si, en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 § 1 de la Convention s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal & Gonzales c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B ; Papageorgiou c. Grèce, arrêt du 22 octobre 1997, Recueil 1997-VI ; Draon c. France [GC], no 1513/03, arrêt du 6 octobre 2005 ; Maurice c. France [GC], no 11810/03, arrêt du 6 octobre 2005).
49. La Cour observe qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992, eu égard aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle italienne le 25 janvier 1980 et le 15 juillet 1983, la loi applicable au cas d’espèce était la loi no 2359 de 1865, qui prévoyait, en son article 39, le droit d’être indemnisé à concurrence de la pleine valeur marchande du bien. En conséquence de la disposition critiquée, les requérantes ont subi une diminution substantielle de leur indemnisation. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’indemnisation accordée aux requérantes n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une indemnisation tellement inférieure à la valeur marchande du bien (paragraphe 42 ci-dessus).
50. En modifiant le droit applicable aux indemnisations résultant des expropriations en cours et aux procédures judiciaires pendantes y relatives, à l’exception de celles où le principe de l’indemnisation a fait l’objet d’une décision irrévocable, l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 a appliqué un régime nouveau d’indemnisation à des faits dommageables qui étaient antérieurs à son entrée en vigueur et avaient déjà donné lieu à des créances en réparation – et même à des procédures pendantes à cette date –, produisant ainsi un effet rétroactif.
51. L’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 a simplement supprimé rétroactivement une partie essentielle des créances en indemnisation, de montants élevés, que les propriétaires de terrains expropriés, tels que les requérantes, auraient pu réclamer aux expropriants. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’indemnisation accordée aux requérantes n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§ 126-131).
52. Pour la Cour, le Gouvernement n’a pas démontré que les considérations invoquées par lui permettaient de faire ressortir l’« intérêt général évident et impérieux » requis pour justifier l’effet rétroactif, qu’elle a reconnu dans les affaires citées par le Gouvernement (paragraphe 47 ci-dessus).
53. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
54. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérantes se plaignent de la durée de la procédure. La disposition invoquée, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
55. Les requérantes estiment que la procédure s’étant déroulée devant le tribunal de Bénévent et la cour d’appel de Naples a eu une durée excessive.
56. Le Gouvernement affirme que la durée litigieuse ne saurait être considérée déraisonnable à la lumière des critères établis par la jurisprudence de la Cour, notamment en raison de la complexité de l’affaire.
57. La Cour estime que la période à considérer a commencé le 24 avril 1987, avec l’assignation de l’administration devant le tribunal de Bénévent, pour s’achever le 25 mars 1999, date du dépôt au greffe du texte de l’arrêt de la cour d’appel de Naples. Elle a donc duré onze ans et onze mois pour deux degrés de juridiction.
58. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
60. Pour le préjudice matériel, les requérantes demandent la restitution du terrain ou, à défaut, le remboursement de la différence entre la valeur marchande du terrain, réévaluée et augmentée de la plus-value dérivant de la réalisation de l’œuvre publique, et le montant obtenu par les autorités judiciaires. Elles chiffrent ce préjudice à 4 116 420,13 EUR.
61. Quant au dommage moral, les requérantes réclament 50 000 EUR chacune pour le préjudice dérivant de l’expropriation du terrain et 20 000 EUR chacune pour le préjudice lié à la durée excessive de la procédure.
62. Au sujet du dommage matériel subi par les requérantes, la Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
63. En l’espèce, quant à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a constaté que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire (paragraphe 35 ci-dessus). L’acte du gouvernement italien qu’elle a tenu pour contraire à la Convention était une expropriation qui eût été légitime si une indemnisation adéquate avait été versée. En outre, la Cour a constaté que l’application rétroactive de l’article 5bis de la loi no 359 de 1992 avait privé les requérantes de la possibilité offerte par l’article 39 de la loi no 2359 de 1865, applicable en l’espèce, d’obtenir une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien (paragraphe 39 ci-dessus).
64. S’inspirant des critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relative à l’article 1 du Protocole no 1 (Scordino c. Italie (no 1) précité, §§ 93-98 ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, § 61, 8 août 2006 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 43663/98, § 38, 24 juillet 2007), la Cour estime que l’indemnité d’expropriation adéquate en l’espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande des biens au moment de la privation de ceux-ci.
65. Elle accorde par conséquent une somme correspondant à la différence entre la valeur du terrain à l’époque de l’expropriation, telle qu’elle ressort des éléments du dossier, et l’indemnité obtenue au niveau national (paragraphes 14 et 15 ci-dessus), plus indexation et intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s’étant écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent correspondre à l’intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement réévalué.
66. Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérantes, conjointement, la somme de 1 000 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour préjudice matériel.
67. Par ailleurs, la Cour estime que les requérantes ont dû subir un préjudice moral certain en raison de la durée et de l’iniquité de la procédure ainsi que de l’atteinte injustifiée à leur droit au respect des biens, que les constats de violation n’ont pas suffisamment réparé.
68. Eu égard aux éléments de la présente affaire et compte tenu également du fait que la procédure « Pinto » n’est pas parvenue à un constat de violation (Milazzo c. Italie, no 77156/01, §§ 65 et 80, 2 novembre 2006), la Cour, statuant en équité, estime que les requérantes doivent se voir allouer 12 000 EUR chacune, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
69. Justificatifs à l’appui, les requérantes réclament également 52 278,01 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.
70. Le Gouvernement s’y oppose.
71. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour, statuant en équité, alloue aux requérantes, conjointement, 10 000 EUR pour les frais exposés à Strasbourg, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
C. Intérêts moratoires
72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 en raison de l’application en l’espèce de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 en raison de la durée de la procédure ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. aux requérantes, conjointement, 1 000 000 EUR (un million d’euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
ii. à chaque requérante 12 000 EUR (douze mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
iii. aux requérantes, conjointement, 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérantes;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente