PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PECHLIVANIDIS ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 48380/07)
ARRÊT
STRASBOURG
18 février 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pechlivanidis et autres c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Christos Rozakis,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2010,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48380/07) dirigée contre la République hellénique par huit ressortissants de cet Etat, OMISSIS (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 18 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me P. P., avocate au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, MM. S. Spyropoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat et I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.
3. Le 31 mars 2009, la présidente de la première section a décidé de communiquer les griefs tirés du refus de l’administration de se conformer à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée (articles 6 § 1 et 13 de la Convention) au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1949, 1948, 1951, 1945, 1941, 1953, 1976 et 1978 et résident à Athènes.
A. Le contexte du litige
5. Les requérants sont propriétaires indivis d’un terrain de 210 m² sis dans la municipalité de Moschato, dans la région d’Attique.
6. En 1987, par décision no 31/1987, le conseil municipal de Moschato modifia le plan d’alignement (Ï�υμοτομικό σχÎδιο) de la zone où se situait le terrain des requérants, qu’il qualifia d’« espace vert » et de « zone de loisirs et de sports ». Cette décision fut confirmée en 1994, par une nouvelle décision du conseil municipal de Moschato (décision no 109/1994), puis approuvée par décision du maire de Moschato en date du 26 septembre 1994 (décision no 377/1994), laquelle fut publiée au Journal officiel du 13 octobre 1994. La décision no 109/1994 fut à nouveau publiée au Journal officiel le 15 mars 1999. Entre-temps, le 26 février 1997, les requérants avaient adressé à la municipalité de Moschato une mise en demeure extrajudiciaire (εξώδικη δήλωση), tendant à la révocation des mesures litigieuses, qui fut rejetée le 26 mars 1997 (décision no 1953/1997).
B. La première procédure engagée par les requérants
7. Le 26 février 1999, les requérants saisirent la cour administrative d’appel d’Athènes d’un recours tendant à l’annulation des décisions nos 31/1987 et 109/1994 du conseil municipal de Moschato, ainsi qu’à la révocation des mesures litigieuses. Cette procédure prit fin le 24 septembre 2003, avec l’arrêt no 2598/2003 du Conseil d’Etat, déboutant les requérants de leurs demandes.
C. La seconde procédure engagée par les requérants
8. Le 4 juin 2004, les requérants saisirent la municipalité de Moschato d’une demande tendant à la modification du plan d’alignement en vigueur, de manière à lever la charge grevant leur propriété. La municipalité n’y donna pas suite.
9. Le 11 octobre 2004, les requérants saisirent le tribunal administratif du Pirée d’un recours en annulation contre le refus tacite de l’administration de lever les mesures d’urbanisme qui pesaient sur leur terrain.
10. Le 28 février 2007, le tribunal constata que, pendant une longue période, l’administration n’avait pris aucune mesure tendant à la réalisation de l’ouvrage envisagé par la modification du plan d’alignement litigieux. Dès lors, il fit droit au recours et ordonna à l’administration de modifier le plan d’alignement du quartier pour permettre le déblocage du terrain litigieux (décision no 323/2007). Il ressort du dossier que cette décision ne fit l’objet d’aucun recours ; elle serait donc devenue définitive.
D. Développements ultérieurs
11. Le 24 mai 2007, les requérants demandèrent à la municipalité de Moschato de lever les mesures litigieuses, conformément à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée.
12. Par courrier du 11 juillet 2007, la municipalité informa les requérants que par décision no 127/2007, elle avait décidé d’exproprier à nouveau le terrain litigieux.
13. Le 12 septembre 2007, les requérants recoururent contre cette décision devant le secrétaire général de la périphérie d’Attique, qui rejeta leur recours le 22 octobre 2007 (décision no 38054/2007). Le 13 décembre 2007, les requérants obtinrent l’annulation par voie administrative de la décision no 127/2007.
14. Le 17 avril 2008, la municipalité révoqua l’expropriation du terrain des requérants, mais requalifia le terrain comme espace vert et ordonna une nouvelle expropriation (décision no 81/2008). Cette décision, contre laquelle les requérants formulèrent une objection qui n’a pas abouti, fut approuvée par le ministre des Travaux publics et publiée au Journal officiel du 19 juin 2009. Selon les informations fournies par le Gouvernement, un crédit fut prévu dans le budget 2008 de la municipalité pour l’indemnisation des propriétaires expropriés.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. L’article 95 § 5 de la Constitution dispose :
« L’administration est tenue de se conformer aux arrêts de justice. La violation de cette obligation engage la responsabilité de tout organe coupable, ainsi qu’il est prescrit par la loi ».
16. Le 14 novembre 2002, la loi no 3068/2002 sur l’exécution des arrêts de justice par l’administration entra en vigueur (Journal officiel no 274/2002). Cette loi prévoit entre autres que l’administration a l’obligation de se conformer sans retard aux arrêts de justice et de prendre toutes les mesures nécessaires pour exécuter lesdits arrêts (article 1). La loi prévoit la création de conseils de trois membres constitués au sein des hautes juridictions helléniques (Cour Suprême Spéciale, Cour de Cassation, Conseil d’Etat et Cour des comptes), qui sont chargés de contrôler la bonne exécution des arrêts de leurs juridictions respectives par l’administration dans un délai qui ne peut pas dépasser trois mois (à titre exceptionnel, ce délai peut être prorogé une seule fois). Les conseils peuvent notamment désigner un magistrat pour assister l’administration en lui proposant, entre autres, les mesures appropriées pour se conformer à un arrêt. Si l’administration n’exécute pas un arrêt dans le délai fixé par le conseil, des pénalités lui sont imposées, qui peuvent être renouvelées tant qu’elle ne s’y conforme pas (article 3). Des mesures disciplinaires peuvent également être prises contre les agents de l’administration à l’origine du défaut d’exécution (article 5). Les dispositions de la loi no 3068/2002 s’appliquent aux arrêts rendus après son entrée en vigueur (article 6).
17. L’application de cette loi débuta le 19 février 2004, lorsque le décret présidentiel no 61/2004, prévoyant ses modalités d’exécution, entra en vigueur. Depuis lors, le conseil de trois membres du Conseil d’Etat rendit des décisions dans lesquelles il constata que, suite à sa saisine, l’administration s’était conformée aux arrêts de justice invoqués par les intéressés (voir notamment les décisions nos 29/2005, 30/2005, 45/2005 et 63/2006) ; il rendit aussi une décision par laquelle, en raison du refus de l’administration de se conformer à l’arrêt de justice invoqué par les intéressés, il obligea celle-ci à leur verser 20 000 euros et invita le ministre compétent à prendre des mesures disciplinaires contre les agents de l’administration à l’origine du défaut d’exécution (décision no 48/2005).
18. Entrent également en ligne de compte les dispositions suivantes de la loi d’accompagnement (Εισαγωγικός �όμος) du code civil :
Article 104
« L’Etat est responsable, conformément aux dispositions du code civil relatives aux personnes morales, des actes ou omissions de ses organes concernant des rapports de droit privé ou son patrimoine privé. »
Article 105
« L’Etat est tenu à réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission ont eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité de ministres. »
Article 106
« Les dispositions des deux articles précédents s’appliquent aussi en matière de responsabilité des communes ou des autres personnes de droit public pour le dommage causé par les actes ou omissions de leurs organes. »
19. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil établit le concept d’acte dommageable spécial de droit public, créant une responsabilité extracontractuelle de l’Etat. Cette responsabilité résulte d’actes ou omissions illégaux ayant causé un préjudice matériel ou moral à l’administré. Les actes concernés peuvent être non seulement des actes juridiques, mais également des actes matériels de l’administration, y compris des actes non exécutoires en principe (Kyriakopoulos, Commentaire du code civil, article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, no 23; Filios, Droit des contrats, partie spéciale, volume 6, responsabilité délictueuse 1977, par. 48 B 112 ; E. Spiliotopoulos, Droit administratif, troisième édition, par. 217).
20. Aux termes de l’article 19 de la loi no 1868/1989, l’action en dommages-intérêts devant les juridictions administratives est un recours indépendant du recours en annulation ou de tout autre recours contre l’acte ou l’omission administratifs dont découle l’obligation éventuelle d’indemnisation ; elle peut donc être exercée de façon autonome au choix de l’intéressé. Puisque la nature illégale de l’acte ou de l’omission est l’une des conditions de recevabilité de l’action en réparation, le tribunal administratif saisi d’une telle action examine aussi la légalité de l’acte ou de l’omission administratifs incriminés, à condition que celle-ci n’ait pas déjà été examinée avec force de chose jugée dans le cadre d’une autre procédure.
21. Il existe une abondante jurisprudence des tribunaux internes au sujet de l’action en dommages-intérêts. Selon cette jurisprudence, si un terrain affecté à la construction d’un ouvrage d’utilité publique demeure bloqué pendant une longue période sans que l’administration ne procède à son expropriation formelle moyennant une indemnité, le propriétaire concerné peut demander le déblocage de son bien, ainsi qu’une indemnisation pour le dommage subi (voir, par exemple, tribunal administratif de Thessalonique, décision no 2839/1991). De même, si l’administration bloque un terrain au-delà d’un délai raisonnable, le propriétaire affecté peut demander une indemnité pour le dommage subi en raison du blocage illégal de son bien et de la privation de son usage (voir, par exemple, tribunal administratif de Kalamata, décision no 104/2003). Enfin, si l’administration occupe illégalement un terrain, le propriétaire peut demander, outre la restitution de son bien, une indemnité pour la privation de l’usage de son terrain (voir, par exemple, tribunal de grande instance de Rhodes, décision no 35/2004).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DU DROIT D’ACCÈS À UN TRIBUNAL
22. Les requérants se plaignent du refus des autorités nationales de se conformer à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
23. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, puisqu’ils n’ont pas saisi le comité compétent du Conseil d’Etat sur la base de la loi no 3068/2002 (voir paragraphe 16 ci-dessus) pour se plaindre du prétendu refus de l’administration de se conformer à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée. Il affirme que, grâce à cette nouvelle loi qui met en place un recours clair, accessible et pleinement efficace, les requérants auraient pu obtenir l’exécution de la décision susmentionnée ou, à défaut d’une telle exécution, une indemnisation. Le Gouvernement souligne en outre que les requérants auraient pu demander la sanction disciplinaire ou pénale des agents de l’administration à l’origine du défaut d’exécution de la décision dont ils tirent leurs prétentions.
24. Les requérants réfutent ces thèses.
25. La Cour a déjà eu l’occasion de se pencher sur cette objection du Gouvernement dans des affaires soulevant le même type de grief (voir, parmi plusieurs autres, Kanellopoulos c. Grèce, no 11325/06, §§ 20-21, 21 février 2008 ; Panagiotis Gikas et Giorgos Gikas c. Grèce, no 26914/07, §§ 30-31, 2 avril 2009). Elle ne voit pas de raisons de s’écarter en l’espèce de ses conclusions dans les affaires susmentionnées. Il convient donc de rejeter l’exception dont il s’agit.
26. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
27. Le Gouvernement soutient que l’administration s’est conformée pleinement et sans retard au jugement du tribunal administratif. La décision d’engager une nouvelle procédure d’expropriation n’est pas en contradiction avec ce constat et ne démontre aucunement la volonté de l’administration de passer outre la décision judiciaire. L’imposition d’une nouvelle charge à une propriété par la décision qui en même temps lève une charge antérieure est admise par la jurisprudence des tribunaux grecs sous certaines conditions qui se trouvaient remplies dans le cas des requérants (intention sérieuse et capacité de l’administration de mener à terme une procédure d’expropriation en cas de besoin pour la mise en œuvre du plan d’urbanisme), d’autant plus qu’un crédit était déjà prévu au budget de la municipalité pour l’indemnisation des propriétaires expropriés.
28. Les requérants soutiennent qu’en réalité la qualification par l’administration de leur terrain comme espace vert n’a jamais été levée. Ils critiquent la manière de procéder de l’administration qui, tout en révoquant l’expropriation, a décidé d’en imposer une nouvelle.
29. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6. La Cour a déjà reconnu que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier à un jugement ou arrêt prononcé par la plus haute juridiction administrative de l’Etat en la matière (voir l’arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, § 40 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1997-II). De surcroît, la Cour souligne l’importance particulière que revêt l’exécution des arrêts de justice dans le contexte du contentieux administratif (voir Iera Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no 32259/02, § 34, 22 décembre 2005).
30. En l’occurrence, la Cour note que le 28 février 2007, le tribunal administratif du Pirée annula le refus de l’administration de lever la charge pesant sur le terrain des requérants et ordonna à l’administration de modifier le plan d’alignement du quartier pour permettre le déblocage du terrain litigieux. Le 17 avril 2008, la municipalité de Moschato révoqua l’expropriation du terrain des requérants, mais requalifia le terrain comme espace vert et ordonna une nouvelle expropriation. Cette décision fut publiée au Journal officiel du 19 juin 2009. Dans l’intervalle, il s’est donc écoulé une période de plus d’un an et un mois.
31. Indépendamment de la question de savoir si ce délai peut être considéré comme raisonnable (voir, mutatis mutandis, Georgoulis et autres c. Grèce, no 38752/04, § 24, 21 juin 2007), la Cour relève qu’il a servi non pas à lever le blocage en cause, mais à ménager les intérêts de l’administration et au bout du compte à ordonner une nouvelle expropriation, actes en contradiction flagrante avec le dispositif du jugement du tribunal administratif.
32. Certes, dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, la Cour admet que les Etats contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique. Rien ne lui permettrait donc d’affirmer que l’administration n’a plus le droit d’examiner s’il est opportun d’exproprier à nouveau la propriété litigieuse ou de préjuger de l’illégalité d’une telle mesure (voir, mutatis mutandis, Katsaros c. Grèce, no 51473/99, § 44, 6 juin 2002 ; Kosmidis et Kosmidou c. Grèce, no 32141/04, § 25, 8 novembre 2007).
33. Toutefois, en l’espèce, compte tenu de la durée du blocage de la propriété des requérants et des termes non équivoques de la décision du tribunal administratif du Pirée, la Cour estime que l’administration aurait dû tout mettre en œuvre pour se conformer dans les meilleurs délais à cette décision. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce.
34. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit des requérants d’avoir accès à un tribunal.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
35. Les requérants se plaignent de l’absence en droit grec d’un recours leur permettant de contraindre l’administration à se conformer à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée. Ils allèguent une violation de l’article 13 de la Convention, qui se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
36. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse, en affirmant que les requérants n’avaient pas en l’espèce de grief « défendable », au sens de cette disposition. A titre accessoire, le Gouvernement se réfère à nouveau à la procédure prévue par la loi no 3068/2002 et estime que par ce biais, les requérants auraient pu dénoncer la violation alléguée de l’article 6 et obtenir réparation.
A. Sur la recevabilité
37. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
38. La Cour rappelle qu’elle a déjà dû se prononcer sur un grief du même type et dans le même contexte que celui de la présente affaire dans les arrêts Kanellopoulos c. Grèce (précité, §§ 31-33) et Panagiotis Gikas et Giorgos Gikas c. Grèce (précité, § 44). Elle ne voit aucune raison de s’en écarter et conclut donc à la violation de l’article 13.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
39. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent en outre de la durée de la procédure judiciaire qu’ils ont engagée tendant à obtenir le déblocage de leur propriété. Selon eux, cette procédure aurait duré vingt ans.
Sur la recevabilité
40. Contrairement à ce qu’affirment les requérants, la Cour note que ceux-ci ont engagé deux procédures bien distinctes : la première prit fin le 24 septembre 2003, avec l’arrêt no 2598/2003 du Conseil d’Etat, déboutant les requérants de leurs demandes ; les griefs soulevés à l’égard de cette procédure sont donc tardifs. Quant à la seconde procédure, elle débuta le 11 octobre 2004, avec la saisine du tribunal administratif du Pirée, et elle prit fin le 28 février 2007, avec la décision no 323/2007 de cette juridiction. Elle a donc duré deux ans et quatre mois pour une instance. De l’avis de la Cour, ce délai, même s’il n’est pas très court, ne saurait être qualifié de déraisonnable. Quant au délai supplémentaire mis par l’administration pour mettre en œuvre la décision no 323/2007, la Cour l’a déjà pris en compte dans l’examen du grief tiré du droit d’accès à un tribunal. Il n’y a donc pas lieu de le considérer également pour les besoins du présent grief.
41. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
42. Les requérants se plaignent d’une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Sur la recevabilité
43. La Cour note que le grief des requérants sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 peut s’analyser en deux volets : le premier concerne les ingérences dans leur propriété depuis 1987 et jusqu’à la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée qui ordonna son déblocage ; le second résulte du fait que l’administration, au lieu de se conformer à cette décision, procéda à une nouvelle expropriation du terrain litigieux.
44. Pour ce qui est du premier volet du grief, la Cour relève que durant la période incriminée, les intéressés se sont en effet trouvés dans l’impossibilité d’exploiter leur bien, ayant donc à supporter une charge substantielle. Toutefois, la Cour estime que ceux-ci auraient dû d’abord saisir les tribunaux administratifs d’une action en réparation fondée sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil. En effet, la jurisprudence interne accepte explicitement que si l’administration bloque un terrain au-delà du délai raisonnable, le propriétaire affecté peut demander une indemnité pour le dommage subi. Lors de l’examen de cette demande, les tribunaux saisis procèdent à leur initiative au contrôle de la légalité de l’acte administratif visé.
45. Or, en l’occurrence, les intéressés se sont contentés d’une demande tendant seulement à l’annulation du refus de l’administration de lever la charge pesant sur leur propriété. Autrement dit, de par sa nature même, le recours en annulation exercé ne comportait pas de demande d’indemnisation et ne pouvait qu’aboutir à l’annulation de l’acte administratif visé, comme ce fut d’ailleurs le cas en l’espèce. Ainsi, même si la décision no 323/2007 du tribunal administratif du Pirée avait été exécutée dans les plus brefs délais, l’Etat n’aurait pas pour autant réparé le préjudice que le blocage de leur propriété pendant une longue période a pu causer aux requérants, tout simplement parce qu’il ne fut jamais saisi d’une telle demande.
46. Les requérants ne sauraient donc reprocher aux autorités nationales de ne pas les avoir indemnisés pour la privation d’usage et d’exploitation de leur propriété pendant une longue période, parce qu’eux-mêmes ne leur ont pas donné l’occasion de redresser la situation dont ils se plaignent actuellement devant la Cour (voir, notamment, Kosmidis et autres c. Grèce (déc.), no 32141/04, 24 octobre 2006 ; Kanellopoulos c. Grèce (déc.), no 11325/06, 10 avril 2007 ; Panagiotis Gikas et Giorgos Gikas c. Grèce précité, § 46).
47. Quand au second volet du grief, la Cour rappelle qu’elle ne saurait préjuger de la légalité de la nouvelle procédure d’expropriation, et estime que les requérants doivent d’abord attendre l’issue de cette procédure, au bout de laquelle ils pourront éventuellement obtenir une indemnité d’expropriation, avant de se plaindre devant la Cour d’une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens.
48. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les requérants n’ont pas fait usage des voies de recours que met à leur disposition le droit grec pour obtenir le redressement de leur grief au niveau interne.
49. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
51. Les requérants réclament au titre de leur préjudice matériel 417 250 euros (EUR) pour chaque année de blocage de leur propriété depuis 1987 à ce jour. Ils réclament en outre 15 000 EUR chacun au titre du dommage moral qu’ils auraient subi.
52. Le Gouvernement affirme que les prétentions des requérants au titre du dommage matériel sont exorbitantes et arbitraires et qu’aucun lien de causalité ne se trouve établi entre les violations alléguées de la Convention et le préjudice matériel dont ils auraient eu à souffrir. Le Gouvernement affirme en outre qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral.
53. La Cour estime qu’à défaut d’avoir revendiqué devant les juridictions internes les sommes dont il s’agit, les requérants ne sauraient les réclamer pour la première fois devant elle au titre du dommage matériel (voir, dans ce sens, Kanellopoulos c. Grèce précité, § 37). Il convient donc d’écarter cette demande. En revanche, la Cour admet que les requérants doivent avoir subi un préjudice moral - du fait notamment de la frustration provoquée par l’inexécution de la décision du tribunal administratif et de l’absence en droit interne d’un recours effectif pour faire valoir leurs droits - que ne compensent pas suffisamment les constats de violation. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue conjointement aux requérants 40 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ladite somme.
B. Frais et dépens
54. Les requérants demandent également 1 740 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, somme qu’ils ventilent de la façon suivante : i) 1 000 EUR pour l’audience devant le Conseil d’Etat en 2003 ; ii) 540 EUR pour une audience devant le tribunal administratif d’Athènes en 2005 ; iii) 200 EUR pour « notifications des déclarations extrajudiciaires – invitations – protestations à la municipalité de Moschato ». Les requérants fournissent des justificatifs à l’appui des dépenses citées sous i) et ii) mais non de celles mentionnées sous iii). Ils réclament en outre 3 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils ne produisent pas de facture à cet égard, mais seulement une note signée par leur avocate, par laquelle cette dernière affirme que ses honoraires correspondent à cette somme.
55. Le Gouvernement affirme qu’il n’existe pas de lien de causalité entre les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et les violations alléguées de la Convention. Il invite donc la Cour à écarter cette demande. En ce qui concerne les frais exposés devant la Cour, le Gouvernement affirme qu’ils sont excessifs et estime que la somme allouée à ce titre ne saurait dépasser 1 000 EUR.
56. La Cour rappelle que l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
57. En l’espèce, compte tenu des justificatifs en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à ce titre, conjointement aux requérants 2 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés du droit d’accès à un tribunal et du droit à un recours effectif et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 40 000 EUR (quarante mille euros) pour dommage moral et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 février 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić
Greffier Présidente