Conclusion Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
QUATRIEME SECTION
AFFAIRE PASCULLI c. ITALIE
(Requête no 36818/97)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mai 2005
DÉFINITIF
12/10/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pasculli c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. G. Bonello,
M. Pellonpää,
K. Traja,
L. Garlicki,
J. Borrego Borrego, juges,
Mme M. Del Tufo, juge ad hoc,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 avril 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36818/97) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, R. P. (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 25 janvier 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par M. C. V., avocat à Bari. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte injustifiée à son droit au respect de ses biens.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. V. Zagrebelsky, juge élu au titre de l’Italie (article 28), le Gouvernement a désigné Mme M. del Tufo pour siéger en qualité de juge ad hoc, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 6 avril 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable (article 54 § 3 du règlement).
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant était propriétaire d’un terrain constructible sis à San Ferdinando di Puglia et inscrit au cadastre, feuille 14, parcelle 52.
10. Par une décision du 31 janvier 1980, valant déclaration d’utilité publique, le Conseil municipal de San Ferdinando approuva le projet de construction d’un marché qui devait se réaliser sur le terrain du requérant.
11. Par un arrêté du 29 octobre 1980, le maire de San Ferdinando ordonna l’occupation d’urgence de 1470 mètres carrés du terrain du requérant. Dans le délai d’occupation autorisé, à savoir cinq ans de l’occupation matérielle, l’administration devait exproprier le terrain.
12. Le 6 janvier 1981, il y eu occupation matérielle.
13. Il ressort du dossier que cinq ans plus tard, à l’échéance de l’occupation autorisée, l’administration n’avait pas formalisé l’expropriation et procédé à l’indemnisation.
14. Par un acte d’assignation notifié le 27 avril 1988, le requérant introduisit un recours en dommages-intérêts à l’encontre de la ville de San Ferdinando devant le tribunal de Foggia. Il alléguait que, bien que les travaux publics effectués sur son terrain aient transformé celui-ci, aucun décret d’expropriation et aucune indemnisation n’étaient intervenus. En outre, il alléguait que l’occupation du terrain était illégale, étant donné qu’elle s’était poursuivie au-delà de la période autorisée. Le requérant invitait le tribunal à déclarer que la construction du marché avait à un tel point transformé son terrain qu’elle avait entraîné la perte irréversible du bien. Il réclamait des dommages-intérêts pour la perte du terrain, à concurrence de la valeur de celui-ci ; en outre, il réclamait une somme pour le préjudice causé quant à la partie restante du terrain ; enfin, il réclamait une réparation pour non jouissance du terrain pendant la période d’occupation autorisée.
15. Au cours du procès, le tribunal ordonna une expertise. Dans son rapport déposé le 8 mars 1989, l’expert établit qu’à l’échéance de la période d’occupation autorisée, soit le 6 janvier 1986, les travaux publics entrepris avaient irréversiblement transformé le terrain. A cette époque là, le terrain avait une valeur de 200 000 ITL le mètre carré, soit une valeur globale de 294 000 000 ITL.
16. Par un jugement du 11 octobre 1991, le tribunal de Foggia déclara qu’à la suite de l’occupation du terrain, qui avait cessé d’être autorisée le 6 janvier 1986 et était devenue illégale, et au vu de la construction du marché – ouvrage répondant à l’intérêt public – le droit de propriété du requérant avait été neutralisé, conformément au principe de l’expropriation indirecte. Il y avait donc lieu de considérer que la propriété du terrain était passée ab origine à l’administration. Etant donné que le transfert de propriété avait eu lieu dans le cadre d’une occupation de terrain devenue sans titre, le requérant avait droit à une réparation intégrale du préjudice subi, soit à des dommages intérêts à concurrence de 394 000 000 ITL, soit la valeur du terrain (294 000 000 ITL), augmentée d’une somme pour le préjudice causé à la partie restante du terrain (100 000 000 ITL). En outre, le tribunal accorda une indemnité pour la période d’occupation autorisée (73 500 000 ITL). Ces sommes devaient être indexées et assorties d’intérêts à compter du 1er février 1986 et jusqu’au jour du paiement.
17. Le 19 novembre 1992, la ville de San Ferdinando interjeta appel de ce jugement devant la cour d’appel de Bari.
18. Le 5 juin 1995, la cour d’appel ordonna une expertise. Dans son rapport du 7 février 1997, l’expert confirma qu’en janvier 1986, le terrain valait 200 000 ITL le mètre carré.
19. Par un arrêt du 16 juin 1998, la cour d’appel de Bari accueillit l’appel de l’administration dans la mesure où elle fit application de la loi budgétaire no 662 du 23 décembre 1996, entrée entre temps en vigueur. De ce fait, tout en attribuant au terrain litigieux la valeur de 200 000 ITL le mètre carré, la cour d’appel réduisit le montant de l’indemnité et accorda pour la réparation du dommage subi une somme de 216 707 170 ITL (au lieu des 394 000 000 ITL accordés en première instance), en plus d’une indemnité d’occupation de 73 500 000 ITL.
20. Le 22 avril 1999, le requérant se pourvut en cassation. Il alléguait notamment que l’application rétroactive de l’article 3, 65ème alinéa de la loi no 662 de 1996 l’avait privé d’une partie substantielle du dédommagement et que cette situation était incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1.
21. Par un arrêt du 27 octobre 1999, déposé au greffe le 25 février 2000, la Cour de cassation rejeta le recours. Elle rappela que les effets de l’application de la loi no 662 de 1996 avaient été jugés conformes à la Constitution par la Cour constitutionnelle (arrêt no 148 du 4 avril 1999) et estima que la situation dénoncée était compatible avec l’article 1 du Protocole no 1.
22. Il ressort du dossier que le requérant ne put obtenir le paiement de l’indemnité qu’à la suite de la procédure d’exécution qu’il a engagea le 21 janvier 1999, devant le tribunal de Foggia. Ce dernier, par une décision du 1er juin 1999, ordonna à l’administration municipale de payer au requérant la somme globale de 887 880 905 ITL moyennant saisie d’un compte auprès de la banque Carime spa. Les 10 et 11 juin 1999, la ville de San Ferdinando et la banque Carime spa firent opposition devant le tribunal de Foggia. Le 4 août 1999, la ville de San Ferdinando paya au requérant un acompte de 250 000 000 ITL. Le solde fut payé en date du 11 février 2000. Par une décision du 12 juillet 2000, le tribunal de Foggia déclara la fin du contentieux et classa la procédure d’exécution.
23. La somme payée au titre de dommages intérêts fut soumise à un impôt à la source de 20% au sens de la loi no 413 de 1991.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
a) L’occupation d’urgence d’un terrain
24. En droit italien, la procédure accélérée d’expropriation permet à l’administration d’occuper un terrain et d’y construire avant l’expropriation. Une fois l’ouvrage à réaliser déclaré d’utilité publique et le projet de construction adopté, l’administration peut décréter l’occupation d’urgence des zones à exproprier pour une durée déterminée n’excédant pas cinq ans (article 20 de la loi no 865 de 1971). Ce décret devient caduc si l’occupation matérielle du terrain n’a pas lieu dans les trois mois suivant sa promulgation. Avant la fin de la période d’occupation autorisée, un décret d’expropriation formelle doit être pris.
25. L’occupation autorisée d’un terrain donne droit à une indemnité d’occupation. La Cour constitutionnelle a reconnu, dans son arrêt no 470 de 1990, un droit d’accès immédiat à un tribunal aux fins de réclamer l’indemnité d’occupation dès que le terrain est matériellement occupé, sans besoin d’attendre que l’administration procède à une offre d’indemnisation.
b) Le principe de l’expropriation indirecte (« occupazione acquisitiva » ou « accessione invertita »)
26. Dans les années 1970, plusieurs administrations locales procédèrent à des occupations d’urgence de terrains qui ne furent pas suivies de décrets d’expropriation. Les juridictions italiennes se trouvèrent confrontées à des cas où le propriétaire d’un terrain avait perdu de facto la disponibilité de celui-ci en raison de l’occupation et de l’accomplissement de travaux de construction d’un ouvrage public. Restait à savoir si, simplement par l’effet des travaux effectués, l’intéressé avait perdu également la propriété du terrain.
1. La jurisprudence avant l’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
27. La jurisprudence était très partagée sur le point de savoir quels étaient les effets de la construction d’un ouvrage public sur un terrain occupé illégalement. Par occupation illégale, il faut entendre une occupation illégale ab initio, ou bien une occupation initialement autorisée et devenue sans titre par la suite, le titre étant annulé ou bien l’occupation se poursuivant au-delà de l’échéance autorisée sans qu’un décret d’expropriation ne soit intervenu.
28. Selon une première jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration ne perdait pas la propriété du terrain après l’achèvement de l’ouvrage public. Toutefois, il ne pouvait pas demander une remise en l’état du terrain et pouvait uniquement engager une action en dommages et intérêts pour occupation abusive, non soumise à un délai de prescription puisque l’illégalité découlant de l’occupation était permanente. L’administration pouvait à tout moment adopter une décision formelle d’expropriation ; dans ce cas, l’action en dommages-intérêts se transformait en litige portant sur l’indemnité d’expropriation et les dommages-intérêts n’étaient dus que pour la période antérieure au décret d’expropriation pour la non-jouissance du terrain (voir, entre autres, les arrêts de la Cour de cassation no 2341 de 1982, no 4741 de 1981, no 6452 et no 6308 de 1980).
29. Selon une deuxième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration ne perdait pas la propriété du terrain et pouvait demander la remise en l’état, lorsque l’administration avait agi sans qu’il y ait utilité publique (voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt no 1578 de 1976, arrêt no 5679 de 1980).
30. Selon une troisième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration perdait automatiquement la propriété du terrain au moment de la transformation irréversible du bien, à savoir au moment de l’achèvement de l’ouvrage public. L’intéressé avait le droit de demander des dommages-intérêts (voir l’arrêt no 3243 de 1979 de la Cour de cassation).
2. L’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
31. Par un arrêt du 16 février 1983, la Cour de cassation, statuant en chambres réunies, résolut le conflit de jurisprudence et adopta la troisième solution. Ainsi fut consacré le principe de l’expropriation indirecte (accessione invertita ou occupazione acquisitiva). En vertu de ce principe, la puissance publique acquiert ab origine la propriété d’un terrain sans procéder à une expropriation formelle lorsque, après l’occupation du terrain, et indépendamment de la légalité de l’occupation, l’ouvrage public a été réalisé. Lorsque l’occupation est ab initio sans titre, le transfert de propriété a lieu au moment de l’achèvement de l’ouvrage public. Lorsque l’occupation du terrain a initialement été autorisée, le transfert de propriété a lieu à l’échéance de la période d’occupation autorisée. Dans le même arrêt, la Cour de cassation précisa que, dans tous les cas d’expropriation indirecte, l’intéressé a droit à une réparation intégrale, l’acquisition du terrain ayant eu lieu sans titre. Toutefois, cette réparation n’est pas versée automatiquement ; il incombe à l’intéressé de réclamer des dommages-intérêts. En outre, le droit à réparation est assorti du délai de prescription prévu en cas de responsabilité délictuelle, à savoir cinq ans, commençant à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
3. La jurisprudence après l’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
a) La prescription
32. Dans un premier temps, la jurisprudence considérait qu’aucun délai de prescription ne trouvait à s’appliquer, puisque l’occupation sans titre du terrain constituait un acte illégal continu. La Cour de cassation, dans son arrêt no 1464 de 1983, affirma que le droit à réparation était soumis à un délai de prescription de cinq ans. Par la suite, la première section de la Cour de cassation affirma qu’un délai de prescription de dix ans devait s’appliquer (arrêts no 7952 de 1991 et no 10979 de 1992). Par un arrêt du 22 novembre 1992, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a définitivement tranché la question, estimant que le délai de prescription est de cinq ans et qu’il commence à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
b) L’arrêt no 188 de 1995 de la Cour constitutionnelle
33. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution le principe de l’expropriation indirecte, dans la mesure où ce principe est ancré dans une disposition législative, à savoir l’article 2043 du code civil régissant la responsabilité délictuelle. Selon cet arrêt, le fait que l’administration devienne propriétaire d’un terrain en tirant bénéfice de son comportement illégal ne pose aucun problème sur le plan constitutionnel, puisque l’intérêt public, à savoir la conservation de l’ouvrage public, l’emporte sur l’intérêt du particulier, et donc sur le droit de propriété de ce dernier. La Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution l’application à l’action en réparation du délai de prescription de cinq ans, tel que prévu par l’article 2043 du code civil pour responsabilité délictuelle.
c) Cas de non-application du principe de l’expropriation indirecte
34. Les développements de la jurisprudence montrent que le mécanisme par lequel la construction d’un ouvrage public entraîne le transfert de propriété du terrain au bénéfice de l’administration connaît des exceptions.
35. Dans son arrêt no 874 de 1996, le Conseil d’Etat a affirmé qu’il n’y a pas d’expropriation indirecte lorsque les décisions de l’administration et le décret d’occupation d’urgence ont été annulés par les juridictions administratives ; si tel n’était pas le cas, la décision judiciaire serait vidée de substance.
36. Dans son arrêt no 1907 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé que l’administration ne devient pas propriétaire d’un terrain lorsque les décisions qu’elle a adoptées et la déclaration d’utilité publique doivent être considérées comme nulles ab initio. Dans ce cas, l’intéressé garde la propriété du terrain et peut demander la restitutio in integrum. Il peut, comme alternative, demander des dommages-intérêts. L’illégalité dans ces cas a un caractère permanent et aucun délai de prescription ne trouve application.
37. Dans l’arrêt no 6515 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé qu’il n’y a pas de transfert de propriété lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée par les juridictions administratives. Dans ce cas, le principe de l’expropriation indirecte ne trouve donc pas à s’appliquer. L’intéressé, qui garde la propriété du terrain, a la possibilité de demander la restitutio in integrum. L’introduction d’une demande en dommages-intérêts entraîne une renonciation à la restitutio in integrum. Le délai de prescription de cinq ans commence à courir au moment où la décision du juge administratif devient définitive.
38. Dans l’arrêt no 148 de 1998, la première section de la Cour de cassation a suivi la jurisprudence des chambres réunies et affirmé que le transfert de propriété par effet de l’expropriation indirecte n’a pas lieu lorsque la déclaration d’utilité publique à laquelle le projet de construction était assorti a été considérée comme invalide ab initio.
39. Dans l’arrêt no 5902 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies a réaffirmé qu’il n’y a pas de transfert de propriété en l’absence de déclaration d’utilité publique valide.
40. Il convient de comparer cette jurisprudence avec la loi no 458 de 1988 (voir §§ 41-42 ci-dessous) et avec le Répertoire des dispositions sur l’expropriation, entré en vigueur le 30 juin 2003 (voir §§ 50-51 ci-dessous).
4. La loi no458 du 27 octobre 1988
41. Aux termes de l’article 3 de cette loi, « Le propriétaire d’un terrain, utilisé pour la construction de bâtiments publics et de logements sociaux, a droit à la réparation du dommage subi, à la suite d’une expropriation déclarée illégale par une décision passée en force de chose jugée, mais ne peut prétendre à la restitution de son bien. Il a également droit, en plus de la réparation du dommage, aux sommes dues en raison de la dépréciation monétaire et à celles mentionnées à l’article 1224 § 2 du code civil et ceci à compter du jour de l’occupation illégale ».
42. Interprétant l’article 3 de la loi de 1988, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 12 juillet 1990 (n° 384), a considéré : « Par la disposition attaquée, le législateur, entre l’intérêt des propriétaires des terrains - obtenir en cas d’expropriation illégale la restitution des terrains - et l’intérêt public - concrétisé par la destination de ces biens à des finalités de constructions résidentielles publiques à des conditions favorables ou conventionnées - a donné la priorité à ce dernier intérêt ».
5. Le montant de la réparation en cas d’expropriation indirecte
43. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d’expropriation indirecte, une réparation intégrale du préjudice subi, sous forme de dommages-intérêts pour la perte du terrain, était due à l’intéressé en contrepartie de la perte de propriété qu’entraîne l’occupation illégale.
44. La loi budgétaire de 1992 (article 5 bis du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992) modifia cette jurisprudence, dans le sens que le montant dû en cas d’expropriation indirecte ne pouvait dépasser le montant de l’indemnité prévue pour le cas d’une expropriation formelle. Par l’arrêt no 369 de 1996, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle cette disposition.
45. En vertu de la loi budgétaire no 662 de 1996, qui fit suite à la disposition déclarée inconstitutionnelle, l’indemnisation intégrale ne peut être accordée pour une occupation de terrain ayant eu lieu avant le 30 septembre 1996. Dans cette optique, l’indemnisation équivaut au montant de l’indemnité prévue pour le cas d’une expropriation formelle, dans l’hypothèse la plus favorable au propriétaire, moyennant une augmentation de 10 %.
46. Par l’arrêt no 148 du 30 avril 1999, la Cour constitutionnelle a jugé une telle indemnité compatible avec la Constitution. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour a précisé qu’une indemnité intégrale, à concurrence de la valeur vénale du terrain, peut être réclamée lorsque l’occupation et la privation du terrain n’ont pas eu lieu pour cause d’utilité publique.
6. La jurisprudence après les arrêts de la Cour du 30 mai 2000 dans les affaires Belvedere Alberghiera et Carbonara et Ventura
47. Par les arrêts no 5902 et 6853 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies s’est à nouveau prononcée sur le principe de l’expropriation indirecte, en faisant référence aux deux arrêts de la Cour précités.
48. Au vu du constat de violation de l’article 1 du protocole no 1 dans les affaires ci-dessus, la Cour de cassation a affirmé que le principe de l’expropriation indirecte joue un rôle important dans le cadre du système juridique italien et qu’il est compatible avec la Convention.
49. Plus spécifiquement, la Cour de cassation – après avoir analysé l’histoire du principe de l’expropriation indirecte - a dit qu’au vu de l’uniformité de la jurisprudence en la matière, le principe de l’expropriation indirecte doit se considérer comme étant pleinement « prévisible » à compter de 1983. De ce fait, l’expropriation indirecte doit être considérée comme étant respectueuse du principe de légalité. S’agissant des occupations de terrain ayant lieu sans déclaration d’utilité publique, la Cour de cassation a affirmé que celles-ci ne sont pas aptes à transférer la propriété du bien à l’Etat. Quant à l’indemnisation, la Cour de cassation a affirmé que, même si elle est inférieure au préjudice subi par l’intéressé, et notamment à la valeur du terrain, l’indemnisation due en cas d’expropriation indirecte est suffisante pour garantir un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
7. Le Répertoire des dispositions législatives et réglementaires en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (ci après « le Répertoire)
50. Le 30 juin 2003 est entré en vigueur le Décret Présidentiel no 327 du 8 juin 2001, modifié par le Décret législatif no 302 du 27 décembre 2002, et qui régit la procédure d’expropriation. Le Répertoire codifie les dispositions et la jurisprudence existantes en la matière. En particulier, il codifie le principe de l’expropriation indirecte. Le Répertoire, qui ne s’applique pas aux cas d’occupation survenus antérieurement à 1996 et ne s’applique donc pas en l’espèce, s’est substitué, à partir de son entrée en vigueur, à l’ensemble de la législation la jurisprudence précédente en matière d’expropriation.
51. A son article 43, le Répertoire prévoit qu’en l’absence d’un décret d’expropriation, ou en l’absence de déclaration d’utilité publique, un terrain transformé à la suite de la réalisation d’un ouvrage public est acquis au patrimoine de l’autorité qui l’a transformé ; des dommages-intérêts sont accordés en contrepartie. L’autorité peut acquérir un bien même lorsque le plan d’urbanisme ou la déclaration d’utilité publique ont été annulés. Le propriétaire peut demander au juge la restitution du terrain. L’autorité en cause peut s’y opposer. Lorsque le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain, le propriétaire a droit à un dédommagement.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
52. Le requérant soutient avoir été privé de son terrain dans des circonstances incompatibles avec l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses défendues devant la Cour
1. Le requérant
53. Se référant à l’arrêt Carbonara et Ventura c. Italie (no 24638/94, CEDH 2000-VI), le requérant observe que l’application du principe de l’expropriation indirecte dans le cas d’espèce n’est pas conforme au principe de la prééminence du droit. Ce mécanisme permet à l’administration de devenir propriétaire contra legem.
A cet égard, le requérant fait observer que l’occupation de son terrain a été maintenue au-delà de la période autorisée, sans qu’un décret d’expropriation n’ait été adopté. Ce n’est que parce qu’il a intenté une procédure en dommages-intérêts devant les juridictions nationales qu’il a obtenu une décision judiciaire déclarant l’illégalité de l’occupation, qui a eu comme conséquence de le déclarer en même temps privé de son bien à compter du moment où l’occupation autorisée a pris fin. Ce constat d’illégalité ne saurait être remis en cause par le fait que, devant les juridictions nationales, il n’a pas demandé la restitution du terrain mais les dommages intérêts. A ce propos, le requérant fait observer que la restitution du terrain s’avérait impossible en raison de la construction du marché.
54. Quant à l’indemnisation, le requérant souligne que celle-ci dépend également de l’initiative de la personne concernée, qui est tenue de réclamer des dommages intérêts. De plus, le montant des dommages intérêts a été plafonné par une loi budgétaire rétroactivement, de sorte qu’il n’a pu obtenir la réparation intégrale du préjudice subi. A ce propos, le requérant observe que par l’effet de l’application de la loi, l’indemnité accordée représente 55% du préjudice subi. De plus, ce montant a été ultérieurement réduit de 20% par l’application de l’impôt à la source prévu par la loi no 413 de 1991.
55. En conclusion, le requérant demande à la Cour de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.
2. Le Gouvernement
56. Le Gouvernement fait observer que dans le cas d’espèce, il ne s’agit pas d’une occupation « sine titulo » depuis le début, mais d’une occupation qui a été initialement autorisée, dans le cadre d’une procédure administrative légitime et reposant sur une déclaration d’utilité publique.
57. Le Gouvernement admet que la procédure d’expropriation n’a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où aucun décret d’expropriation n’a été adopté.
58. A défaut d’un tel décret d’expropriation, le requérant a, en tout état de cause, été privé de son bien par l’effet de la construction de l’ouvrage d’intérêt public et de la transformation irréversible du terrain que ce dernier a entraîné. Cette privation de bien, selon le Gouvernement, n’est que la conséquence du principe de l’expropriation indirecte, que les juridictions nationales, dans leurs décisions, ont appliqué.
59. Le Gouvernement soutient que cette situation est conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
60. Premièrement, il y aurait utilité publique, ce qui n’est pas remis en cause par le requérant.
61. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l’expropriation indirecte serait prévue par la loi.
62. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la Cour, dans son arrêt Zubani c. Italie (arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, §§ 45-46) avait examiné une affaire d’expropriation indirecte tombant sous le coup de la loi no 458 de 1988 (voir droit interne, paragraphes 41-42 ci-dessus) du point de vue du juste équilibre, estimant que, en ce qui concernait la loi en tant que telle, « le choix législatif visant à privilégier l’intérêt de la collectivité dans le cas d’expropriations ou d’occupations illégales de terrains est raisonnable : l’indemnisation intégrale des préjudices subis par les propriétaires concernés constitue une réparation suffisante... ». (Zubani, précité, § 49).
63. Le Gouvernement prend acte de ce que la jurisprudence de la Cour a par la suite connu une évolution, dans la mesure où, dans deux cas postérieurs portant sur l’expropriation indirecte, elle a constaté une incompatibilité du mécanisme de l’expropriation indirecte avec le principe de légalité (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI ; Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI).
64. Selon le Gouvernement, le principe de l’expropriation indirecte doit être considéré comme étant « prévu par la loi », même s’il a été élaboré par la jurisprudence dans un pays de « civil law » et non de « common law ».
65. A cet égard, le Gouvernement relève que dans les deux arrêts précités, la Cour avait estimé inutile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives (Carbonara, précité, § 64). La Cour avait observé que la jurisprudence italienne avait connu une évolution et qu’un principe jurisprudentiel ne lie pas les juridictions quant à son application (Carbonara, précité, § 69).
66. Le Gouvernement soutient que décider du rôle de la jurisprudence en Italie revêt une grande importance dans ce type d’affaires. Selon lui, le principe de l’expropriation indirecte doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter de l’arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application. En outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 (paragraphes 41-42 ci-dessus) et par la loi budgétaire no 662 de 1996 (paragraphe 45 ci-dessus).
67. En conclusion, selon le Gouvernement, à partir de 1983, les règles de l’expropriation indirecte étaient parfaitement prévisibles, claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.
68. S’agissant de la qualité de la loi, le Gouvernement demande à la Cour de revenir à la «jurisprudence Zubani » (paragraphe 62 ci-dessus) et de considérer que le mécanisme de l’expropriation indirecte, qui se fonde sur une déclaration d’illégalité de la part du juge, est conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
69. Le Gouvernement définit l’expropriation indirecte comme le résultat d’une interprétation systématique par le juge de principes existants, tendant à garantir que l’intérêt général prévale sur l’intérêt des particuliers, lorsque l’ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et que celui-ci répond à l’utilité publique.
70. S’agissant de la condition d’utilité publique, le Gouvernement souligne que la jurisprudence a évolué dans le sens de ne pas appliquer l’expropriation indirecte lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée (paragraphes 37-39 ci-dessus).
71. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d’expropriation indirecte, en contrepartie des irrégularités commises par l’administration, celle-ci est tenue d’indemniser intégralement le particulier. Cependant, le Gouvernement soutient que l’indemnisation à accorder peut être inférieure au préjudice subi par l’intéressé, vu que l’expropriation indirecte répond à un intérêt collectif et que l’illégalité commise par l’administration ne concerne que la forme, à savoir un manquement aux règles qui président à la procédure administrative.
72. S’agissant du cas d’espèce, le Gouvernement fait observer que la procédure en dommages-intérêts a été intentée par le requérant en 1988, lorsque le principe de l’expropriation indirecte était déjà consolidé. Aucune question de légalité ne se poserait dès lors en l’espèce, vu que le requérant n’a par ailleurs pas demandé aux juridictions nationales la restitution du terrain, mais uniquement un dédommagement.
73. Quant à l’indemnisation obtenue par le requérant, le Gouvernement avait soutenu, dans ses observations sur la recevabilité, que le requérant avait été intégralement dédommagé, au motif que la loi budgétaire no 662 du 23 décembre 1996 n’était pas applicable. S’appuyant sur cet élément, le Gouvernement arguait que le requérant ne saurait avancer de demandes ultérieures devant la Cour.
74. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement admet que le requérant n’a pas été entièrement indemnisé, et que par l’effet de la loi no 662 de 1996, l’indemnité accordée est inférieure à la valeur du terrain.
75. Toutefois, vu que l’expropriation indirecte répond à un intérêt collectif, le Gouvernement soutient que le montant de l’indemnité en cause rentre dans la marge d’appréciation laissée aux Etats pour fixer une indemnisation qui soit raisonnablement en rapport avec la valeur du bien. En outre, le plafonnement de l’indemnité par la loi no 662 de 1996 s’expliquerait par le souci de « décourager des spéculations » de la part des citoyens sur les « difficultés bureaucratiques, politiques ou financières qui empêchent l’administration d’exproprier régulièrement ». A cet égard, le Gouvernement soutient que l’indemnité telle que plafonnée par la loi en cause étant en tout cas supérieure à celle qui aurait été accordée si l’expropriation avait été régulière, l’expropriation indirecte revient à une « bonne affaire » pour les intéressés.
76. A la lumière de ces considérations, le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté.
B. Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1
77. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37, lequel reprend en partie les termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61 ; voir aussi les arrêts Les saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 31, § 56, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II).
1. Sur l’existence d’une ingérence
78. La Cour note que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu « privation de propriété ».
79. Elle rappelle que, pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la deuxième « norme », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth, précité, pp. 24-25, § 63).
80. La Cour relève que, en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions nationales ont considéré le requérant comme étant privé de son bien à compter du moment où le terrain avait été irréversiblement transformé par les travaux publics. A défaut d’un acte formel d’expropriation, le constat d’illégalité de la part du juge est l’élément qui sanctionne le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’arrêt de la Cour de cassation a eu pour effet de priver le requérant de son bien au sens de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura, précité, § 61 ; Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).
81. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis précité, § 58 ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).
82. Dès lors, la Cour n’estime pas opportun de fonder son raisonnement sur le simple constat qu’une réparation intégrale en faveur du requérant n’a pas eu lieu (Carbonara, précité, § 62).
2. Sur le respect du principe de légalité
83. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis précité, § 58). Le principe de légalité signifie l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296-A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).
84. Dans l’arrêt Belvedere Alberghiera srl et dans l’arrêt Carbonara et Ventura précités, la Cour n’avait pas estimé utile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives, ce qui compte étant – en tout état de cause – que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, accessibilité et précision énoncés plus haut. La Cour est toujours convaincue que l’existence en tant que telle d’une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.
85. La Cour prend note de l’évolution jurisprudentielle qui a conduit à l’élaboration du principe de l’expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, la loi no 662 de 1996 et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d’expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires qui ont lieu dans l’historique de la jurisprudence, et relève également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi écrits susmentionnés.
86. A titre d’exemple, la Cour note que s’il est vrai que la jurisprudence a exclu, à compter de 1996-1997, que l’expropriation indirecte puisse s’appliquer lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée (paragraphes 35-40 ci-dessus), il est également vrai que le Répertoire a tout dernièrement prévu (paragraphe 51) qu’en l’absence de déclaration d’utilité publique, tout terrain peut être acquis au patrimoine public, si le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain occupé et transformé par l’administration.
87. A vu de ces éléments, la Cour n’exclut pas que le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés subsiste.
88. La Cour note ensuite que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet en général à l’administration de passer outre les règles fixées en matière d’expropriation, avec le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés, qu’il s’agisse d’une illégalité depuis le début ou d’une illégalité survenue.
89. A cet égard, la Cour note que l’expropriation indirecte permet à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer irréversiblement, de telle sorte qu’il soit considéré comme acquis au patrimoine public, sans qu’en parallèle un acte formel déclarant le transfert de propriété ne soit adopté. En l’absence d’un acte formalisant l’expropriation et intervenant au plus tard au moment où le propriétaire a perdu toute disponibilité du bien, l’élément qui permettra de transférer au patrimoine public le bien occupé et d’atteindre une sécurité juridique est le constat d’illégalité de la part du juge, valant déclaration de transfert de propriété. Il incombe à l’intéressé -qui continue d’être formellement propriétaire - de solliciter du juge compétent une décision constatant, le cas échéant, l’illégalité assortie de la réalisation d’un ouvrage d’intérêt public, conditions nécessaires pour qu’il soit déclaré rétroactivement privé de son bien.
90. Au vu de ces éléments, la Cour estime que le mécanisme de l’expropriation indirecte n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique.
91. La Cour note ensuite que l’expropriation indirecte permet en outre à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer sans pour autant verser d’indemnité en même temps. L’indemnité doit être réclamée par l’intéressé et cela dans un délai de prescription de cinq ans, commençant à compter de la date à laquelle le juge estime que la transformation irréversible du terrain a eu lieu. Ceci peut entraîner des conséquences néfastes pour l’intéressé, et rendre vain tout espoir de réparation (Carbonara et Ventura, précité, § 71).
92. La Cour relève enfin que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet à l’administration de tirer parti de son comportement illégal, et que le prix à payer n’est que de 10% plus élevé que dans le cas d’une expropriation en bonne et due forme (paragraphe 45 ci-dessus). Selon la Cour, cette situation n’est pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d’expropriation et à prévenir des épisodes d’illégalité.
93. En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.
94. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré le requérant privé de son bien à compter de janvier 1986, les conditions d’illégalité de l’occupation et d’intérêt public de l’ouvrage construit étant réunies. Or en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision définitive – l’arrêt de la Cour de cassation – que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain au patrimoine public a été sanctionnée. Par conséquent, le requérant n’a eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 25 février 2000, date du dépôt au greffe de l’arrêt de la Cour de cassation.
95. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation de terrain devenue sine titulo à compter du 7 janvier 1986. En d’autres termes, l’administration a pu s’approprier le terrain au mépris des règles régissant l’expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu’une indemnité soit mise à la disposition de l’intéressé.
96. S’agissant de l’indemnité, la Cour constate que l’application rétroactive de la loi budgétaire no 662 de 1996 au cas d’espèce a eu pour effet de priver le requérant d’une réparation intégrale du préjudice subi.
97. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens du requérant.
98. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
99. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
100. Le requérant sollicite le versement d’une indemnité de 91 564,11 EUR au titre du préjudice matériel, somme qui résulte de la différence entre la valeur du terrain litigieux et la somme obtenue à l’issue de la procédure. Cette somme, indexée et assortie d’intérêts s’élevait, au 30 avril 2004, à 357 088, 95 EUR.
101. Le requérant demande ensuite 107 126, 69 EUR au titre du préjudice moral.
102. S’agissant des frais devant les juridictions nationales, le requérant réclame le remboursement de 67 878, 24 EUR pour les frais encourus devant les différentes instances nationales et pour les honoraires d’avocat. Quant aux frais exposés dans la procédure devant la Cour, le requérant sollicite le remboursement de 34 149, 03 EUR à titre d’honoraires d’avocat.
103. Le Gouvernement n’a pas présenté de commentaires sur les demandes de satisfaction équitable formulées par le requérant.
104. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et le requérant parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
2. Dit, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mai 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président
ARRÊT PASCULLI c. ITALIE
ARRÊT PASCULLI c. ITALIE