Conclusion Exception préliminaire rejetée ; Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE NICOLA SILVESTRI c. ITALIE
(Requête no 16861/02)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Nicola Silvestri c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 septembre 2007 et 19 mai 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 16861/02) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. N. S. (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 mars 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me A. L., avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Par une décision du 25 septembre 2007, la chambre a déclaré la requête recevable.
4. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1948 et réside à Casalguidi.
6. Le requérant appartient au personnel de direction des services pénitentiaires depuis 1977. Il a exercé les fonctions de directeur adjoint, puis de directeur d'un certain nombre d'établissements pénitentiaires. Son contrat de travail a pris fin le 10 avril 2002.
1. Les mutations d'office du requérant et les procédures d'annulation
7. Le 9 septembre 1996, le requérant fut nommé directeur de la prison pour femmes d'Empoli, destinée à l'accueil de détenues toxicomanes. Il était classé dans la neuvième catégorie professionnelle.
Par un arrêté du 21 mars 1997, le directeur général de l'administration pénitentiaire décida de muter le requérant auprès de l'Inspection régionale (« Provveditorato regionale ») de la Toscane, sise à Florence, pour cause d'incompatibilité « ambiante ». La mutation d'office était justifiée à la lumière des problèmes de gestion de la prison liés notamment aux difficultés relationnelles du requérant tant avec ses collaborateurs directs qu'avec les opérateurs externes.
8. Le requérant attaqua l'arrêté devant le tribunal administratif régional (« le TAR ») de Toscane.
9. Par un jugement du 29 octobre 1997, déposé au greffe le 29 janvier 1998, le TAR accueillit le recours du requérant et annula l'arrêté du 21 mars 1997 pour méconnaissance du principe du contradictoire. Il releva notamment que le requérant n'avait été informé de l'ouverture de la procédure de mutation d'office que le 20 mars 1997, soit la veille de la décision du directeur général de l'administration pénitentiaire. Par conséquent, l'administration n'avait pas donné au requérant la possibilité de participer à la procédure et de présenter ses arguments contre la sanction.
10. L'administration pénitentiaire n'interjeta pas appel et le jugement du TAR devint définitif.
11. Le 9 février 1998, le requérant enjoignit à l'administration pénitentiaire de donner exécution au jugement du TAR. Il demanda à être réintégré dans son poste de directeur de la prison d'Empoli ou, « à titre alternatif et subsidiaire », à être affecté à la direction de la prison de Pistoia.
12. Le 23 mars 1998, le requérant fut affecté à titre provisoire à la prison de Pistoia.
13. Le 4 novembre 1998, le requérant introduisit un recours en exécution (giudizio di ottemperanza) devant le TAR de Toscane. Il fit valoir que l'administration ne s'était pas encore exécutée et demanda la réintégration dans ses fonctions de directeur de la prison pour femmes d'Empoli.
14. Par un jugement du 9 février 1999, déposé au greffe le 22 avril 1999, le TAR fit droit à la demande du requérant et ordonna sa mutation à Empoli. Par le même jugement, le chef du département de l'administration pénitentiaire fut nommé commissaire ad acta et chargé de contrôler l'exécution du jugement du 29 octobre 1997.
15. Par une note du 1er mars 1999, le bureau central du personnel pénitentiaire informa le requérant de l'ouverture à son encontre d'une nouvelle procédure de mutation d'office en raison de problèmes survenus dans la gestion de la prison de Pistoia, où il avait été provisoirement affecté le 23 mars 1998.
16. Par un arrêté du 31 mars 1999, le directeur général de l'administration pénitentiaire décida de muter à nouveau le requérant auprès de l'Inspection régionale de la Toscane.
17. Entre-temps, le décret législatif no 80 du 31 mars 1998 avait établi la compétence du juge ordinaire dans les contentieux en matière d'emploi public postérieurs au 30 juin 1998.
18. Le requérant saisit alors le tribunal d'instance d'Empoli d'une demande en référé.
19. Par une ordonnance provisoire du 22 avril 1999, le tribunal d'instance, faisant droit à la demande du requérant, ordonna la suspension de la mutation auprès de l'inspection régionale de Toscane, qu'il considéra comme une simple réitération de celle décidée le 21 mars 1997, ainsi que la réintégration de l'intéressé dans les fonctions de directeur de la prison pour femmes d'Empoli. Il invita en outre les parties à engager la procédure sur le fond dans un délai de trente jours.
Il ressort du dossier que le requérant n'engagea pas de procédure sur le fond dans le délai fixé.
20. A la suite de l'ordonnance du 22 avril 1999, l'administration pénitentiaire suspendit sa décision de muter d'office le requérant et, par un arrêté du 11 mai 1999, l'affecta provisoirement à la direction de la prison d'Empoli.
21. Le 11 novembre 1999, le requérant, alléguant que les fonctions qu'il exerçait à titre provisoire dans la prison pour femmes d'Empoli ne correspondaient qu'à la huitième catégorie et constituaient une atteinte à son prestige professionnel, demanda à être muté auprès de l'Inspection régionale de la Toscane dans des fonctions correspondant à sa catégorie.
22. Le directeur général fit droit à cette demande et, par un arrêté du 22 novembre 1999, muta le requérant à Florence.
23. Le 5 juin 2000, le requérant introduisit un recours devant le TAR de Toscane. Il alléguait que l'administration pénitentiaire n'avait pas encore donné exécution au jugement du 29 octobre 1997 et à l'ordonnance du 22 avril 1999, et demanda la nomination d'un nouveau commissaire ad acta.
24. Le 21 septembre 2000, le TAR fit droit à cette demande et désigna dans ces fonctions le Secrétaire général de la présidence du Conseil des Ministres.
25. Le ministère de la Justice interjeta appel devant le Conseil d'Etat.
Par un arrêt déposé au greffe le 30 septembre 2002, la haute juridiction déclara l'appel irrecevable, au motif que la décision du 21 septembre 2000 ne pouvait pas être attaquée.
26. Entre-temps, le 8 juin 2000, le requérant avait saisi le tribunal d'instance de Florence d'un recours tendant à obtenir l'annulation de la décision de mutation du 31 mars 1999 et la réintégration dans ses fonctions à la prison d'Empoli.
27. Par un jugement du 28 décembre 2000, le tribunal d'instance rejeta le recours du requérant. Il releva que ce dernier avait entre-temps demandé et obtenu sa mutation auprès de l'Inspection régionale de la Toscane et que, par conséquent, il n'avait plus intérêt à obtenir l'annulation de l'arrêté du 31 mars 1999. Il affirma que, pour les mêmes raisons, l'ordonnance du 22 avril 1999 avait perdu son efficacité.
2. La procédure en dédommagement
28. Entre-temps, le 29 juillet 1998, le requérant avait assigné l'administration pénitentiaire devant le tribunal d'instance de Florence faisant fonction de juge du travail pour obtenir un dédommagement de 170 000 000 lires italiennes (ITL), soit 85 000 EUR environ, pour le préjudice subi du fait de sa mutation et de la non-exécution du jugement du TAR du 29 octobre 1997.
29. Par un jugement du 19 novembre 1998, le tribunal d'instance fit droit à la demande du requérant et lui octroya 150 000 000 ITL. Il déclara la compétence de la juridiction ordinaire étant donné le caractère patrimonial du différend et estima que la mutation litigieuse ainsi que la non-exécution du jugement du TAR constituaient un préjudice pour l'image et la personnalité du requérant.
30. A la suite de l'appel de l'administration, le tribunal de Florence et la Cour de cassation, par des décisions respectives des 12 mai 1999 et 25 octobre 2001, annulèrent le jugement du tribunal d'instance, affirmant qu'en l'espèce, le juge compétent pour décider était le juge administratif et non pas le juge ordinaire, conformément à l'article 45 du décret no 80 de 1998.
31. Par une lettre du 7 avril 2000, le ministère de la Justice demanda au requérant la restitution de la somme de 186 500 000 ITL, soit 96 060 EUR, qui lui avait été entre-temps versée en exécution du jugement du 19 novembre 1998.
32. Il ressort du dossier que le requérant ne restitua pas ladite somme et qu'il ne saisit pas le tribunal administratif d'une procédure en dédommagement.
3. Les revendications économiques du requérant liées à la cessation de son contrat de travail et la procédure d'exécution
33. Le 10 avril 2002, l'administration pénitentiaire mit fin au contrat de travail du requérant pour des raisons de santé.
Par un acte administratif du 3 septembre 2002, le chef de l'administration pénitentiaire établit que le requérant avait droit à une indemnité de 9 985,76 EUR, soit quatre mois de salaire, car le préavis de fin de contrat n'avait pas été respecté.
34. Le 4 octobre 2002, le service du budget du ministère de la Justice donna son aval et transmit l'ordre de paiement à la Trésorerie (« Direzione provinciale del Tesoro ») de Florence.
35. Les 18 janvier et 4 février 2003, le requérant mit en demeure la Trésorerie afin d'obtenir le paiement de la somme qui lui était due.
36. Le 12 mars 2003, le requérant saisit le tribunal de Florence faisant fonction de juge du travail d'une demande d'injonction de paiement, en application des articles 633 et suivants du code de procédure civile.
37. Le 29 mars 2003, le tribunal enjoignit au chef de la Trésorerie de Florence de payer la créance en question, s'élevant à 11 615 EUR. Le tribunal décida que cette décision était immédiatement exécutoire.
38. Le 19 novembre 2003, le requérant entama une saisie-arrêt (« pignoramento presso terzi »).
39. Le 30 juin 2004, le ministère de l'Économie s'opposa à la procédure d'exécution forcée entamée par le requérant. Il fit valoir que celui-ci n'avait aucun droit de créance puisqu'il était débiteur envers l'administration d'une somme supérieure, à savoir 102 527,57 EUR. Le ministère souleva une exception de compensation de créances et demanda au tribunal de Pistoia de suspendre la procédure d'exécution.
40. Par une ordonnance du 12 octobre 2004, le juge de l'exécution fit droit à la demande de sursis du ministère et suspendit la procédure d'exécution.
41. Par un jugement du 23 novembre 2005, le tribunal affirma que le ministère aurait dû faire valoir l'existence de sa créance envers le requérant en s'opposant à l'injonction de paiement. Il observa que l'administration avait déjà réclamé la somme auprès du requérant le 7 avril 2000 et que rien ne l'avait empêchée de soulever l'exception de compensation dans le cadre de la procédure d'injonction. Le juge révoqua ainsi la suspension de la procédure d'exécution et, affirmant que la créance du requérant ne se prêtait à aucun doute, rejeta le recours du ministère de la Justice.
42. Par une note du 23 janvier 2006, le ministère de la Justice décréta la saisie conservatoire (« fermo amministrativo ») de toute somme dont l'administration pourrait être redevable au requérant, déclaré débiteur envers l'Etat de 102 527,57 EUR.
43. Le 30 janvier 2006, l'avocat de l'Etat produisit devant le juge de l'exécution la décision du ministère de la Justice du 23 janvier 2006.
44. Le juge de l'exécution renvoya l'affaire à l'audience du 20 février 2006 afin de permettre aux parties de présenter des mémoires. La procédure est actuellement pendante.
EN DROIT
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
45. Le requérant se plaint du refus de l'administration de donner exécution au jugement du TAR du 29 octobre 1997, déposé au greffe le 29 janvier 1998, et de le réintégrer dans ses fonctions de directeur de la prison pour femmes d'Empoli. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
46. La Cour rappelle d'emblée que dans la décision sur la recevabilité de la présente affaire, rendue le 25 septembre 2007, elle a jugé que l'exception du Gouvernement tirée de l'inapplicabilité de l'article 6 devait être jointe à l'examen du fond de l'affaire.
47. Le Gouvernement excipe de la non-applicabilité de l'article 6 à la lumière de la jurisprudence Pellegrin (Pellegrin c. France, [GC], no 28541/95, CEDH 1999 VIII). Il affirme que le requérant, en sa qualité de directeur d'établissements pénitentiaires, rentre à ce titre dans la catégorie des fonctionnaires qui participent à l'exercice de la puissance publique et qui détiennent une parcelle de la souveraineté de l'Etat.
48. Le Gouvernement demande à la Cour de trancher la question de l'applicabilité de l'article 6 sur la base de la jurisprudence Pellegrin en vigueur à l'époque de la communication de la requête et de ne pas appliquer la jurisprudence Eskelinen (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-...). Au demeurant, il soutient que le droit invoqué par le requérant, à savoir l'inamovibilité de son poste de fonctionnaire administratif, ne saurait être considéré comme un « droit » au sens de la Convention.
49. Quant au fond, le Gouvernement affirme que le requérant ne saurait se plaindre de ne pas avoir été réintégré directement à la prison pour femmes d'Empoli, l'administration ayant fait droit à sa demande d'affectation à la prison de Pistoia. Il soutient que le requérant, à titre alternatif et subsidiaire, avait expressément demandé cette dernière destination dans sa requête du 9 février 1998 (paragraphe 11 ci-dessus). En outre, le requérant fut ultérieurement réaffecté à Empoli, bien que dans des fonctions différentes de celles précédemment exercées (paragraphes 20 et 21).
Dès lors, l'administration aurait donné exécution à la décision judiciaire sous une forme alternative et conforme aux souhaits de l'intéressé. Le développement ultérieur de la procédure judiciaire, poursuivie par le requérant en dépit de son manque d'objet et de raison d'être, ne saurait mettre en cause cette circonstance.
50. Le Gouvernement affirme ensuite qu'on ne saurait reprocher à l'administration de s'être soustraite à son obligation d'exécuter le jugement du TAR en adoptant le deuxième arrêté de mutation. Il fait observer que l'arrêté du 21 mars 1997 avait été annulé par le TAR exclusivement pour vices de procédure (paragraphe 9 ci-dessus). Par conséquent, à défaut d'un jugement affirmant que le requérant ne pouvait pas être muté, l'administration demeurait en principe libre de parvenir à une décision basée sur les mêmes faits, à condition de respecter les règles procédurales.
51. Le requérant soutient l'applicabilité de l'article 6 à sa cause. Il fait observer tout d'abord que l'objet de sa requête ne concerne ni l'évolution de sa carrière ni la mutation d'office décidée à son encontre, mais l'inexécution de la part de l'Etat d'une décision judiciaire définitive.
52. Il allègue ensuite que la législation nationale lui accordait le droit de saisir le juge administratif contre une décision de l'administration qu'il considérait illégitime. De plus, ce juge a fait droit à ses requêtes et a annulé, par le biais d'une décision judiciaire contraignante, la sanction administrative.
53. Pour ce qui est du bien-fondé de son grief, le requérant conteste les arguments du Gouvernement selon lesquels l'administration se serait acquittée de ses obligations en décidant sa mutation à Pistoia d'abord et à Florence par la suite. Il fait valoir que l'inexécution du jugement du 29 octobre 1997 a été constatée à deux reprises par les juridictions administratives et toute autre considération ne saurait remettre en cause ce constat. Par ailleurs, il souligne qu'aucune affectation décidée par l'administration tout au long des années ne peut être considérée comme une forme d'exécution, même partielle, de son obligation. Il fait observer à ce propos que, s'il est vrai qu'il avait demandé à être affecté à la direction de la prison de Pistoia, il n'y fut muté, le 23 mars 1998, qu'à titre provisoire.
54. S'agissant tout d'abord de l'exception tirée de l'incompatibilité ratione materiae du présent grief, la Cour rappelle qu'elle a eu l'occasion de faire évoluer sa jurisprudence relative à l'applicabilité de l'article 6 § 1 aux litiges entre l'Etat et ses agents. En particulier, dans l'affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande précitée, elle a estimé que deux conditions devaient être remplies pour que l'Etat défendeur puisse invoquer le statut de fonctionnaire d'un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l'article 6. En premier lieu, le droit interne de l'Etat concerné doit avoir expressément exclu l'accès à un tribunal s'agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l'intérêt de l'Etat (arrêt précité, § 62).
55. En l'espèce, il ne prête pas à controverse que le requérant avait accès à un tribunal en vertu du droit national. Par ailleurs, compte tenu des éléments de l'espèce, on ne saurait affirmer que les contestations du requérant, réelles et sérieuses, ne portaient pas sur un « droit » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne (Neves e Silva c. Portugal, 27 avril 1989, § 37, série A no 153-A).
56. Par conséquent, l'article 6 trouve à s'appliquer en l'espèce.
57. La Cour rappelle ensuite que dans l'arrêt Hornsby c. Grèce, elle a jugé que l'exécution d'un arrêt ou d'un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6. Si l'administration refuse ou omet de s'exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l'article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d'être ( arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, p. 511, §§ 40-41).
58. Elle observe que le jugement du TAR de Toscane du 29 octobre 1997, annulant la décision de l'administration pénitentiaire de muter d'office le requérant, acquit l'autorité de la chose jugée puisque l'administration renonça à interjeter appel. Cependant, le requérant essaya en vain à deux reprises d'obtenir l'exécution de ce jugement, malgré les issues favorables des procédures d'exécution engagées.
59. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'obligation d'exécuter un arrêt de justice ne se limite pas au dispositif de celui-ci ; en effet, c'est simultanément le fond de l'arrêt qui doit être respecté et appliqué. De surcroît, elle souligne l'importance particulière que revêt l'exécution des décisions de justice dans le contexte du contentieux administratif (Hornsby c. Grèce, précité, § 41). En introduisant un recours en annulation devant la juridiction administrative de l'Etat, le justiciable vise à obtenir non seulement la disparition de l'acte ou de l'omission litigieux, mais aussi et surtout la levée de ses effets ( Zazanis et autres c. Grèce, no 68138/01, § 36, 18 novembre 2004).
60. La Cour ne saurait suivre le Gouvernement dans son argumentation selon laquelle le requérant aurait bénéficié d'une exécution alternative du jugement litigieux du fait de sa mutation à Pistoia d'abord, destination qu'il avait lui-même indiquée à titre subsidiaire, et à Empoli par la suite, bien que dans des fonctions inférieures aux siennes.
61. Elle considère qu'aucune de ces solutions ne reflétait ni le fond du jugement du TAR, ni le souhait de l'intéressé. L'annulation de la sanction disciplinaire initialement infligée au requérant aurait dû entraîner la réintégration de l'intéressé à la prison d'Empoli dans ses fonctions de directeur, ce qui fut par ailleurs affirmé à deux reprises par les juridictions de l'exécution (voir paragraphes 15 et 20 ci-dessus).
62. Bien que la Cour admette qu'il existe des circonstances qui justifient l'échec de l'exécution en nature d'une obligation imposée par une décision judiciaire définitive (Costin c. Roumanie, no 57810/00, § 57, 26 mai 2005), elle note que les juridictions internes n'ont relevé ni des circonstances de fait rendant impossible l'exécution, ni des obstacles juridiques à l'exécution du jugement litigieux (voir, mutatis mutandis Costin , précité, § 28 ; SC Ruxandra Trading SRL, 28333/02, § 57, arrêt du 12 juillet 2007 ; Ştefanescu c. Roumanie, no 9555/03, §§ 25, 26, 11 octobre 2007).
63. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l'omission de l'administration de se conformer au jugement du TAR du 29 octobre 1997 a entravé le droit du requérant à une protection judiciaire effective garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
Partant, il y a eu violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
64. Le requérant se plaint ensuite d'une atteinte à son droit au respect de ses biens du fait de l'impossibilité d'obtenir le paiement de son indemnité de fin de travail. Il invoque l'article 1 du Protocole no 1 qui, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
65. Le requérant fait valoir que la somme qu'il a perçue en exécution du jugement du tribunal d'instance de Florence du 19 novembre 1998 ne concerne en rien le contentieux concernant la cessation de son contrat de travail. De plus, il soutient que l'existence de sa dette envers l'administration n'est pas prouvée dans la mesure où aucune décision judiciaire n'a affirmé qu'il n'avait pas droit à la somme litigieuse à titre de dédommagement. En effet, le tribunal de Florence et la Cour de cassation annulèrent le jugement du tribunal d'instance du 19 novembre 1998 exclusivement pour des questions liées à la compétence. Elles n'ont pas exclu son droit à être dédommagé et une action devant la juridiction administrative demeure toujours possible.
66. Par ailleurs, l'administration n'a intenté aucune procédure judiciaire d'exécution afin de recouvrer la somme litigieuse.
67. Il observe que la déclaration de saisie conservatoire faite par l'administration au cours de la procédure d'exécution forcée n'est qu'un moyen de gagner du temps et une façon pour l'administration de détourner son obligation d'exécuter le jugement du tribunal administratif.
68. Le Gouvernement fait observer que le requérant est débiteur envers l'Etat de 100 000 euros (EUR) environ, à savoir la somme qu'il a indûment perçue à titre de dédommagement sur la base d'un titre judiciaire provisoirement exécutoire et annulé par la suite.
69. Il soutient que cette somme, qui est largement supérieure à celle qui serait due au requérant à titre d'indemnité, soit 11 000 EUR environ, peut être à juste titre recouvrée par l'administration par le biais de la compensation de créances réciproques. Or, une procédure étant actuellement pendante devant le juge de l'exécution quant à la question de savoir si l'administration est tenue de payer la somme litigieuse, le Gouvernement affirme que le requérant ne saurait prétendre avoir une créance certaine et exigible vis-à -vis de l'administration.
70. La Cour rappelle qu'une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole n 1, ♢ χονδιτιον δ�τ�ε συφφισαμμεντ ⌈ταβλιε που� τ�ε εξιγιβλε (α��τ Ραφφινε�ιεσ γ�εχθυεσ Στ�αν ετ Στ�ατισ Ανδ�εαδισ χ. Γ�χε, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 84, § 59).
71. La Cour note tout d'abord que ni la réalité ni le montant de la créance du requérant n'ont jamais fait l'objet de contestation de la part de l'administration, celle-ci ayant affirmé par l'acte du 3 septembre 2002 que le requérant avait droit à une indemnité de travail correspondant à quatre mois de salaire.
Elle observe ensuite que le 29 mars 2003, le tribunal de Florence enjoignit à l'administration pénitentiaire, par une décision immédiatement exécutoire, de payer au requérant l'indemnité litigieuse.
72. Afin de justifier le défaut de paiement de ladite somme, le Gouvernement allègue la question de la compensation de créances, déjà soulevée par l'administration débitrice au cours de la procédure d'exécution. A ce propos, force est de constater que cette question fut examinée par le tribunal de Pistoia, dans ses fonctions de juge de l'exécution, qui décida de la déclarer irrecevable et de rejeter le recours en opposition présenté par l'administration (voir paragraphe 42 ci-dessus).
73. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant disposait d'une créance suffisamment établie et d'un droit incontesté à la somme litigieuse. Elle observe par ailleurs que la déclaration du ministère de la Justice du 23 janvier 2006, qui eut pour effet la réouverture de la procédure d'exécution forcée, toujours pendante, ne saurait remettre en cause la validité de l'injonction du 29 mars 2003, confirmée par le tribunal de Pistoia le 23 novembre 2005.
La Cour rappelle que la prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, pp. 850-851, § 50) et implique le devoir de l'Etat ou d'une autorité publique de se plier à un jugement ou un arrêt rendus à leur encontre (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Hornsby précité, p. 511, § 41).
74. La Cour estime dès lors qu'en refusant au requérant le paiement de la somme due, malgré l'injonction du 29 mars 2003 et le jugement du 23 novembre 2005, les autorités compétentes ont porté atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1. De l'avis de la Cour, cette ingérence ne se fondait sur aucune justification valable ; elle était donc arbitraire et emportait violation du principe de la légalité. Une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels (voir Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 62, CEDH 1999–II ; Karahalios c. Grèce, précité, § 35).
Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
76. A titre de dédommagement matériel pour la violation de l'article 1 du Protocole no 1, le requérant sollicite le versement d'une somme correspondant à son indemnité de travail, soit 11 615 EUR, plus les intérêts légaux à compter du 29 mars 2003, date à laquelle sa créance fut déclarée exécutoire.
Il sollicite également 150 000 EUR pour le préjudice moral qu'il a subi en raison de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
77. Le Gouvernement s'oppose aux prétentions du requérant. Il considère mal fondée la demande à titre de dommage matériel et estime excessive la somme demandée pour préjudice moral.
78. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Metaxas, précité, § 35 et Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
79. Quant au préjudice matériel, la Cour note qu'elle a conclu en l'espèce à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de l'omission de l'administration de payer la somme allouée par la décision exécutoire du 29 mars 2003 et observe que la dette fondée sur cette décision n'a pas encore été acquittée.
80. Elle estime qu'il y a lieu d'accorder au requérant l'intégralité de ladite somme. En ce qui concerne l'octroi des intérêts, la Cour rappelle que le caractère adéquat d'un dédommagement diminuerait si le paiement de celui-ci faisait abstraction d'éléments susceptibles d'en réduire la valeur, tel l'écoulement d'un laps de temps que l'on ne saurait qualifier de raisonnable (Akkuş c. Turquie, arrêt du 9 juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1309-1310, § 29). Elle estime donc devoir également accueillir cette partie de la demande du requérant.
Partant, la Cour décide d'octroyer au requérant 13 000 EUR à titre de préjudice matériel.
81. S'agissant du préjudice moral dérivant de la non-exécution de la décision judiciaire ordonnant à l'administration de le réintégrer dans son poste de travail, la Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain, du fait notamment de la frustration provoquée par l'impossibilité de voir exécuter la décision rendue en sa faveur et que ce préjudice n'est pas suffisamment compensé par un constat de violation.
82. Dans ces circonstances, eu égard à l'ensemble des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle alloue au requérant 5 000 EUR de ce chef.
B. Frais et dépens
83. Le requérant sollicite 26 027,57 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes. Il produit des justificatifs concernant plusieurs procédures, y compris une procédure en dommages-intérêts engagée contre des tiers, une procédure d'expulsion de locataire et des procédures pénales.
84. Il demande également le remboursement des frais et dépens pour la procédure devant la Cour, qu'il chiffre à 15 023,15 EUR.
85. Le Gouvernement affirme que les frais et dépens concernant les procédures internes ne sont pas dues au requérant, s'agissant de frais ordinaires de justice qui ne sont pas liés aux violations alléguées. En outre, il considère exorbitantes les frais relatifs à la procédure devant la Cour.
86. La Cour rappelle que, lorsqu'elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder aux requérants le paiement des frais et dépens qu'ils ont engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, notamment, l'arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A no 66, § 36, et l'arrêt Hertel c. Suisse, du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 63). Elle observe qu'en l'espèce, il y a lieu de rembourser seulement les frais et dépens exposés par le requérant pour prévenir ou faire corriger les violations dérivant de la non-exécution du jugement du TAR de Toscane du 29 octobre 1997 et du défaut de paiement de l'indemnité de travail.
Par conséquent, sur la base des éléments en sa possession et statuant en équité, elle décide d'octroyer au requérant 10 000 EUR de ce chef.
87. Pour ce qui est des frais et dépens se rapportant à la présente procédure, la Cour juge excessive la demande du requérant et, statuant en équité, décide de lui allouer 3 500 EUR de ce chef.
C. Intérêts moratoires
88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral;
iii. 13 500 EUR (treize mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente