TROISIEME SECTION
AFFAIRE NAGHI c. ROUMANIE
(Requête no 31139/03)
ARRÊT
STRASBOURG
21 juillet 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Naghi c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 31139/03) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. A. N. (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 août 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 octobre 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer au Gouvernement le grief tiré de l'impossibilité alléguée par le requérant d'obtenir une indemnisation effective pour un bien illégalement nationalisé. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1950 et réside à Brăila, Roumanie.
5. Le 31 octobre 1988, un appartement portant le no 40, situé à Brăila, dans le quartier Viziru I, bâtiment no 43, escalier no 2 et appartenant au requérant et à son épouse fut donné à l'Etat.
6. Par un arrêt définitif du 20 novembre 2002, la cour d'appel de Galaţi constata l'illégalité de cette donation et annula le contrat de donation du 31 octobre 1988.
7. En 2001, le requérant et son épouse adressèrent une notification à la mairie de la ville de Brăila (« la mairie »), en demandant la restitution du bien, en vertu de la procédure spéciale mise en place par la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'Etat entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 (« la loi no 10/2001 »).
8. Par une décision du 29 janvier 2003, la mairie constata que l'immeuble ne pouvait être restitué en nature et constata le droit du requérant et de son épouse de se voir octroyer une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001.
9. Par une nouvelle décision du 4 août 2004, la mairie fixa le montant de cette indemnisation à 189 310 574 anciens lei roumains (ROL), soit environ 4 700 euros (EUR) à l'époque des faits. Le requérant ne contesta pas cette décision devant les juridictions compétentes.
10. Le 2 novembre 2005, le dossier administratif concernant la demande du requérant, y compris la décision du 4 août 2004, a été transmis par la mairie à la commission centrale établie en vertu de la loi no 10/2001 modifiée par la loi no 247/2005 (« la commission centrale »).
11. A ce jour, le requérant n'a perçu aucune indemnisation pour son bien.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
12. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Matache et autres c. Roumanie (no 38113/02, §§ 14¬17, 19 octobre 2006) et Radu c. Roumanie (no 13309/03, §§ 18-20, 20 juillet 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
13. Le requérant allègue que l'impossibilité dans laquelle il se trouve d'obtenir une indemnisation effective pour son bien nationalisé a enfreint son droit de propriété. Il invoque l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
14. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
15. Le Gouvernement fait une présentation détaillée du fonctionnement de la loi no 10/2001 et de l'organisme de placement collectif en valeurs mobilières « Proprietatea » établi en vertu de cette loi (pour de plus amples informations, voir l'arrêt Radu c. Roumanie, no 13309/03, § 20, 20 juillet 2006). Il insiste sur le fait que le requérant a fait usage de la possibilité de s'adresser aux autorités administratives afin de se voir accorder une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001.
16. Selon le Gouvernement, le mécanisme mis en place par cette loi, telle que modifiée par la loi no 247/2005, par la création du fonds Proprietatea est de nature à offrir à l'intéressé une indemnisation correspondant aux exigences de la jurisprudence de la Cour. Il précise également qu'il y a environ 5 000 titres d'indemnisation émis par la commission centrale.
17. Le Gouvernement fait également valoir que la présente affaire est différente de l'affaire Matache précitée, dans la mesure où le droit du requérant à recevoir une indemnisation n'a pas été établi par une décision de justice définitive et irrévocable, les autorités roumaines ayant déployé tous leurs efforts afin de donner une suite à sa demande administrative.
18. Le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été maintenu entre l'intérêt général et le respect des droits individuels du requérant.
19. Le requérant fait valoir que, depuis cinq ans, il n'a reçu aucune indemnisation pour le bien en cause.
20. La Cour constate que, dans la présente affaire, bien que le requérant ait obtenu, le 4 août 2004, une décision administrative définitive fixant le montant de l'indemnisation à laquelle il avait droit pour son bien nationalisé, cette décision n'a pas été exécutée.
21. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Matache précité ; Orha c. Roumanie, no 1486/02, 12 octobre 2006 ; Cărpineanu et autres c. Roumanie, no 26356/02, 9 décembre 2008).
22. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
23. A ce jour, le requérant n'a toujours pas perçu la somme fixée par la décision du 4 août 2004. Certes, la mairie a rendu la décision fixant le montant de l'indemnisation et le dossier administratif a été transmis à la commission centrale. Cependant, la Cour a déjà établi que le fonds Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'être regardée comme équivalant à l'octroi effectif d'une indemnité (voir, parmi d'autres, Ruxanda Ionescu c. Roumanie, no 2608/02, 12 octobre 2006 ; Matache et autres, précité, § 42 ; Cărpineanu et autres, précité, § 18).
24. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière et des éléments concrets du dossier, la Cour estime, qu'en l'espèce, le fait pour le requérant de n'avoir pas reçu l'indemnisation malgré sa fixation par une décision administrative définitive et de ne pas avoir de certitude quant à la date à laquelle il pourra la percevoir, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de son bien garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
25. Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
26. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
27. Le requérant réclame, au titre du préjudice matériel, la valeur marchande de l'appartement litigieux, qu'il estime à 40 000 euros (EUR). Il souligne également avoir engagé des frais et avoir connu des souffrances en raison du retard des autorités à l'indemniser pour son bien. Il précise néanmoins ne pas avoir conservé de justificatifs de ses frais. Il réclame 50 000 nouveaux lei roumains (RON), à savoir environ 14 500 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
28. Le Gouvernement note que le requérant n'a pas contesté
la décision du 4 août 2004, par laquelle il s'était vu accorder 189 310 574 anciens lei roumains (ROL). Dès lors, il ne pourra demander la valeur marchande de l'appartement litigieux, mais uniquement la valeur actualisée de l'indemnisation. S'appuyant sur les données fournies par l'Institut national de Statistique pour le mois de février 2008, le Gouvernement considère que le montant réactualisé de la somme en question est de 24 148,45 RON, soit 6 525 EUR.
29. Le Gouvernement estime que le requérant n'a pas formé de demande proprement dite pour le dommage moral. Il considère qu'un éventuel arrêt de condamnation de la Cour pourrait constituer, par lui-même, une réparation satisfaisante et demande à la Cour de n'octroyer au requérant aucune somme à ce titre.
30. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
31. En l'espèce, compte tenu de la nature de la violation constatée, la Cour considère que le requérant a subi un préjudice matériel et moral, lequel n'est suffisamment compensé par le constat de violation.
32. La Cour note que le requérant ne dispose d'aucune décision judiciaire ou administrative lui reconnaissant le droit de se voir restituer la contrevaleur du bien immobilier en cause. Dès lors, elle rejette cette demande.
33. Elle relève toutefois qu'une décision administrative, que le requérant n'a pas contestée, a fixé le montant de l'indemnisation. Dès lors, elle estime que le paiement de cette indemnisation, réactualisée sur la base du taux d'inflation, placerait l'intéressé dans une situation équivalant autant que possible à celle où il se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. Par ailleurs, la Cour considère que le requérant a subi un préjudice moral notamment de la frustration provoquée par le retard des autorités administratives à l'indemniser pour son bien et que ce préjudice n'est pas suffisamment compensé par un constat de violation.
34. Partant, sur la base des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant la somme de 6 525 EUR au titre du préjudice matériel et 2 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
35. Le requérant ne demande aucune somme pour les frais et dépens engagés.
C. Intérêts moratoires
36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 Ã la Convention ;
3. Dit,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention :
i. 6 525 EUR (six mille cinq cent vingt-cinq euros) pour préjudice matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président