Conclusion Partiellement irrecevable ; Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MUTISHEV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 18967/03)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
3 décembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mutishev et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 novembre 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18967/03) dirigée contre la République de Bulgarie et dont huit ressortissants de cet Etat, OMISSIS (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 mai 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me M. Ekimdzhiev, avocat à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme M. Dimova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants allèguent en particulier que la non-exécution d’un jugement définitif en leur faveur ordonnant la restitution de terres agricoles a emporté violation de leur droit au respect de leurs biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1. Ils se plaignent également d’une violation de leur droit à un procès dans un délai raisonnable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Enfin, ils dénoncent l’absence de recours internes efficaces au travers desquels ils auraient pu faire valoir leurs griefs de méconnaissance de leurs droits garantis par la Convention.
4. Le 5 mars 2003, la Cour a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 et de l’article 1 du Protocole no 1 au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1921, 1928, 1946, 1970, 1944, 1949, 1962 et 1963, et ils résident à Blagoevgrad et à Sofia.
6. Les requérants sont tous des héritiers d’un grand propriétaire terrien (I.M.), décédé en février 1945, qui avait laissé cinq enfants. La plupart d’entre eux appartiennent à la minorité turque.
7. Après l’avènement du régime communiste en septembre 1944, les autorités entreprirent des réformes agraires de grande ampleur. Celles-ci prévoyaient l’attribution de terres aux agriculteurs qui n’en possédaient pas suffisamment, ainsi que l’expropriation d’une partie des terres appartenant aux grands propriétaires terriens (paragraphe 57 et suivants ci-dessus).
8. Par ailleurs, les réformes favorisaient et imposaient la constitution de coopératives au détriment des propriétaires individuels. En fin de compte, vers la fin des années 1950, tous les terrains agricoles appartenant à des propriétaires individuels furent inclus dans les coopératives.
1. La demande en restitution des terrains litigieux
9. En mars 1991 fut adoptée la loi sur la propriété et l’usage des terres agricoles (Закон за �об�твено�тта и ползването на земедел�ки земи – « la loi de 1991 »), prévoyant la restitution des terres agricoles collectivisées à l’époque communiste. Dans les cas où la restitution de ces terres agricoles s’avérerait impossible, cette loi prévoyait l’indemnisation des anciens propriétaires par des terres agricoles gérées par la municipalité ou appartenant à celle-ci, ou par des bons compensatoires.
10. Le 19 février 1992, les requérants introduisirent une demande en restitution de vingt-huit terrains agricoles situés dans la localité de l’ancien village de Kardzhevo, actuellement Balgarchevo. Ils firent valoir que ces terres avaient appartenu à I.M. avant la collectivisation des terres agricoles effectuée au début de l’époque communiste.
11. Par une décision du 14 mars 1994, la commission agraire (поземлена коми�и�) rejeta la demande en restitution.
12. Les requérants interjetèrent appel.
13. Il ressort des éléments produits par les parties que le 21 juin 1995, l’affaire en question fut ajournée à la demande d’un des requérants, au motif qu’il y avait un litige préjudiciel. Cette demande fut suivie par une demande de suspension de la procédure de contestation du refus de la commission agraire afin d’attendre l’issue de la procédure préjudicielle. L’instance reprit le 22 décembre 1998, à la demande des requérants. Par la suite, entre le 14 avril et le 27 septembre 1999, deux audiences furent ajournées en raison des demandes des requérants d’interroger des témoins, dont la présence n’aurait finalement pas été assurée par les intéressés.
14. Par ailleurs, à une date non communiquée, le tribunal de district de Blagoevgrad ordonna une expertise judiciaire technique. Le 25 janvier 1999, les requérants se plaignirent devant le directeur du Bureau « Expertises judiciaires » que l’expert judiciaire n’avait toujours pas déposé son rapport. Ils indiquèrent que, selon l’expert, le refus de la commission agraire de fournir certains documents avait retardé l’expertise de quatre ans. L’expert judiciaire présenta son rapport à une date non communiquée en 1999.
15. Par un jugement du 3 décembre 1999, le tribunal de district de Blagoevgrad confirma la décision de la commission agraire. Les requérants se pourvurent en cassation devant le tribunal régional de Blagoevgrad. La commission agraire n’envoya pas de représentant devant le tribunal régional.
16. Par un jugement définitif du 22 mars 2002, le tribunal régional de Blagoevgrad annula le jugement attaqué et la décision de la commission agraire, et indiqua qu’il « restitu[ait] le droit de propriété » des requérants sur les terrains litigieux, au nombre de vingt-huit, dont vingt-sept situés dans la localité de Kardzhevo et un situé dans la localité de Blagoevgrad. Le tribunal s’exprima ainsi :
« Le tribunal ne partage pas l’avis de la première instance que la décision [de la commission agraire] est conforme à la loi. La [commission] a eu tort de refuser la restitution du droit de propriété à des citoyens bulgares d’origine turque en se fondant sur [le traité d’émigration de 1926]. Rien n’indique en effet que [I.M.] et son épouse (...) étaient des refugiés au sens de la loi sur la reconnaissance du droit de propriété immobilière dans les nouvelles terres. Il s’ensuit que ni le traité susmentionné ni celui de 1959 n’étaient applicables à l’ancêtre des requérants. Pour cette raison, ses héritiers ne peuvent pas être privés de leur droit de propriété sur les terres [en question].
Ensuite, aucune preuve n’a été présentée, ni devant la commission agraire ni devant le tribunal, dans le sens qu’I.M. a valablement conclu des contrats de vente par lesquels il aurait cédé son droit de propriété sur une partie des terres agricoles. Pour cette raison, le motif de la décision attaquée qu’une partie des terres ont changé de titulaire est inopérant.
La [commission agraire] a eu tort de rejeter la demande en raison de l’existence d’une contestation relative à un droit substantiel entre les [requérants] et des tiers. Les preuves présentées (à cet égard) montrent qu’un tel litige existe entre eux et la municipalité. Toutefois, ce n’est pas ce litige qui est mentionné dans la [décision de la commission agraire] comme motif de refus. Les dix-neuf dossiers d’autres demandeurs qui ont été présentés ne permettent pas de conclure que les terrains auxquels [ces demandeurs] prétendent sont identiques avec les terrains réclamés par les requérants dans la présente procédure.
Partant, le [tribunal] considère que la décision de la commission agraire est contraire à la loi et doit être annulée dans son intégralité.
L’annulation de la décision oblige le tribunal de se prononcer sur le fond de la demande de restitution. Le tribunal considère que cette demande est fondée en ce qui concerne toutes les terres agricoles prétendues. L’article 12, alinéa 2 de [la loi de 1991] dispose que le droit de propriété peut être établi par des actes notariés et par d’autres preuves écrites. Les actes judiciaires, tels que [la] décision de la cour d’appel de Sofia du 11 juillet 1937 et [le] certificat, délivré le 11 juillet 1923 sur la base de la décision du juge de paix de Gorna Dzhumaya dans [une] procédure de légalisation, ont également une force probante pour le droit de propriété. Ces preuves montrent incontestablement qu’avant la formation des coopératives [I.M.] était le propriétaire des champs qui y sont décrits en détail. Pour cette raison, ses héritiers, qui sont ses ayant droit, ont le droit de voir restaurer dans leur patrimoine les droits qu’il possédait avant sa mort, plus précisément avant la formation des coopératives. Pour ces motifs, [le tribunal] considère qu’il convient de restituer aux [requérants] le droit de propriété sur les terres agricoles ayant appartenu à I.M. »
Le jugement indiqua la superficie et l’emplacement de chaque bien immobilier restitué par rapport aux terrains voisins, ainsi que la sous-localité dans laquelle il se trouvait. La superficie totale des terrains restitués était d’environ 104,8 hectares. Ce jugement n’était pas accompagné de plans des terrains. Le tribunal régional ne précisa pas explicitement si ces terrains devaient être restitués dans leurs anciennes limites ou avec un plan de répartition des terres agricoles.
17. A une date non précisée, la commission agraire demanda au tribunal régional d’interpréter son jugement du 22 mars 2002. Par un jugement du 6 janvier 2003, le tribunal régional précisa que la localité constituée par le village de Kardzhevo était identique à celle du village de Balgarchevo, dans la mesure où ce village avait changé de nom en 1934. Il refusa de se prononcer sur les autres questions soulevées dans la demande d’interprétation, au motif qu’elles concernaient la légalité du jugement. Ces questions portaient sur le fait que le jugement ne précisait pas l’emplacement d’un des terrains restitués, que les requérants n’avaient pas déposé une demande de restitution concernant le terrain situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad et qu’ils n’avaient pas prouvé leur droit de propriété sur trois-quarts quote-part de ce terrain.
2. Les tentatives des requérants d’obtenir l’exécution du jugement du 22 mars 2002
18. Le 21 janvier 2003, les requérants demandèrent au service municipal de l’agriculture et des forêts (общин�ка �лужба по земеделие и гори - « le service municipal de l’agriculture»), l’organe administratif ayant remplacé la commission agraire, de procéder à la restitution des vingt-huit terrains conformément aux jugements du tribunal régional de Blagoevgrad.
19. Par une décision du 26 mars 2003, se référant au jugement du 22 mars 2002 et à l’article 18ж du décret d’application de la loi de 1991, le service municipal de l’agriculture « reconn[ut] le droit de propriété des héritiers d’I.M. dans les anciennes limites existantes (ou pouvant être rétablies)» („признава правото на �об�твено�т на на�ледниците на Ибрахим Саидов Мутишев в �ъще�твуващи (въз�тановими) �тари реални граници�) sur vingt-huit terrains d’une superficie totale de 104.65 hectares.
Il nota qu’en vertu de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991 (paragraphes 65 à 67 ci-dessous), les requérants avaient le droit à la restitution de 20 hectares et à l’indemnisation par bons compensatoires pour 84.65 hectares en vertu de l’article 35 de la loi de 1991 (paragraphes 88 à 90 ci-dessous).
Cette décision ne mentionnait pas le terrain de 0,2 hectare situé dans la localité de Blagoevgrad, dans les limites constructibles de cette ville.
20. Par une lettre du 28 mars 2003, les requérants furent informés également que l’article 11, alinéa 4, de la loi de 1991 (paragraphe 83 ci-dessous) était applicable à leur cas. Ils furent invités à se présenter au service municipal de l’agriculture, afin de choisir les terrains libres qu’ils avaient le droit d’acquérir à la place de leurs terres ancestrales. La lettre émanait de S., directeur du service municipal de l’agriculture.
21. Le 8 avril 2003, les requérants furent informés qu’en raison de la restructuration de l’administration locale, l’élaboration des plans de terrains allait être suspendue.
22. En avril 2003, la requérante K. L. fit appel de la décision du 26 mars 2003, indiquant qu’elle était illégale parce qu’elle n’était pas conforme au jugement du tribunal régional du 22 mars 2002. Le recours fut examiné par le tribunal de district et le tribunal régional de Blagoevgrad. Il fut déclaré irrecevable par une ordonnance définitive du tribunal régional en date du 15 juin 2005.
Le tribunal régional rappela que les requérants s’étaient vus restituer le droit de propriété sur tous les terrains litigieux par un jugement du 22 mars 2002 qui était passé en force de chose jugée. Comme le tribunal de district, il estima que la requérante n’avait pas d’intérêt à agir pour initier une procédure qui aurait pour objet un litige déjà résolu par un jugement définitif.
Il observa ensuite que le service municipal de l’agriculture avait refusé de se conformer à ce jugement en se référant à l’article 35, de la loi de 1991. Toutefois, il estima que la décision attaquée était sans incidence sur l’existence du droit de propriété des requérants. Il indiqua que, dans la mesure où le jugement du 22 mars 2002 n’était pas accompagné de plans, les requérants avaient la possibilité de se procurer des plans des terrains restitués qui concrétiseraient complètement leur droit de propriété sur ces biens immobiliers.
23. Par une lettre du 27 septembre 2005, en réponse à deux demandes introduites les 31 août et 13 septembre 2005, le service municipal de l’agriculture informa les requérants qu’ils devaient préciser les terrains qu’ils voulaient se voir restituer, en consultant le registre des terres non restituées gérées par la municipalité, dont ils avaient déjà reçu des extraits.
24. Le 18 janvier 2006, les requérants déposèrent une telle demande dans laquelle ils précisèrent, entre autres, qu’ils avaient constaté que certains terrains viticoles étaient cultivés par des habitants du village de Balgarchevo. Voulant éviter des conflits, ils demandèrent au service municipal de leurs restituer certains autres terrains viticoles d’une superficie totale de 5 hectares.
25. Par deux décisions en date du 16 mars 2006, le service municipal de l’agriculture restitua le droit de propriété des requérants sur des terres agricoles d’une superficie totale d’environ 16,76 hectares dans de nouvelles limites, c’est-à -dire en leur attribuant des terres différentes de celles qu’I.M. avait possédées (paragraphe 71 ci-dessous). Par une décision en date du 30 mai 2006, il restitua le droit de propriété des requérants sur deux terrains d’une superficie totale de 1.415 hectare dans leurs anciennes limites, c’est-à -dire en leur attribuant des terres qu’I.M. avait possédées (paragraphe 69 ci-dessous). Il apparaît que ces décisions furent communiquées aux requérants au mois de décembre 2006 et que les intéressés n’introduisirent pas de recours judiciaires.
26. Le Gouvernement présente une lettre de la part du directeur régional de la Direction « Agriculture et Forêts » du 15 juin 2007, dans laquelle il est précisé qu’à la date susmentionnée les requérants avaient obtenu la restitution de 18,1768 hectares de terres agricoles et qu’ils devaient introduire une demande d’identification pour les autres terrains qu’ils voulaient se voir restituer dans la limite de 20 hectares.
27. Au cours du deuxième semestre de 2007, le service municipal de l’agriculture délivra aux requérants des plans pour certains terrains d’une superficie totale de 16 hectares environ.
28. Le Gouvernement fournit également un extrait du registre des terres agricoles de la localité de Balgarchevo du 19 février 2009. Ce document atteste le fait que 35 biens immobiliers d’une superficie totale de 20,0893 hectares sont inscrits au nom d’I.M. comme ancien propriétaire.
29. Les parties n’ont pas envoyé d’informations précises sur la question de savoir si un plan de répartition des terres agricoles concernant la localité de Balgarchevo est entré en vigueur, à quelle époque, et si ce plan concerne les terres agricoles héritées par les requérants.
3. Les tentatives des requérants d’obtenir l’exécution du jugement du 22 mars 2002 quant au terrain de 0.2 hectare situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad
30. Par une décision du 20 juin 2006, suite aux demandes introduites par les intéressés, le service municipal de l’agriculture restitua leur droit de propriété également sur un terrain de 0,2 hectare, situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad, qui n’avait pas été mentionné dans sa décision du 26 mars 2003 (paragraphe 19 ci-dessus). Toutefois, il refusa de délivrer un plan aux requérants, leur indiquant qu’ils devaient déposer une demande en ce sens devant la municipalité de Blagoevgrad.
31. Par une lettre du 10 juillet 2007, le maire de la municipalité de Blagoevgrad refusa de délivrer un plan du terrain, au motif que le service municipal de l’agriculture avait omis d’adopter un plan auxiliaire dans lequel figurerait le terrain des intéressés.
32. Le 9 octobre 2007, deux des requérants (MM. E. M. et I. I.) introduisirent un recours devant le tribunal administratif de Blagoevgrad. Ce recours fut d’abord déclaré irrecevable par une ordonnance du 1er novembre 2007 du tribunal administratif, qui estima que la lettre du maire n’était pas un acte administratif individuel. Les requérants se pourvurent en cassation.
33. Par une ordonnance du 21 janvier 2008, la Cour administrative suprême cassa l’ordonnance attaquée et ordonna l’examen au fond du recours introduit par les requérants. La haute juridiction observa qu’il n’était pas contesté que par un jugement définitif du 22 mars 2002, le tribunal régional avait restitué le droit de propriété des requérants sur des terres agricoles, parmi lesquelles la parcelle de 0,2 hectare. Le service municipal de l’agriculture avait à son tour prononcé une décision de restitution de ce terrain dans ses anciennes limites le 20 juin 2006. La Cour releva à cet égard qu’avant de prononcer une décision de restitution du terrain en question, le service municipal de l’agriculture aurait dû diligenter d’office une procédure préliminaire, en demandant à la municipalité de produire un plan du terrain et un certificat concernant son statut. Estimant que les propriétaires ne pouvaient pas être tenus pour responsables de l’omission du service municipal de l’agriculture, la haute juridiction conclut que leur demande auprès du maire était recevable et que son bien-fondé devait faire l’objet d’un examen au fond. En conséquence, elle renvoya l’affaire au tribunal administratif de Blagoevgrad, compétent en première instance. A la date d’une des dernières communications des requérants, à savoir le 12 mai 2008, l’affaire était mise en délibéré mais le tribunal administratif n’avait pas encore prononcé son jugement.
4. Le recours en nullité contre la décision du 26 mars 2003
34. Le 25 octobre 2007, MM. E. M. et I. I. introduisirent un recours contre la décision du service municipal de l’agriculture du 26 mars 2003 et demandèrent au tribunal de district de constater que celle-ci était entachée de nullité. Ils demandèrent également que soit annulé le refus tacite de ce service d’adopter une nouvelle décision conforme au jugement du tribunal régional de Blagoevgrad du 22 mars 2002.
35. Par un jugement du 12 mai 2008, le tribunal de district de Blagoevgrad fit droit au recours des requérants et renvoya le dossier au service municipal de l’agriculture, avec instruction d’adopter une nouvelle décision qui soit en conformité avec le jugement du 22 mars 2002.
36. Ce jugement fut confirmé en cassation par le tribunal administratif de Blagoevgrad le 24 octobre 2008, statuant en dernière instance. Cette juridiction observa que les services municipaux étaient les seuls organes qui pouvaient restituer la propriété sur des terres agricoles. Le jugement du 22 mars 2002 étant passé en force de chose jugée, le service municipal de l’agriculture était tenu de s’y conformer et de prononcer une décision concernant tous les terrains restitués, en tenant compte des dispositions de la loi de 1991.
37. Le tribunal administratif releva que la décision attaquée contenait deux dispositions : l’une « reconn[aissant] le droit de propriété des héritiers d’I.M. sur tous les terrains restitués par le jugement du tribunal régional de Blagoevgrad », et l’autre prévoyant la restitution de 20 hectares de terres agricoles et l’indemnisation des requérants pour 84,65 autres hectares. Il constata que cette deuxième disposition n’indiquait pas les terrains restitués et leurs emplacements et n’indiquait pas non plus quels étaient les terrains pour lesquels les requérants devraient recevoir une indemnisation. Il en conclut que la décision attaquée était entachée de nullité dans cette partie et que le service municipal de l’agriculture était sous l’obligation de prononcer une nouvelle décision qui indiquerait les terrains qu’il allait restituer et ceux qu’il refuserait de restituer.
38. Les parties n’ont pas informé la Cour de l’adoption, par le service municipal de l’agriculture, d’une nouvelle décision après la notification du jugement du tribunal administratif de Blagoevgrad.
5. Les recours introduits par les requérants devant le ministère de l’Agriculture
39. A une date non communiquée, les requérants se plaignirent au ministre de l’Agriculture du fait que la commission agraire avait élaboré un plan de répartition des terres agricoles qui concernait aussi leurs terrains ancestraux, et cela sans attendre l’issue de la procédure de contestation de la décision du 14 mars 1994 rejetant leur demande en restitution. Ils indiquèrent avoir contesté ce plan par un recours introduit le 11 novembre 1996. Ils soutinrent que la commission agraire n’avait pas envoyé ce recours au tribunal compétent. Toutefois, ils n’indiquèrent pas avoir saisi eux-mêmes les juridictions compétentes, possibilité prévue par le droit interne pertinent à l’époque des faits. Les requérants se plaignirent également que leurs terrains ancestraux avaient été restitués à d’autres personnes par le biais de ce plan de répartition des terres agricoles, alors que la procédure de contestation du refus de la commission agraire était toujours pendante. Estimant que le plan de répartition reposait sur une erreur factuelle évidente, ils demandèrent au ministre d’ordonner sa rectification.
40. Parallèlement au déroulement des procédures administratives et judiciaires, les requérants envoyèrent de nombreuses demandes au ministère de l’Agriculture. Ils demandèrent la restitution de tous les terrains dans leurs anciennes limites, y compris du terrain de 0,2 hectare situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad.
6. Les plaintes des requérants devant le parquet
41. A une date non communiquée après le 22 mars 2002, les requérants saisirent le parquet et demandèrent l’ouverture de poursuites pénales contre un employé de la municipalité dénommé S. pour abus de pouvoir, non-exécution de décision judiciaire, fraude, incitation à faux témoignage, provocation à l’intolérance nationale, etc.
42. Ils se plaignirent que S. leur avait dit qu’il ne donnerait pas de terre à des Turcs. Ils mentionnèrent également un article paru dans la presse locale sous le titre « Des Turcs veulent s’approprier cent hectares », lequel aurait été publié après une interview avec cette personne Enfin, les requérants firent valoir qu’ils avaient été empêchés d’établir les limites de leurs terres par des villageois révoltés, prétendument encouragés par S. Le dispute entre les requérants et les villageois avait fait l’objet d’un reportage diffusé par la chaine de télévision publique.
43. Par ailleurs, les requérants se plaignirent du refus de S. d’effectuer les démarches administratives nécessaires à l’exécution du jugement du 22 mars 2002.
44. Par une ordonnance du 1er avril 2005, le parquet d’appel renvoya le dossier au parquet régional pour un complément d’instruction, indiquant qu’il y avait lieu de vérifier pour quelles raisons les requérants ne s’étaient pas vus délivrer des plans des terrains et n’étaient pas entrés en possession de ceux-ci afin d’apprécier, notamment, s’il y avait eu ou non abus de pouvoir, infraction pénale prévue et réprimée par l’article 282 du code pénal (paragraphe 98 ci-dessous).
45. Les requérants indiquent qu’ils n’ont toujours pas été informés du résultat de cette instruction complémentaire.
7. La médiation de l’Ombudsman national et de l’ombudsman de la commune de Blagoevgrad
46. Le 20 février 2006, les requérants déposèrent une plainte auprès de l’Ombudsman national. Ils indiquèrent que le service municipal de l’agriculture avait refusé d’exécuter le jugement définitif du 22 mars 2002. Ils firent valoir qu’I.M. était décédé en février 1945 et soutinrent qu’aucune mesure restrictive en vertu de la loi de 1946 sur la propriété agricole de travail (paragraphes 57 et suivants ci-dessous) n’avait été prise à son égard et à l’égard de ses héritiers.
47. L’Ombudsman émit un avis libellé comme suit :
« (...)
Le refus de restituer 84,65 hectares de terres agricoles est mal fondé, parce que la loi �de 1946� a été adoptée après la mort de l’ancêtre �des requérants� et que l’article 13 de cette loi prévoit que les héritiers sont considérés comme des propriétaires à part, ce qui fait que les parts héritées par eux �les requérants� ne dépassent pas les superficies maximales �visées par la loi�.
4.2 Conclusion :
Le service municipal de l’agriculture et des forêts refuse illégalement la restitution dans leurs anciennes limites de 114 hectares de terres agricoles aux héritiers d’I.M., le droit de propriété [leur] ayant été restitué par un jugement définitif du 22 mars 2002 du tribunal régional de Blagoevgrad.
5. Propositions et recommandations :
Sur la base des preuves fournies par le demandeur, j’estime qu’il y a une non-exécution illégale d’un jugement judiciaire.
Je propose au service municipal des terres et des forêts de Blagoevgrad d’adopter une nouvelle décision, conforme au jugement du 22 mars 2002 du tribunal régional de Blagoevgrad, et de restituer la propriété des biens immobiliers décrits dans le jugement dans leurs anciennes limites. »
Les requérants en furent informés par une lettre du 18 juillet 2006.
48. En juillet 2007, les requérants demandèrent à l’ombudsman de la ville de Blagoevgrad de les assister dans leurs efforts pour entrer en possession des biens immobiliers énumérés dans le jugement du 22 mars 2002. En octobre 2007, l’ombudsman de Blagoevgrad recommanda à la municipalité d’adopter un plan cadastral auxiliaire du terrain de 0,2 hectare, situé dans les limites constructibles de cette ville.
8. La procédure en dommages et intérêts contre l’Etat engagée par M. E. M.
49. Le Gouvernement présente un arrêt de la Cour suprême de cassation du 14 février 2008 concernant une action en dommages et intérêts contre le ministère de l’Agriculture introduite par M. E.M. et fondée sur l’article 1, alinéa 1, de la loi de 1988 sur la responsabilité délictuelle de l’Etat et des municipalités (paragraphes 93 et suivants ci-dessous). L’objet exact de la demande en justice n’est pas clair, mais il ressort du texte de l’arrêt que le requérant avait demandé à être indemnisé pour le dommage moral et pour le manque à gagner liés aux retards intervenus dans la procédure de restitution en raison des décisions et des inactions prétendument illégales de la commission agraire et du service municipal de l’agriculture. Cette demande, qui était partielle et concernait un quart du manque à gagner, fut examinée par trois instances.
50. Par un arrêt définitif du 14 février 2008, la Cour suprême de cassation fit partiellement droit aux prétentions du requérant. La haute juridiction observa qu’il prétendait avoir subi un préjudice tant matériel que moral lié à trois faits différents: a.) le retard allégué avec lequel la commission agraire s’était prononcée sur sa demande en restitution introduite le 19 février 1992 ; b.) le rejet par la commission agraire de sa demande en restitution, annulé par un jugement du 22 mars 2002 ; c.) la passivité du service municipal de l’agriculture concernant la mise en œuvre du droit du requérant d’entrer en possession des terrains restitués. Elle releva également qu’en vertu de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, la superficie maximale des terres restituées ne pouvait pas dépasser 20 hectares pour tous les héritiers d’I.M. Le requérant, étant un des cinq enfants d’I.M., pouvait prétendre à la restitution de 4 hectares.
51. En ce qui concerne le délai de traitement de la demande en restitution, la haute juridiction estima que la commission agraire aurait dû effectuer la préparation technique et juridique de la restitution des terres agricoles dans un délai d’un an. En conséquence, le requérant devait être indemnisé pour le manque à gagner concernant la période entre le 19 mars 1993 et le 11 mars 1994, date à laquelle la commission agraire avait rejeté sa demande en restitution.
52. Quant au préjudice subi par le requérant du fait de la décision négative de la commission agraire, annulée par le jugement du 22 mars 2002, la Cour suprême de cassation, faisant référence à certains faits relatifs au déroulement de la procédure judiciaire devant le tribunal de district (paragraphe 13 ci-dessus), considéra que l’intéressé et les autres requérants avaient eux-mêmes contribué à la durée d’examen de leur recours. En conséquence, elle estima que le délai imputable à la commission agraire, pour lequel le requérant devait être indemnisé, était de trois ans et onze mois.
53. En ce qui concerne le fait que le requérant n’avait pas pu entrer en possession des terrains restitués, la haute juridiction estima que le jugement du 22 mars 2002 n’indiquait pas si ces terrains étaient restitués dans leurs anciennes limites ou avec un plan de répartition des terres agricoles. Elle releva que les terres avaient été individualisées par leurs anciennes limites, telles qu’elles existaient en 1923. Tant que l’individualisation de ces biens immobiliers « selon leur situation actuelle » n’aurait pas été réalisée, le service municipal de l’agriculture n’avait pas l’obligation d’organiser l’entrée en possession du requérant. En conséquence, la Cour suprême de cassation rejeta cette partie de la demande.
54. En ce qui concerne les montants dus à titre d’indemnisation, la haute juridiction estima que le manque à gagner subi par le requérant était suffisamment établi par un rapport d’expertise judiciaire, dans la mesure où, même si l’emplacement exact des terrains n’était pas connu, les experts avaient tenu compte des localités dans lesquelles ceux-ci se trouvaient.
55. La haute juridiction accorda au requérant 15 635 levs bulgares (BGN) (environ 7 977 euros) pour préjudice matériel et 500 BGN (environ 255 euros) pour préjudice moral.
56. Le 24 avril 2008, le requérant se vit délivrer un titre exécutoire à l’encontre du ministère de l’Agriculture, présenté au ministère le 17 juillet 2008. A la date de sa dernière communication, à savoir le 15 avril 2009, le requérant n’avait pas reçu de paiement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Les réformes agraires intervenues au début de l’époque communiste
57. La loi de 1946 sur la propriété agricole de travail (Закон за трудовата поземлена �об�твено�т – « la loi de 1946 »), abrogée en 1997, réglementait, inter alia, l’attribution des terres aux agriculteurs qui n’en possédaient pas suffisamment. Cet objectif devait être rempli par le biais de l’expropriation d’une partie des terres appartenant aux grands propriétaires terriens et aux personnes qui n’exploitaient pas elles-mêmes les terres qu’elles possédaient.
58. L’article 8, abrogé en 1974, prévoyait des limites différentes pour la superficie des terres que pouvait posséder une famille. L’alinéa 1 de cette disposition prévoyait des limites générales de 20 ou 30 hectares, selon les régions. Les alinéas 2 et 3 prévoyaient des limites inférieures aux limites générales en fonction de l’usage que faisaient les propriétaires de leurs terres.
59. L’article 10 définissait la famille comme une communauté d’époux et d’enfants non mariés. Cette disposition réservait 5 hectares pour chaque enfant marié du propriétaire. Si, à part ses enfants mariés, le propriétaire avait plus de deux enfants non mariés, la disposition réservait 2 hectares pour chaque enfant non marié.
60. L’article 13 prévoyait que si les terres appartenaient à plusieurs membres d’une famille, leurs superficies étaient additionnées pour établir la superficie maximale que la famille pouvait posséder. Si le propriétaire était décédé avant que la superficie maximale eût été établie, ses héritiers étaient considérés comme des propriétaires à part entière, même si l’héritage n’avait pas encore été partagé (article 13, alinéa 3).
2. L’étendue du droit à la restitution des terres agricoles
61. La loi de 1991 sur la propriété et l’usage des terres agricoles (Закон за �об�твено�тта и ползването на земедел�ки земи – « la loi de 1991 ») et le décret d’application de cette loi (Правилник за прилагане на Закона за �об�твено�тта и ползването на земедел�ки земи – « le décret d’application de la loi de 1991 ») réglementent la restitution du droit de propriété sur des terres agricoles collectivisées ou expropriées pendant l’époque communiste aux propriétaires et à leurs héritiers.
62. L’article 10, alinéa 1, de la loi de 1991, en sa rédaction initiale, prévoyait la restitution des terres agricoles apportées dans les coopératives. L’article 10, alinéa 4, de la loi de 1991, prévoyait que la restitution des terres apportées dans les coopératives devait être effectuée dans les limites prévues par l’article 8, de la loi de 1946. En vertu de l’article 10, alinéa 5, de la loi de 1991, les propriétaires dont les terres auraient été expropriées en vertu de l’article 8, alinéas 2 et 3, de la loi de 1946, avaient le droit d’être indemnisés par des terres ou en argent, s’ils n’avaient pas reçu d’indemnisation auparavant.
63. L’article 10, alinéa 1, de la loi de 1991, fut modifié en 1992, 1995, 1996 et 1997. A l’heure actuelle, ce texte prévoit la restitution des terres agricoles que les ayants droit ont possédées avant la création des coopératives au début de l’époque communiste. A cet égard, la Cour constitutionnelle a précisé, dans un arrêt prononcé le 19 juin 1995 (voir Решение № 7 от 19 юни 1995 по кон�титуционно дело № 9 на КС), que les terres agricoles que les ayants droit avaient possédées avant la création des coopératives étaient souvent différentes en termes de superficie et de qualité de celles qu’ils ont apportées dans les coopératives. La Cour constitutionnelle a relevé que cette différence trouvait son explication dans les réformes agraires effectuées au début de l’époque communiste, notamment les expropriations еt l’attribution des meilleures terres aux coopératives nouvellement créées.
64. L’article 10, alinéa 11, adopté en mai 1995, prévoit la restitution des terres agricoles acquises en vertu de la loi de 1946 par les bénéficiaires de la réforme agricole effectuée au début de l’époque communiste.
65. L’article 10, alinéa 4 (paragraphe 62 ci-dessus) a été remplacé en substance par l’article 10, alinéa 8. Cette disposition, en vigueur dans sa rédaction actuelle après le 28 octobre 1997, prévoit la restitution des terres agricoles aux propriétaires dans les limites prévues par l’article 8, alinéa 1 et par l’article 10, de la loi de 1946, y compris les terres expropriées en vertu de l’article 8, alinéas 2 et 3, de la loi de 1946. Pour les terres agricoles au-delà de ces superficies maximales, les ayants droit peuvent demander une indemnisation en vertu de l’article 35 de la loi de 1991 (paragraphes 88 à 90 ci-dessous). Pour la région des requérants, la limite prévue par l’article 8, alinéa 1, de la loi de 1946, est de vingt hectares.
66. La Cour suprême a exprimé l’avis, dans les motifs de deux arrêts interprétatifs, que les personnes qui pouvaient demander la restitution en vertu de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, avaient la priorité sur ceux qui pouvaient demander la restitution en vertu de l’article 10, alinéa 11, de ladite loi (Тълкувателно решение № 1 от 19.09.1996 г., ОСГК на ВС и Тълкувателно решение № 2 от 25.06.1996 г., ОСГК на ВС). Elle a également exprimé l’avis que les limites prévues dans cette disposition s’appliquent uniquement si les procédures d’expropriation prévues par la loi de 1946 avaient réellement été mises en œuvre (Тълкувателно решение № 1 от 19.09.1996 г., ОСГК на ВС и Решение № 224 от 21.07.1994 по гр.д. № 794/93 г. на ІV г.о. на ВС), à défaut de quoi toutes les terres possédées avant la restitution devaient être restituées en vertu de l’article 10, alinéa 1. Toutefois, cette jurisprudence concerne les anciens textes de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, tels qu’ils étaient libellés avant les dernières modifications intervenues en 1997.
67. La question de la constitutionnalité de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, a été examinéе par la Cour constitutionnelle en juin 1998 (voir Решение № 15 от 09.06.1998 по кон�титуционно дело № 12 от 1998 г. на КС на РБ), qui a estimé que cette norme n’était pas contraire à la Constitution. La Cour constitutionnelle a relevé que la référence à l’article 8, alinéa 1 et à l’article 10, de la loi de 1946, est un procédé juridique et technique par lequel le législateur a défini les limites dans lesquelles peuvent être restituées les terres agricoles. Elle a précisé que ces limites ont leur raison d’être dans la redistribution des terres agricoles effectuée au début de l’époque communiste, à l’occasion de laquelle des agriculteurs ne possédant pas suffisamment de terres agricoles ont acquis des terrains précédemment expropriés en vertu de la loi de 1946. Elle a observé que ces personnes ont, elles-aussi, le droit à la restitution de leurs terres ultérieurement collectivisées. De l’avis de la Cour constitutionnelle, l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, trouve l’équilibre nécessaire entre les droits de ces deux catégories de propriétaires.
3. Les procédures de restitution des terres agricoles
68. Jusqu’en 2002, l’organe chargé de la restitution des terres agricoles était la commission agraire (поземлена коми�и�). Celle-ci a été remplacée par le service municipal de l’agriculture et des forêts, puis par le service municipal de l’agriculture.
69. Les principales procédures administratives de restitution sont la restitution des terrains dans leurs anciennes limites, et quand celle-ci s’avère impossible possible, la restitution des terrains dans de nouvelles limites.
70. Les terrains sont restitués dans leurs anciennes limites si ces limites existent toujours ou si elles peuvent être rétablies grâce à des plans cadastraux ou de remembrement (article 10a, alinéa 1, de la loi de 1991). Dans ces cas-là , le service municipal de l’agriculture adopte une décision en vertu de l’article 18ж du décret d’application de la loi de 1991.
71. Si les anciennes limites des terrains ne peuvent être rétablies, une nouvelle délimitation est opérée par le plan de répartition des terres agricoles, adopté par la commission agraire/le service municipal de l’agriculture. Dans ce cas-là , les ayants droit peuvent se voir attribuer des terres équivalentes dans la localité où se trouvaient leurs terres avant la collectivisation ou dans une localité voisine (article 10a, alinéa 2, de la loi de 1991).
72. La Cour suprême de cassation a précisé que la décision de la commission agraire édictée après l’adoption du plan de répartition des terres agricoles a la même valeur juridique que la décision de la commission agraire qui ordonne la restitution d’un terrain dans les anciennes limites. Ces actes sont constitutifs d’un droit de propriété sur les terrains qui y sont indiqués (Тълкувателно решение № 1 от 1997 г. по гр. д. № 11 от 1997 г., ОСГК на ВКС).
73. Les décisions susmentionnées, accompagnées d’un plan du terrain, valent titre de propriété. Ce titre de propriété a la même valeur juridique qu’un acte notarié, établi à l’issue d’une procédure non contradictoire (article 14, alinéa 1 (1) et article 17, alinéa 1, de la loi de 1991).
74. Les ayants droit pouvaient déposer une demande de restitution auprès de la commission agraire dans un délai de dix-sept mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi de 1991 (article 11, alinéa 1).
75. Les personnes ayant raté ce délai légal pouvaient obtenir la reconnaissance judiciaire de leur droit à la restitution en introduisant une action en constatation contre la commission agraire ou le service municipal de l’agriculture (article 11, alinéa 2, en combinaison avec le paragraphe 22 des dispositions transitoires et finales de la loi de 1991).
4. Le contrôle judiciaire sur les décisions de la commission agraire et du service municipal de l’agriculture
76. La décision de la commission agraire ou du service municipal de l’agriculture relative à une demande en restitution est susceptible de recours devant le tribunal de district. Jusqu’au mois d’août 1997, les pourvois en cassation étaient examinés par les juridictions suprêmes (la Cour suprême, puis la Cour administrative suprême). Depuis cette date, cette compétence est décentralisée, l’examen des pourvois en cassation ayant dans un premier temps été dévolu aux tribunaux régionaux puis, à partir du 1er mars 2008, aux tribunaux administratifs.
77. Le recours peut concerner non seulement le refus de reconnaître le droit à la restitution, mais aussi d’autres aspects de la décision en question, tel le refus d’accorder la restitution des terres agricoles dans les anciennes limites (Решение № 2818 от 13.01.1995 г. по адм. д. № 435/94 на ВС).
78. Selon l’article 14, alinéa 3, de la loi de 1991, le tribunal saisi d’un tel recours se prononce sur le fond de la demande en restitution.
79. Cette norme a été interprétée par la Cour suprême comme exigeant que le tribunal se prononce dans lеs limites des compétences de la commission agraire (Решение № 2245 от 04.10.1994 г. по адм. д. № 6148/94 г. на ВС, Решение № 2818 от 13.01.1995 г. по адм. д. № 435/94 на ВС).
80. Il a été soutenu dans la doctrine que cette norme implique l’obligation pour le tribunal de rechercher à l’aide des experts judiciaires si les terres peuvent être restituées dans leurs anciennes limites. Il a été également soutenu que le jugement accordant la restitution dans les anciennes limites doit être accompagné d’un plan du terrain établi par un expert judiciaire; dans ce cas-là , il a la valeur d’un acte notarié délivré à l’issue d’une procédure non contradictoire („Вещно право�, Второ допълнено издание, Марио Бобатинов и Кра�имир Влахов, Сиби, Софи� 2007 г. �тр. 274 - 276).
81. Toutefois, dans un arrêt concernant un litige de propriété entre des personnes ayant obtenu la restitution des terres agricoles dans leurs anciennes limites par des jugements accompagnés de plans et des personnes qui prétendaient être propriétaires pour d’autres motifs, la Cour suprême de cassation a considéré que seul l’organe administratif chargé de la restitution était compétent pour déterminer les limites des terrains restitués (Решение № 289 от 06.03.2001 по гр.д. № 1530/2000 г., ІV гр. отд. на ВКС).
5. L’indemnisation des propriétaires dont les terres n’ont pas pu être restituées
82. La loi de 1991 et son décret d’application contiennent plusieurs dispositions qui prévoient l’indemnisation, par des terres appartenant à la municipalité ou par des bons compensatoires, des propriétaires munis de jugements définitifs reconnaissant leur droit à la restitution (article 10, alinéa 8, article 11, alinéa 4, article 15, alinéa 4, article 35 de la loi de 1991, article 21, alinéa 3 et article 25, alinéa 3 du décret d’application).
83. Selon l’article 11, alinéa 4, de la loi de 1991, si les jugements favorables aux anciens propriétaires ont dûment été présentés à la commission agraire ou au service municipal de l’agriculture après la publication dans le Journal officiel de l’avis qu’un projet du plan de répartition des terres agricoles a été élaboré, les propriétaires ont droit à une indemnisation par des terrains libres et/ou des bons compensatoires. Ce texte est précédé par une disposition qui prévoit la possibilité pour les personnes ayant omis de saisir la commission agraire dans le délai légal d’obtenir une reconnaissance judiciaire de leur droit à la restitution (paragraphe 75 ci-dessus).
84. L’article 15, alinéa 2, de la loi de 1991 prévoit que si la superficie des terres agricoles dans la localité a diminué, le service municipal de l’agriculture réduit proportionnellement les terres agricoles restituées, y compris celles dont la restitution par le biais d’un plan de répartition des terres agricoles a été accordée par un jugement définitif, à l’exception des terrains restitués dans leurs anciennes limites. L’article 15, alinéa 3, de la loi de 1991 réglemente le type d’indemnisation auquel ont droit les propriétaires – terres agricoles appartenant à la municipalité ou bons compensatoires, notamment.
L’article 15, alinéa 4, de la loi de 1991 est libellé comme suit :
« Les propriétaires sont indemnisés selon la procédure prévue par l’alinéa 3 également dans les cas où le jugement définitif reconnaissant le droit à la restitution des terres agricoles a été présenté au service de l’agriculture après la publication dans le Journal officiel de l’avis que le plan de répartition des terres agricoles a été élaboré ».
85. L’article 20, du décret d’application de la loi de 1991, réglemente la procédure de restitution par un plan de répartition des terres agricoles. L’article 21, alinéa 3, dudit décret prévoit que si le jugement reconnaissant le droit de propriété sur des terres agricoles a été présenté après la publication dans le Journal officiel de l’avis qu’un projet de plan de répartition des terres agricoles a été élaboré, le service municipal de l’agriculture adopte une décision d’indemnisation du propriétaire en vertu de l’article 10б, alinéa 1, de la loi de 1991. Le jugement peut être exécuté sur les terres visées par l’article 19 de la loi de 1991.
86. L’article 25, alinéas 1 et 2, du décret d’application de la loi de 1991, règlementent la procédure que le service municipal de l’agriculture doit suivre pour annoncer l’élaboration d’un projet de plan de répartition des terres agricoles, ainsi que les objections que peuvent formuler les ayants droits contre ce projet. L’article 25, alinéa 3, dudit décret, est libellé comme suit :
« Les propriétaires qui sont en possession de jugements définitifs prévoyant la restitution des terres agricoles présentés au service de l’agriculture après le délai fixé par l’article 11, alinéa 4, de la loi de 1991, ont le droit à une indemnisation par des terres agricoles en vertu de l’article 19, de la loi de 1991, ou, en cas de déficit [de terres], à une indemnisation en vertu de l’article 10б, alinéa 1, de la loi de 1991, et par des terres agricoles visées dans l’article 19, de la loi de 1991, se trouvant sur le territoire de la commune »
87. La jurisprudence interne semble contradictoire en ce qui concerne l’applicabilité des dispositions de l’article 15, alinéa 4, de la loi de 1991, et des articles 21, alinéa 3, et 25, alinéa 3, du décret d’application de la loi de 1991, à l’égard des personnes qui sont en possession de jugements ordonnant la restitution dans les anciennes limites présentés au service municipal après la publication dans le Journal officiel de l’annonce qu’un projet de plan de répartition des terres agricoles a été élaboré (voir Решение № 6943 от 15.07.2005 по адм. д. № 2500/2005, ІV о. на В�С, dans lequel la Cour administrative suprême a admis l’applicabilité de ces dispositions à l’égard de personnes qui réclamaient la restitution d’un terrain dans ses anciennes limites en vertu d’un jugement définitif, et Решение № 12205 от 28.12.2002 г. по адм.д. № 7118/2002 г. на ІV о. на В�С, dans lequel la Cour administrative suprême a estimé que ces dispositions étaient inapplicables dans les cas où les ayants droit s’étaient vu reconnaître le droit à la restitution dans les anciennes limites).
88. Par ailleurs, l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, prévoit que pour les terres agricoles qui n’ont pas été restituées parce qu’elles dépassaient les superficies maximales fixées dans l’article 8, alinéa 1, et l’article 10, de la loi de 1946, les intéressés ont droit à une indemnisation en vertu de l’article 35 de la loi de 1991.
89. Selon l’article 35, l’indemnisation se fait par des bons compensatoires nominatifs pouvant être hérités ou cédés. Ces titres compensatoires peuvent être utilisés pour des paiements dans le processus de privatisation d’entreprises publiques, pour l’achat de terres appartenant au Fonds de l’Etat (държавен поземлен фонд) et pour l’achat de certaines terres situées près des immeubles des anciennes coopératives. Seuls les propriétaires de bons compensatoires nominatifs peuvent acquérir des terres du fonds de l’Etat. Les transactions de bons compensatoires nominatifs sont régies par la loi sur les transactions de titres compensatoires, adoptée en 2002 (Закон за �делките � компен�аторни ин�трументи).
90. La valeur nominale d’un bon compensatoire nominatif est d’un lev bulgare (environ 50 centimes d’euro) (article 35, alinéa 7, de la loi de 1991). Sa valeur réelle dépend des offres de privatisation et des éventuelles ventes aux enchères de terres appartenant à l’Etat. Au cours des trois dernières années, la valeur maximale de ces titres fut atteinte en septembre 2006, quand un bon compensatoire était échangé sur les marchés financiers contre 0.68 BGN (environ 34 centimes d’euro). Cette valeur réelle a graduellement diminué par la suite. Au cours du premier semestre de 2009, le prix moyen d’un bon compensatoire nominatif était de 0.33 BGN (environ 16 centimes d’euro).
6. La correction du plan de répartition des terres agricoles et de la carte des terrains restitués dans leurs anciennes limites
91. Selon l’article 17, alinéa 8 de la loi de 1991, après l’entrée en vigueur du plan ou de la carte en question, leur correction peut être ordonnée par le ministre de l’Agriculture si une erreur factuelle évidente a été constatée. L’article 26, alinéa 2, du décret d’application de la loi de 1991, définit l’erreur factuelle évidente comme une incohérence entre les éléments topographiques ou la situation réelle et la manière dont ils figurent sur le plan ou la carte.
7. La modification d’une décision définitive par le service municipal de l’agriculture
92. En cas de découverte d’irrégularités, de nouvelles circonstances ou de nouvelles preuves pouvant avoir une incidence sur la décision adoptée par le service municipal de l’agriculture, celui-ci peut modifier sa décision dans un délai d’un an à compter de la découverte de ces faits, mais pas plus tard que deux ans après la date d’adoption de la décision. Cette procédure est inapplicable aux décisions du service municipal de l’agriculture ayant fait l’objet d’un contrôle judiciaire (article 14, alinéa 7, de la loi de 1991).
8. La loi de 1988 sur la responsabilité délictuelle de l’Etat et des municipalités (Закон за отговорно�тта на държавата и общините за вреди, titre modifié en 2006 – « la loi de 1988 »)
93. L’article 1, alinéa 1, de la loi de 1998, dans sa rédaction d’avant le 12 juillet 2006, disposait que l’Etat était responsable du préjudice causé par les actes, actions ou inactions illégaux de ses organes ou agents exerçant des fonctions administratives. Après cette date, la disposition en question a été modifiée ; désormais, non seulement l’Etat mais aussi les municipalités sont responsables au titre de ce texte.
94. Selon la jurisprudence interne, l’action en dommages et intérêts se prescrit par cinq ans à compter de la date à laquelle l’acte administratif illégal a été annulé. En ce qui concerne les actes administratifs entachés de nullité, l’action en dommages et intérêts se prescrit par cinq ans à compter de la date à laquelle l’acte a été prononcé. Quant aux actions en dommages et intérêts découlant d’une action ou d’une inaction illégale, elles se prescrivent par cinq ans à compter de la date de cessation de l’action ou de l’inaction illégales (Тълкувателно решение № 3 от 22 април 2005 г. по т.гр.д. № 3/2004г. на ОСГК на ВКС).
95. Le Gouvernement produit un jugement du 27 septembre 2005 du tribunal de la ville de Sofia, prononcé en appel, par lequel cette juridiction a accordé une indemnisation pour manque à gagner à des propriétaires à qui le maire avait refusé illégalement la restitution d’un bien immobilier (Решение от 27.09.2005 по гр.д. №972/2004г., ІV г. отд. на СГС, ВК). La décision du maire avait été auparavant annulée par les tribunaux.
96. Les requérants produisent un jugement définitif du 23 novembre 2004 du tribunal régional de Veliko Tarnovo concernant une action en dommages et intérêts introduite par une personne qui prétendait avoir connu un manque à gagner en raison d’un refus de la commission agraire de lui restituer certains terrains agricoles. Le refus avait été déclaré nul par les tribunaux, mais l’action fut rejetée au motif que, tant que la procédure de restitution n’avait pas abouti, l’ayant droit n’était pas devenu propriétaire et ne pouvait donc pas prétendre avoir connu un manque à gagner (Решение № 240 по гр.д. 773/2004 от 23.11.2004 г. на ВТОС).
9. La loi de 2003 sur la protection contre la discrimination (Закон за защита от ди�криминаци� – « la loi de 2003 »)
97. La loi de 2003, en vigueur à compter du 1er janvier 2004, interdit toute sorte de discrimination directe ou indirecte et offre aux intéressés des recours administratifs et judiciaires à cet égard.
La personne lésée peut saisir la Commission de protection contre la discrimination qui peut infliger des sanctions administratives et des mesures coercitives à la personne responsable de la discrimination (articles 50 et suivants de ladite loi). La procédure devant la commission est gratuite, mais elle ne peut pas être engagée si l’infraction a été commise plus de trois ans auparavant. Les faits antérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi n’entrent pas dans son champ d’application. Les décisions de la commission sont susceptibles de recours devant la Cour administrative suprême. La personne lésée peut aussi saisir les juridictions civiles d’une demande en indemnisation (article 74).
Alternativement, la personne lésée peut initier une procédure judiciaire afin de faire constater par un tribunal qu’elle a été victime de discrimination et d’obtenir une indemnisation. Elle peut également demander qu’il soit mis fin à l’infraction. Enfin, elle peut demander à être placée dans une situation équivalente à celle dans laquelle elle se trouverait s’il n’y avait pas eu la discrimination (article 71 et suivants).
10. Les articles 282 et 296 du code pénal
98. Selon l’article 282, alinéa 1, le manquement par un fonctionnaire à ses devoirs et l’abus de pouvoir sont sanctionnés par une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.
99. Selon l’article 296, alinéa 1, le fait d’empêcher ou de rendre impossible l’exécution d’une décision judiciaire est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans ou d’une amende de 5 000 levs bulgares (BGN).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
100. Les requérants allèguent que les autorités internes n’ont pas exécuté le jugement du 22 mars 2002. Ils y voient une violation de leur droit au respect des biens, tel que prévu par l’article 1 du Protocole no1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
101. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il considère que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où ils n’auraient pas introduit une action en dommages et intérêts fondée sur la loi de 1988.
102. Les requérants estiment que ce recours n’était pas efficace, parce qu’il pourrait tout au plus permettre d’obtenir une compensation pécuniaire pour les retards et non pas l’exécution du jugement. Par ailleurs, ils soutiennent qu’il n’existe pas de jurisprudence interne qui montrerait que les tribunaux bulgares soient disposés à appliquer la loi de 1988 à de telles prétentions et à accorder des indemnisations équitables. Enfin, ils arguent que le droit interne ne prévoit pas la possibilité d’engager une procédure d’exécution forcée à l’égard du service municipal de l’agriculture, ce qui rendait l’exécution d’un éventuel jugement en leur faveur peu sûre.
A. Sur la recevabilité
103. La Cour rappelle qu’elle a déjà estimé, dans le contexte des griefs tirés de la non-exécution d’un jugement ordonnant le paiement d’une somme d’argent, que les recours indemnitaires peuvent constituer des recours efficaces (voir Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 99, 15 janvier 2009).
104. En dehors de ce contexte, la possibilité d’obtenir une réparation n’est pas toujours un recours suffisant, parce qu’elle ne peut pas constituer une solution de rechange aux mesures spécifiques que les autorités internes doivent prendre pour se conformer au jugement prononcé à leur encontre (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 47, CEDH 1999-II, et Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). En effet, le mécanisme d’indemnisation ne peut représenter un moyen adéquat que lorsque les autorités compétentes ont déjà pris des mesures raisonnables pour honorer les obligations que leur impose la Convention (Iatridis c. Grèce, no 31107/96, décision de la Commission du 2 juillet 1997).
105. A supposer même que le recours indemnitaire pût constituer, en l’espèce, un recours adéquat au sens de la jurisprudence précitée, la Cour observe que le Gouvernement n’a produit que deux jugements relatifs à des actions en dommages et intérêts pour préjudices subis en raison de retards intervenus dans des procédures de restitution, dont un prononcé sur la demande introduite par M. E. M.. Les requérants ont produit un autre jugement définitif, prononcé par un tribunal régional, dans lequel une action similaire avait été rejetée. Dès lors, la Cour constate qu’il n’est pas prouvé qu’à la date de l’introduction de la requête et dans les années qui ont suivi son introduction il existât une jurisprudence interne suffisamment développée relative au recours proposé par le Gouvernement (voir, mutatis mutandis, Kirilova et autres c. Bulgarie, nos 42908/98, 44038/98, 44816/98 et 7319/02, § 116 in limine, 9 juin 2005, De Saedeleer c. Belgique, no 27535/04, §§ 57-60, 24 juillet 2007 ; voir, a contrario, mutatis mutandis, Paulino Tomas c. Portugal (déc.), no 58698/00, CEDH 2003-VIII, et Giummarra et autres c. France (déc.), no 61166/00, 12 juin 2001).
106. Par ailleurs, la Cour note que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 concerne surtout la non-exécution du jugement du 22 mars 2002. Or, la demande de M. E. M. concernant cette période, fondée sur une prétendue inaction illégale du service municipal de l’agriculture, a été rejetée au motif que ce service n’était pas dans l’obligation de faire en sorte que les requérants entrassent en possession de leurs biens. En conséquence, la Cour n’est pas convaincue qu’une action en dommages et intérêts fondée sur d’éventuelles actions ou inactions illégales du service municipal de l’agriculture eût présenté des chances raisonnables de succès.
107. La Cour observe également qu’un premier recours des requérants contre la décision du 26 mars 2003 du service municipal de l’agriculture a été déclaré irrecevable par le tribunal régional de Blagoevgrad, au motif que la décision attaquée était sans incidence sur l’existence du droit de propriété des requérants (paragraphe 22 ci-dessus). Par la suite, cette décision a été déclarée nulle à l’issue d’une deuxième procédure de contestation de sa légalité, plus de cinq ans après la date à laquelle elle avait été adoptée (paragraphe 35 ci-dessus). Or, en droit bulgare l’action en dommages et intérêts fondée sur la nullité d’un acte administratif se prescrit par cinq ans (paragraphe 94 ci-dessus). Eu égard au rejet de leur premier recours et au motif retenu par le tribunal régional de Blagoevgrad, on ne peut pas reprocher aux requérants de n’avoir pas introduit plus tôt une action en dommages et intérêts fondée sur la nullité de la décision du 26 mars 2003.
108. La Cour constate également qu’à la date de la dernière communication des requérants, à savoir le 15 avril 2009, soit plus d’un an après la date du prononcé de l’arrêt définitif de la Cour suprême de cassation et neuf mois après la présentation du titre exécutoire au ministère de l’Agriculture, M. E. M. n’avait toujours pas reçu la somme qui lui avait été accordée à titre d’indemnisation (Kirilova et autres, précité, § 118). Or, la Cour rappelle que l’efficacité d’un recours indemnitaire s’apprécie également à la lumière du délai de paiement de l’indemnisation accordée (Öneryıldız c. Turquie, no 48939/99, § 156, 18 juin 2002), lequel ne doit pas dépasser en principe six mois (Bourdov no 2, précité, § 99).
109. Au regard de ces considérations, la Cour estime que l’action en dommages et intérêts contre l’Etat n’était pas un recours efficace permettant aux requérants d’obtenir une réparation pour les préjudices matériel et moral subis en raison de la non-exécution et de l’exécution tardive du jugement du 22 mars 2002. En conséquence, elle considère qu’en l’espèce il y a lieu d’écarter l’exception de non-épuisement formulée par le Gouvernement.
110. Quant à la somme accordée à titre d’indemnisation à M. E. M., celle-ci pourra être prise en compte pour l’octroi d’une satisfaction équitable au titre de l’article 41 (Iatridis, précité, § 47, Kirilova et autres, précité, § 119 in fine).
111. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
112. Les requérants soutiennent que, de manière générale, le service municipal de l’agriculture refuse d’exécuter le jugement du 22 mars 2002. Ils considèrent que le refus d’accorder la restitution de 84.65 hectares de terres agricoles est arbitraire. En plus, ils arguent que la restitution de certains terrains agricoles à des emplacements autres que ceux mentionnés dans le jugement du 22 mars 2002 constitue en soi une violation de leur droit au respect de leurs biens. Enfin, se référant à l’affaire Pibernik c. Croatie (no 75139/01, 4 mars 2004), ils avancent que le fait d’être privés pendant très longtemps de la jouissance effective de leurs biens porte atteinte à la substance même du droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 et que cette situation est constitutive d’une privation de propriété.
113. En ce qui concerne la nature du droit reconnu par le jugement du 22 mars 2002, les requérants se réfèrent, entre autres, au libellé du dispositif de ce jugement : selon eux, le tribunal régional n’a pas seulement reconnu leur droit à la restitution – comme ce serait le cas si leurs terres ne pouvaient pas être restituées dans leurs anciennes limites –, mais leur a effectivement restitué la propriété des terrains en question. Par ailleurs, la commission agraire n’aurait pas plaidé devant cette juridiction qu’elle avait déjà restitué les terres des requérants à d’autres personnes par le biais d’un plan de répartition des terres agricoles. En conséquence, ils estiment qu’ils ont un droit inconditionné à la restitution des vingt-huit terrains en question, dans les limites et aux emplacements décrits dans le jugement définitif en leur faveur.
114. Quant à la manière d’exécuter le jugement du 22 mars 2002, ils allèguent que les autorités locales sont tenues de faire figurer ces terrains sur les plans de la localité de Balgarchevo et de faire en sorte que les requérants entrent en possession de ces biens immobiliers. A leur avis, le fait que ces terres agricoles aient pu être attribuées à d’autres personnes par le biais d’un plan de répartition des terres agricoles ne devrait pas constituer un obstacle, dans la mesure où leur droit à la restitution dans les anciennes limites a été reconnu par un jugement définitif. Ils allèguent qu’il existe une pratique largement répandue des autorités locales d’attribuer les meilleures terres agricoles à des personnes proches de ces autorités par le biais des plans de répartition des terres agricoles. Selon eux, si la Cour admettait que le plan de répartition des terres agricoles puisse constituer un obstacle à la restitution de leurs terres dans leurs anciennes limites, cela reviendrait à approuver cette pratique.
115. Interprétant l’article 25, alinéa 3, du décret d’application de la loi de 1991, ils estiment que cette disposition n’était pas applicable à leur cas, parce qu’elle viserait, tout comme article 11, alinéa 4, de la loi de 1991 uniquement la réalisation des droits des personnes ayant introduit une action en constatation de leur droit à la restitution après l’expiration du délai de dix-sept mois pendant lequel ils auraient pu saisir la commission agraire (paragraphes 86 et 83 ci-dessus). De même, ils considèrent que l’article 15, alinéa 4, de ladite loi n’était pas applicable dans le cas d’une restitution de terres agricoles dans les anciennes limites (paragraphe 84 ci-dessus).
116. Le Gouvernement s’oppose à la thèse des requérants. Il observe que la procédure de restitution concerne des centaines, voire des milliers d’ayants droit, et qu’en conséquence elle peut ne pas avancer à un rythme égal pour toutes les personnes concernées. Il fait valoir que l’éventuelle reconnaissance du droit à restitution d’un ayant droit après la publication de l’avis qu’un plan de répartition des terres agricoles a été élaboré ne doit pas porter atteinte aux droits des autres propriétaires qui bénéficient de ce plan et qui sont de bonne foi. De l’avis du Gouvernement, dans ces cas-là les jugements favorables sont exécutés par le biais d’une indemnisation en terres ou, à défaut de terres libres, par une indemnisation en bons compensatoires.
117. Le Gouvernement s’appuie dans ses observations sur les motifs de l’arrêt de la Cour suprême de cassation du 14 février 2008, ainsi que sur la décision du service municipal de l’agriculture du 26 mars 2003. Il soutient qu’en vertu de la législation interne pertinente, et notamment de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991, les héritiers d’un ancien propriétaire ne pouvaient pas se voir restituer plus de 20 hectares de terres agricoles.
118. En ce qui concerne le comportement des requérants, le Gouvernement estime qu’après l’adoption des décisions des 16 mars et 30 mai 2006, ils auraient dû introduire une demande d’identification des autres terrains qu’ils voulaient se faire restituer dans la limite de 20 hectares et qu’ils auraient dû également introduire une demande d’indemnisation par bons compensatoires en vertu de l’article 35 de la loi de 1991.
119. En outre, le Gouvernement souligne l’importance du processus de restitution des terres agricoles pour la société bulgare et son aspect moral visant à réparer les injustices commises par le passé.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1
120. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les faits qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances dont le titulaire démontre qu’elles ont une base suffisante en droit interne et en vertu desquelles il peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir Draon c. France [GC], no 1513/03, § 65, CEDH 2005-IX).
121. L’article 1 du Protocole no 1 ne peut être interprété comme faisant peser sur les Etats contractants une obligation générale de restituer les biens leur ayant été transférés avant qu’ils ne ratifient la Convention. De même, l’article 1 du Protocole no 1 n’impose aux Etats contractants aucune restriction à leur liberté de déterminer le champ d’application des législations qu’ils peuvent adopter en matière de restitution de biens et de choisir les conditions auxquelles ils acceptent de restituer des droits de propriété aux personnes dépossédées (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX, Jantner c. Slovaquie, no 39050/97, § 34, 4 mars 2003).
122. En revanche, lorsqu’un État contractant, après avoir ratifié la Convention, y compris le Protocole no 1, adopte une législation prévoyant la restitution totale ou partielle de biens confisqués en vertu d’un régime antérieur, semblable législation peut être considérée comme engendrant un nouveau droit de propriété protégé par l’article 1 du Protocole no 1 dans le chef des personnes satisfaisant aux conditions de restitution. Le même principe peut s’appliquer à l’égard des dispositifs de restitution ou d’indemnisation établis en vertu d’une législation adoptée avant la ratification de la Convention, si pareille législation demeure en vigueur après la ratification du Protocole no 1 (voir, entre autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 125, CEDH 2004-V).
123. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe que le droit de propriété sur vingt-huit terrains agricoles a été restitué aux requérants par un jugement définitif du tribunal régional de Blagoevgrad du 22 mars 2002. Partant, la Cour estime que ce jugement a créé au profit des requérants des droits patrimoniaux relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
124. La Cour constate également qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que les autorités internes compétentes ont l’obligation d’exécuter ce jugement. En effet, leurs opinions ne divergent que sur la question de savoir comment ce jugement doit être exécuté, question qu’il convient d’examiner dans la rubrique ci-dessous consacrée à l’observation de l’article 1 du Protocole no 1.
125. La Cour relève que le service municipal de l’agriculture a omis de se conformer au jugement du 22 mars 2002 durant des périodes considérables. Elle considère que la non-exécution d’un jugement définitif créant au profit des intéressés un intérêt patrimonial relevant de la notion de « bien » constitue une ingérence au sens de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce le principe général du respect de la propriété (voir, mutatis mutandis, Burdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002-III, Ramadhi et 5 autres c. Albanie, no 38222/02, §§ 76-77, 13 novembre 2007, et Iatridis, précité, § 55).
b) Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1
126. La Cour observe que les parties ont des vues divergentes sur le point de savoir quel est la nature de l’intérêt patrimonial dont les requérants sont titulaires. En conséquence, leurs opinions divergent sur le point de savoir quelles mesures d’exécution aurait dû prendre le service municipal de l’agriculture.
127. Les requérants estiment qu’ils ont droit à la restitution de tous les terrains énumérés dans le jugement du 22 mars 2002, et cela aux emplacements et dans les limites décrites dans ce jugement. Le Gouvernement, quant à lui, semble soutenir que les requérants ont le droit d’acquérir seulement vingt hectares de terres agricoles, parmi celles qui n’ont pas été restituées par le plan de répartition des terres agricoles à d’autres ayants droit, et de recevoir une indemnisation en bons compensatoires pour les terres agricoles au-delà de cette superficie maximale.
128. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En outre, elle note que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention.
129. La Cour rappelle ensuite qu’il n’est pas loisible à un organe administratif de refuser d’exécuter un jugement définitif au motif qu’il est erroné ou autrement contraire à une disposition légale (voir, mutatis mutandis, Mancheva c. Bulgarie, no 39609/98, § 59, 30 septembre 2004, et Petkov et autres c. Bulgarie, nos 77568/01, 178/02 et 505/02, § 64 in fine, 11 juin 2009). Elle rappelle aussi que le principe de la sécurité des rapports juridiques exige que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, §§ 68-70 et 74, 12 janvier 2006), sauf si des motifs substantiels et impérieux l’imposent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003-IX).
i. Sur la non-restitution de 84,65 hectares de terres agricoles
130. La Cour constate que le jugement du 22 mars 2002 est resté complètement non exécuté en ce qui concerne environ 84,65 hectares de terres agricoles. Elle observe également qu’après l’annulation de la décision du 26 mars 2003 par le tribunal administratif de Blagoevgrad, le service municipal de l’agriculture était tenu d’adopter une nouvelle décision propre à permettre d’exécuter le jugement à l’égard des terres non restituées. Or, les parties n’ont pas informé la Cour de l’adoption d’une telle décision.
131. La Cour constate ensuite que le seul motif de cette non-exécution, invoqué à la fois par le Gouvernement et par le service municipal de l’agriculture, est l’applicabilité alléguée au cas des requérants de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991 prévoyant la restitution des terres agricoles aux propriétaires dans les limites prévues par l’article 8, alinéa 1 et par l’article 10, de la loi de 1946 (paragraphes 65 à 67 ci-dessus).
132. La Cour tient compte du fait que la Cour suprême de cassation, saisi d’une demande en dommages et intérêts, est arrivée à la conclusion que la superficie maximale des terres agricoles susceptibles d’être restituées aux héritiers d’I.M. était de 20 hectares et que le jugement du 22 mars 2002 ne donnait pas de réponse à la question de savoir si les terrains agricoles devaient être restitués dans leurs anciennes limites ou dans de nouvelles limites. Elle note que le dossier ne fait pas ressortir clairement si la haute juridiction s’est prononcée sur ces points à l’occasion des nouveaux arguments soulevés par le ministère de l’Agriculture ou si elle les a examinés d’office. Toutefois, la Cour observe que cette procédure n’avait pas pour objet l’existence et l’étendue du droit à la restitution des requérants, ni l’interprétation du jugement du 22 mars 2002, ni les modalités de son exécution, mais l’existence du droit à indemnisation de M. E. M. pour le manque à gagner qu’il soutenait avoir subi en raison des retards intervenus dans la procédure de restitution. Ainsi, dans la mesure où la procédure en question n’avait pas pour objet la modification du jugement du 22 mars 2002, l’arrêt de la haute juridiction n’a eu aucun effet sur l’existence et l’étendue du droit à la restitution des requérants.
133. La Cour observe ensuite que l’argument relatif à l’applicabilité de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991 au cas des requérants n’a jamais été invoqué par la commission agraire lors de la procédure judiciaire de contestation de son refus d’accorder la restitution. Le tribunal régional de Blagoevgrad ne s’est pas non plus prononcé d’office sur ce point. En effet, le jugement du 22 mars 2002 ne fait nullement la distinction entre les terres qui doivent être restituées et celles qui doivent faire l’objet d’une indemnisation.
134. La Cour ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été la décision des juridictions internes compétentes, si l’argument en question avait été porté à leur attention. En revanche, elle estime qu’en l’espèce il serait contraire au principe de la sécurité juridique d’accepter qu’un tel argument puisse être invoqué valablement par l’administration au stade de l’exécution afin de justifier son refus de se conformer à un jugement censé donner une solution définitive au litige entre la commission agraire et les requérants.
135. Reste à savoir si le Gouvernement a démontré qu’il existait d’autres motifs sérieux pour justifier la situation qui fait grief aux requérants.
136. La Cour constate que, se référant au jugement du 22 mars 2002, le service municipal de l’agriculture a reconnu, dans la première disposition de sa décision du 26 mars 2003, le droit de propriété des requérants dans les anciennes limites sur vingt-huit terrains d’une superficie totale de 104.65 hectares (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe que cette disposition n’a pas été attaquée par les requérants ni été annulée par le tribunal administratif saisi du recours en nullité introduit par M.M. E. M. et I. I. (paragraphes 35 à 37 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour observe que les requérants ont obtenu la restitution de certains terrains dans leurs anciennes limites (paragraphes 25 et 30 ci-dessus). Enfin, elle note que l’ordonnance d’irrecevabilité du tribunal régional de Blagoevgrad concernant le premier recours contre la décision du 26 mars 2003 confirme clairement la thèse des requérants selon laquelle ils s’étaient vu restituer 104.8 hectares de terres agricoles dans leurs anciennes limites (paragraphe 22 ci-dessus).
137. La Cour est consciente que la procédure de restitution de terres collectivisées par le passé est particulièrement complexe et qu’il puisse y avoir des motifs légitimes pour refuser la restitution de certains terrains agricoles dans leurs anciennes limites, notamment parce que ceux-ci auraient été restitués à d’autres ayants droit par le biais d’un plan de répartition des terres agricoles. Toutefois, elle observe qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas fourni d’informations précises sur l’existence de tels motifs au regard des terres ayant appartenu à I.M (paragraphe 29 ci-dessus).
138. Partant, la Cour estime que l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens à l’égard des 84,65 hectares de terres agricoles est illégal au regard du principe de la prééminence du droit, dans la mesure où le seul motif de la non-exécution du jugement du 22 mars 2002 est l’application par le service municipal de l’article 10, alinéa 8, de la loi de 1991. Elle note qu’une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.
ii. Sur la restitution prétendument retardée de 20 hectares de terres agricoles
139. En ce qui concerne les 20 hectares de terres agricoles pour lesquels le service municipal de l’agriculture a déjà prononcé des décisions de restitution, la Cour observe qu’en l’espèce les autorités internes ont pris, au cours de la période considérée, certaines mesures d’exécution du jugement du tribunal régional de Blagoevgrad du 22 mars 2002.
140. La Cour constate que même si la décision du 26 mars 2003 a été partiellement annulée, les décisions de 2006, en vertu desquelles les requérants ont obtenu la restitution de 20 hectares de terres agricoles et d’un terrain de 0,2 hectare situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad, semblent être toujours en vigueur. Les requérants sont entrés en possession de 16 hectares de terres agricoles au cours du deuxième semestre de 2007. En revanche, à la date d’une de leurs dernières communications, à savoir le 12 mai 2008, ils n’étaient toujours pas entrés en possession du terrain de 0,2 hectare et de certains terrains d’une superficie totale de quatre hectares situés dans la localité de Balgarchevo.
141. La Cour observe que les requérants se sont vus restituer principalement des terrains qui n’avaient pas appartenus par le passé à I.M. Dans la mesure où les intéressés ont eux-mêmes participé au choix de ces terrains et où ils n’ont pas contesté les décisions du service municipal de l’agriculture accordant la restitution dans de nouvelles limites (paragraphes 23 à 25 ci-dessus), la Cour estime qu’il ressort indirectement qu’il y avait des motifs légitimes de ne pas accorder la restitution de ces terres dans leurs anciennes limites.
142. Partant, la Cour conclut que les mesures prises par les autorités étaient légales au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle reconnaît aussi que ces mesures poursuivaient un but légitime de bonne administration des terres agricoles et de protection des intérêts de toutes les personnes concernées par le processus complexe de restitution des terres agricoles.
143. La Cour relève ensuite qu’il ressort des documents produits par les parties et de leurs explications que les requérants ont reçu des instructions de la part des autorités internes leur indiquant d’effectuer certaines démarches administratives nécessaires à l’individualisation des biens immobiliers qu’ils allaient se voir restituer. Toutefois, il n’a pas été démontré que les requérants aient failli à leur obligation de coopérer en temps utile avec le service municipal de l’agriculture. La Cour rappelle à cet égard que si la personne ayant obtenu gain de cause peut être tenue d’effectuer les démarches nécessaires à la réalisation de ses droits, c’est principalement aux autorités internes compétentes qu’il revient d’assurer l’exécution d’un jugement prononcé à leur encontre. Celles-ci doivent agir en temps utile et de leur propre initiative (voir, mutatis mutandis, Bourdov (no 2), précité, § 69).
144. La Cour reconnaît que la présente procédure de restitution de terres agricoles collectivisées par le passé était nettement plus complexe qu’une procédure d’exécution relative au paiement de créances pécuniaires (voir, mutatis mutandis, Dimitrov c. Bulgarie, no 47829/99, § 60, 23 septembre 2004). Il est donc normal d’accorder aux autorités un délai raisonnable pour prendre les mesures nécessaires pour donner effet au jugement du 22 mars 2002 (voir, mutatis mutandis, Hornsby, précité, § 43). Toutefois, la Cour n’est pas convaincue que la complexité de la procédure litigieuse était la seule raison des retards importants – plus de cinq ans – intervenus en l’espèce. En effet, les raisons principales de ces retards résident dans l’inertie des autorités compétentes et dans leur incapacité à appliquer le droit interne au cas de figure des requérants – fait démontré par l’annulation partielle de la décision du 26 mars 2003, prononcée à l’occasion d’un deuxième recours contre cet acte administratif introduit par les requérants. A cela s’ajoutent l’absence en droit bulgare de recours permettant de contraindre de manière directe les autorités administratives à exécuter le jugement du 22 mars 2002 (Kirilova et autres, précité, § 116, et Mancheva, précité, § 60).
145. En admettant que cette ingérence dans le droit au respect des biens des requérants était légale et poursuivait un but légitime, la Cour estime que la durée de la procédure d’exécution du jugement du 22 mars 2002 à l’égard des 20 hectares de terres agricoles en question a rompu le juste équilibre à ménager entre la protection du droit des requérants au respect de leurs biens et les exigences de l’intérêt général, et que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale.
iii. Conclusion
146. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut qu’il y a eu violation du droit des requérants au respect de leurs biens.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
147. Les requérants dénoncent une violation de leur droit à un procès dans un délai raisonnable. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention.
148. Le Gouvernement conteste cette thèse.
149. La Cour, relevant que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus, considère qu’il doit donc aussi être déclaré recevable
150. La Cour constate que les principaux retards imputables aux autorités internes semblent être intervenus au stade de l’exécution du jugement du 22 mars 2002. En conséquence, eu égard au constat relatif à l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 145 et 146 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Sitkov c. Russie, no 55531/00, § 38, 18 janvier 2007).
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 13 EN COMBINAISON AVEC L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
151. Les requérants se plaignent également de n’avoir pas disposé de recours qui leur auraient permis de mettre fin à la violation de leurs droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1. Ils invoquent l’article 13 de la Convention.
152. La Cour, relevant que ces griefs sont liés à ceux examinés ci-dessus, considère qu’ils doivent donc aussi être déclarés recevables.
153. Toutefois, eu égard à ses conclusions formulées aux paragraphes 145, 146 et 150 ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner ces questions séparément sous l’angle de ces dispositions (Kirilova et autres c. Bulgarie, nos 42908/98, 44038/98, 44816/98 et 7319/02, § 127, 9 juin 2005, avec les références qui s’y trouve).
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
154. Les requérants se plaignent enfin que les actes de la commission agraire étaient inspirés par l’hostilité de son directeur envers les citoyens bulgares appartenant à la minorité turque. Ils allèguent une violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
155. La Cour relève que ces allégations ne sont pas suffisamment étayées, dans la mesure où les requérants n’ont pas produit d’éléments permettant de considérer que la non-exécution du jugement du 22 mars 2002 avait une quelconque motivation raciste. En effet, les requérants soutiennent qu’un employé municipal, S., avait tenu des propos racistes, mais ils n’ont fourni aucune preuve à cet égard. Les autres faits dénoncés, notamment la parution dans la presse locale d’un article intitulé « des Turcs veulent s’approprier cent hectares » et le comportement agressif des villageois de Balgarchevo ne semblent pas imputables aux autorités. Par ailleurs, la Cour ne dispose pas d’éléments permettant de conclure que les personnes issues des minorités se heurtent à des obstacles plus importants dans les procédures de restitution en comparaison avec les personnes d’origine bulgare. Enfin, la Cour observe qu’en ce qui concerne la période après le 1er janvier 2004, les requérants ont omis d’introduire les recours prévus par la loi de 2003 (paragraphe 97 ci-dessus).
Partant, ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes et défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35, §§ 1, 3 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
156. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
157. Les requérants réclament 2 191 648 euros (EUR) pour le préjudice matériel lié à la non-exécution du jugement du 22 mars 2002, dont 2 021 648 EUR pour les terres agricoles non restituées par la décision du 26 mars 2003 et 170 000 EUR pour les terrain de 0,2 hectares, situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad. Ils estiment que la non-exécution du jugement du 22 mars 2002 constitue en réalité une privation de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, ils présentent des rapports d’expertise relatifs au prix de marché des terrains agricoles non restitués par la décision du 26 mars 2003 et du terrain situé dans les limites constructibles de la ville de Blagoevgrad. Ils demandent également 6 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi en raison de la violation de leurs droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 et 5 000 EUR pour la violation alléguée de leur droit à un procès dans un délai raisonnable, lequel aurait été méconnu, entre autres, par la non-exécution du jugement du 22 mars 2002.
158. Le Gouvernement juge ces sommes exorbitantes et complètement arbitraires. Il se réfère aux dispositions d’un décret relatif à l’évaluation du prix des terres agricoles dans des procédures de restitution et d’indemnisation.
159. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état concernant le dommage matériel et moral (voir Velikovi et autres, précité, § 267). En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure en tenant compte de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord (article 75 § 1 du règlement de la Cour).
B. Frais et dépens
160. Les requérants demandent également 3 542 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils produisent un décompte du travail effectué par leur avocat, présentant un total d’environ 36 heures de travail au taux horaire de 70 EUR, ainsi que les factures correspondant à leurs frais de courrier et de rapports d’expertise. Ils soumettent également une déclaration par laquelle ils demandent que les montants attribués au titre des frais et dépens soient versés directement à leur avocat, à l’exception de la somme de 865 EUR qu’ils réclament en remboursement des sommes déjà payées à leur avocat et à l’expert ayant préparé un des rapports d’expertise.
161. Le Gouvernement juge ces sommes excessives.
162. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 3 542 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
163. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1, de l’article 6 § 1 et de l’article 13 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés de l’article 6 § 1, seul et combiné avec l’article 13 de la Convention, et de l’article 13 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne le préjudice matériel et moral allégué ;
en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 542 EUR (trois mille cinq cent quarante-deux euros) pour frais et dépens, dont 2 677 EUR (deux mille six cent soixante-dix-sept euros) à verser sur le compte bancaire indiqué par l’avocat des requérants en Bulgarie, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, à convertir en levs bulgares selon les taux applicables au moment du versement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président