DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE M. YILMAZ c. TURQUIE
(Requête no 39994/04)
ARRÊT
STRASBOURG
27 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire M. Yılmaz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popović,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 39994/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. M. Y. (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 septembre 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes C. E. et G. T., avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 26 avril 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1967 et réside à Ankara.
5. Le requérant participa à un projet initié par la municipalité de Keçiören (Ankara) et passa un contrat portant sur l'achat d'une parcelle de terrain, dont il acquitta le paiement. Par une décision unilatérale, la municipalité abandonna le projet. Le 3 juillet 2003, le tribunal de grande instance donna gain de cause au requérant et condamna l'administration à lui payer la somme de 7 000 000 000 livres turques1 (TRL), assortie d'un taux d'intérêt légal courant à compter du 17 janvier 2003, ainsi qu'au paiement d'une somme de 2 200 000 000 TRL2 assortie d'un taux d'intérêt légal courant à compter du 9 juin 2003. Le 5 avril 2004, la Cour de cassation confirma ce jugement. Faute de paiement par l'administration des indemnités dont elle était redevable, le requérant entama la procédure d'exécution forcée. Le 19 septembre 2006, les avocats du requérant signèrent un protocole d'accord transactionnel avec la municipalité, dont les dispositions pertinentes peuvent se lire comme suit :
« (...) Objet : L'objet du présent protocole est le plan de paiement échelonné et le paiement des dettes provenant des dossiers pour lesquels une action est introduite, une décision judiciaire définitive est rendue ou une procédure d'exécution forcée est engagée, dans le cadre du projet « construis ta maison toi-même, 2e étape du projet » dans le district d'Ovacık, village de Keçiören, à Ankara.
Dispositions générales :
1) Les paiements dont l'objet est mentionné sous la deuxième partie seront faits par la municipalité aux représentants des créanciers dans les conditions déterminées ci-dessous.
2) Les dettes provenant des dossiers pour lesquels une décision judicaire est rendue et une procédure d'exécution forcée est engagée seront calculées en tenant compte des taux d'intérêts déterminés dans les arrêts de la Cour de cassation. Les paiements seront effectués avec une remise de 12 % (...) à déduire de l'ensemble de la créance principale, des frais et dépens et des frais accessoires. Les frais d'encaissement seront de 3,6 %.
(...)
4) Les paiements seront effectués le 25 de chaque mois de façon à clore vingt dossiers (...)
5) Quant à l'exécution de ce protocole, les représentants des créanciers ne pourront aucunement être tenus responsables envers la municipalité défenderesse, des créanciers qui n'ont pas renoncé explicitement par écrit à la partie correspondant à 12 % de leur créance.
(...)
9) Le défaut de validité d'une clause de ce protocole, ou d'une partie de ce protocole, équivaudra à invalider l'ensemble du protocole. (...) »
6. Le 2 avril 2008, l'administration versa sur le compte bancaire du requérant la somme de 10 000 livres turques3 (TRY)4. Le 15 septembre 2008, l'administration versa au requérant la somme de 10 000 TRY5. Par une lettre du 22 décembre 2008, l'avocat du requérant présenta à la Cour un document établi par le bureau de l'exécution selon lequel le montant de la créance du requérant s'élevait à cette date, à 11 263 TRY6.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
7. Le requérant se plaint du non-paiement des indemnités qui lui ont été octroyées par les juridictions internes ainsi que de l'impossibilité de devenir propriétaire du terrain pour lequel il s'était porté acquéreur. Il invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
8. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
9. Le Gouvernement soutient que la participation du requérant au projet immobilier initié par la municipalité n'a jamais créé un droit de propriété sur les terrains concernés par le projet. Par ailleurs, il fait valoir que les avocats du requérant ont signé en son nom et pour son compte un protocole d'accord transactionnel avec la municipalité, aux termes duquel était prévu un échelonnement de la dette. Se référant aux affaires Çelikay c. Turquie ((déc.), no 44576/04, 18 octobre 2007), Dağdelen et Durakcan c. Turquie ((déc.), nos 45218/04 et 9098/05, 18 octobre 2007) et Çavdar c. Turquie ((déc.), no 5816/04, 18 octobre 2007), il soutient que la signature de ce protocole a emporté résolution du litige de sorte que l'affaire doit être rayée du rôle en vertu de l'article 37 § 1 b) de la Convention.
10. Le requérant nie avoir consenti à un tel protocole d'accord et précise que ce dernier ne liait que ceux qui avaient expressément consenti à y adhérer. Il fait valoir qu'ayant refusé d'adhérer à ce protocole, la municipalité restait toujours redevable envers lui.
11. La Cour observe tout d'abord, au vu des éléments du dossier, que si le requérant a subi un préjudice du fait de l'abandon du projet de construction de logement mis en œuvre par la municipalité, ce préjudice a été reconnu par les juridictions nationales, lesquelles lui allouèrent des dommages et intérêts à titre de compensation. Il s'ensuit que le grief de l'intéressé tiré de la non-obtention de la propriété du terrain affecté à ce projet est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
12. La Cour observe ensuite, quant au grief tiré de l'inexécution des décisions des juridictions internes, que le Gouvernement a présenté une copie du protocole d'accord signé par les avocats du requérant. Cela étant, il ressort des clauses du protocole que celui-ci n'apparaît lier que les créanciers ayant donné un consentement écrit à leurs représentants en vue d'y adhérer (paragraphe 5 ci-dessus). Or, le requérant nie avoir donné un tel consentement. A cet égard, la Cour constate que le Gouvernement n'étaye par aucun justificatif son allégation selon laquelle le requérant aurait effectivement adhéré à ce protocole par un tel consentement, de sorte que ce dernier ne saurait s'entendre comme la manifestation de la volonté explicite de l'intéressé de mettre fin à la procédure litigieuse. Au surplus, force est de constater qu'une partie de la dette due au requérant demeure impayée (paragraphe 6 ci-dessus), de sorte que le litige ne saurait être considéré comme résolu. Partant, il convient de rejeter l'exception du Gouvernement à cet égard.
13. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
14. La Cour rappelle que, selon le principe qui se dégage de sa jurisprudence, une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 lorsqu'elle est suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B, Bourdov c. Russie, no 59498/00, 7 mai 2002, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, 15 janvier 2009). Elle note que tel est le cas dans la présente affaire.
15. Elle souligne ensuite qu'un retard anormalement long dans le paiement d'une créance par une Haute Partie contractante a pour conséquence d'aggraver la perte financière de la personne qui a une « créance » exigible et de la placer dans une situation d'incertitude, surtout si l'on tient compte de la dépréciation monétaire dans certains États (voir Akkuş c. Turquie, 9 juillet 1997, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV).
16. En l'espèce, elle observe qu'au vu des pièces du dossier et des informations fournies par les parties et bien qu'ayant entamé une procédure d'exécution forcée, le requérant n'apparaît toujours pas avoir obtenu le paiement intégral de sa créance (paragraphe 6 ci-dessus). L'impossibilité pour le requérant d'obtenir l'exécution complète du jugement du 3 juillet 2003 a constitué une ingérence anormalement longue dans l'exercice de son droit au respect de ses biens, tel qu'énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole no 1.
17. En ne se conformant pas à la décision du tribunal de grande instance, les autorités nationales ont empêché le requérant de recevoir l'indemnité qu'il pouvait raisonnablement s'attendre à obtenir. La Cour estime qu'en l'espèce, une telle ingérence se trouve injustifiée. Partant, il convient de conclure à la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 17 ET 18 DE LA CONVENTION
18. Se fondant sur les mêmes faits, le requérant allègue également une violation des articles 17 et 18 de la Convention.
19. La Cour relève que ces griefs sont liés à celui examiné ci-dessus et doivent donc aussi être déclarés recevables.
20. Toutefois, eu égard au constat de violation du droit du requérant au respect de ses biens, la Cour estime qu'il ne s'impose pas de statuer séparément sur le fond de ces griefs.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
22. Le requérant réclame 25 000 EUR au titre du préjudice matériel qu'il aurait subi.
23. Le Gouvernement conteste cette prétention.
24. La Cour rappelle qu'en l'espèce, elle a constaté une violation de l'article 1 du Protocole no 1. Elle considère que l'État défendeur doit garantir, par des mesures appropriées, que l'arrêt du tribunal de grande instance d'Ankara du 3 juillet 2003 (devenu définitif le 5 avril 2004) soit dûment exécuté, par les autorités internes.
B. Frais et dépens
25. Le requérant demande également 5 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. A cet égard, il ne fournit aucun justificatif.
26. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
27. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu de l'absence de documents pertinents et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens pour la procédure devant la Cour.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les autres griefs du requérant ;
4. Dit que l'État défendeur doit garantir, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, par des mesures appropriées, l'exécution du jugement du tribunal de grande instance d'Ankara du 3 juillet 2003 (devenu définitif le 5 avril 2004) ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente
1. Environ 4 396 euros (EUR)
2. Environ 1 381 EUR
3. Environ 4 842 EUR
4. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.
5. Environ 5 654 EUR
6. Environ 5 326 EUR