Conclusion Exception préliminaire rejetée (tardiveté) ; Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MASON ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 43663/98)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mai 2005
DÉFINITIF
12/10/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mason et autres c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. G. Bonello,
M. Pellonpää,
K. Traja,
L. Garlicki,
J. Borrego Borrego, juges,
Mme M. Del Tufo, juge ad hoc,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 avril 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43663/98) dirigée contre la République italienne et dont six ressortissants de cet Etat, MM. E. M., O. M., M. M., G. M., B. S. et F. M. (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 décembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par le premier requérant. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Les requérants alléguaient en particulier une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. V. Zagrebelsky, juge élu au titre de l’Italie (article 28), le Gouvernement a désigné Mme M. del Tufo pour siéger en qualité de juge ad hoc, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 29 janvier 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.
8. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Les requérants étaient propriétaires de trois terrains constructibles sis à Spinea, qu’ils avaient hérités de deux différentes personnes (« les auteurs»).
10. Le 23 avril 1980, le conseil municipal de Spinea approuva le projet de construction d’habitations à loyer modéré sur les terrains.
11. Par un arrêté du 28 juillet 1980, la municipalité de Spinea autorisa l’occupation d’urgence des lots concernés, à savoir 39 693 mètres carrés au total, en vue de leur expropriation pour cause d’utilité publique. Les 21 octobre et 5 décembre 1980, il y eut occupation matérielle.
A. L’expropriation du terrain
12. En application de la loi no 385 de 1980, la municipalité de Spinea offrit un acompte sur l’indemnité d’expropriation déterminée conformément à la loi no 865 de 1971. La somme offerte, à savoir 245 388 230 lires italiennes (ITL), était calculée selon les règles en vigueur pour les terrains agricoles, c’est-à-dire en prenant pour base une valeur de 6 182 ITL par mètre carré, sous réserve de la fixation de l’indemnisation définitive après l’adoption d’une loi établissant de nouveaux critères d’indemnisation pour les terrains constructibles.
13. Cette offre fut acceptée par les auteurs des requérants. Les 15 janvier, 14 mai et 12 juin 1981, ces derniers conclurent trois accords de cession des terrains (« cessione volontaria »), par lesquels l’expropriation des terrains fut formalisée. L’administration versa l’acompte et il fut convenu qu’une fois la nouvelle loi entrée en vigueur et l’indemnité définitive calculée, des intérêts seraient versés sur la différence.
14. Par l’arrêt no 223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980 qui soumettait l’indemnisation à l’adoption d’une loi future.
15. En conséquence de cet arrêt, la loi no 2359 de 1865, selon laquelle l’indemnité d’expropriation d’un terrain correspondait à la valeur marchande de celui-ci, déploya à nouveau ces effets.
16. Par la suite, les auteurs des requérants sollicitèrent à plusieurs reprises, en vain, la municipalité pour que celle-ci fixe l’indemnité définitive. A une date non précisée, l’auteur des trois premiers requérants décéda.
B. La procédure engagée afin d’obtenir l’indemnisation
17. Etant donné l’inertie de la municipalité, le 12 janvier 1991, les trois premiers requérants et l’auteur des trois autres requérants assignèrent la municipalité de Spinea devant le tribunal civil de Venise, en vue d’obtenir l’indemnité d’expropriation calculée conformément à la loi no 2359 de 1865.
18. Le 8 août 1992 entra en vigueur la loi no 359 de 1992, qui prévoyait dans son article 5 bis de nouveaux critères pour calculer l’indemnité d’expropriation des terrains constructibles.
19. Par une décision du 14 janvier 1993, déposée le 21 juillet 1993, le tribunal de Venise se déclara incompétent et indiqua que le recours devait être introduit devant la cour d’appel de Venise.
20. A une date non précisée, l’auteur des trois derniers requérants décéda.
21. Le 25 janvier 1994, les requérants reprirent la cause devant la cour d’appel de Venise.
22. Par une ordonnance du 24 mai 1994, la cour d’appel se réserva de décider sur sa compétence. Le 20 juin 1995, la cour d’appel de Venise, estimant qu’elle n’était également pas compétente à connaître de la cause, rendit une ordonnance par laquelle elle saisit la Cour de cassation sur la question de la compétence (« regolamento di competenza »).
23. Par un arrêt du 22 novembre 1996, dont le texte fut déposé au greffe le 22 mai 1997, la Cour de cassation indiqua comme juge compétent le tribunal de Venise. A ce propos, les requérants soutiennent n’avoir eu connaissance du dépôt de l’arrêt de la Cour de cassation que le 19 avril 2001.
24. Entre-temps, le 30 septembre 1995, la ville de Spinea avait déclaré son état de faillite (« stato di dissesto »), conformément au décret législatif no 77 du 25 février 1995.
25. Il ressort du dossier que la ville de Spinea chargea un expert d’évaluer les terrains litigieux. Le rapport d’expertise établit qu’en 1981, les terrains similaires à ceux des requérants valaient 30 000 ITL le mètre carré et le terrain litigieux valait 20 000 ITL le mètre carré (valeur globale 793 860 000 ITL).
En 1997, le commissaire chargé de la gestion financière de la ville de Spinea (« le commissaire ») fit trois propositions d’accord amiable aux requérants. Ceux-ci refusèrent ces propositions.
26. Le 20 juin 2001, les requérants reprirent la cause devant le tribunal civil de Venise.
27. En mars 2005, la procédure en indemnisation était toujours pendante en première instance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
28. La loi no 2359 de 1865, en son article 39, prévoyait qu’en cas d’expropriation d’un terrain, l’indemnité à verser devait correspondre à la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation.
29. L’article 42 de la Constitution, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (voir, parmi d’autres, l’arrêt no 138 du 6 décembre 1977), garantit, en cas d’expropriation, une indemnisation qui n’atteint pas la valeur marchande du terrain.
30. La loi no 865 de 1971 a introduit de nouveaux critères : tout terrain, qu’il fût agricole ou constructible, devait être indemnisé comme s’il s’agissait d’un terrain agricole.
31. Par l’arrêt no 5 de 1980, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle la loi no 865 de 1971, au motif que celle-ci traitait de manière identique deux situations très différentes, à savoir qu’elle prévoyait le même type d’indemnisation pour les terrains constructibles et les terrains agricoles.
32. Pour remédier à cette situation, le Parlement adopta la loi no 385 du 29 juillet 1980, qui réintroduisait les critères venant d’être déclarés inconstitutionnels mais cette fois à titre provisoire : la loi disposait en effet que la somme versée était un acompte devant être complété par une indemnité, qui serait calculée sur la base d’une loi à adopter prévoyant des critères d’indemnisation spécifiques pour les terrains constructibles.
33. Par l’arrêt no 223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation en cas d’expropriation d’un terrain constructible à l’adoption d’une loi future.
34. A la suite de l’arrêt no 223 de 1983, la loi no 2359 de 1865 déploya de nouveau ses effets ; par conséquent, un terrain constructible devait être indemnisé à hauteur de sa valeur marchande (voir, par exemple, Cour de cassation, sec. I, arrêt no 13479 du 13 décembre 1991 ; sec. I, arrêt no 2180 du 22 février 1992).
35. La loi no 359 du 8 août 1992, introduisit, en son article 5 bis, une mesure « provisoire, exceptionnelle et urgente », tendant au redressement des finances publiques, valable jusqu’à l’adoption de mesures structurelles. Cette disposition s’appliquait à toute procédure pendante.
36. L’article 5 bis dispose que l’indemnité à verser en cas d’expropriation d’un terrain constructible est calculée selon la formule suivante :
[[valeur marchande du terrain + total des rentes foncières des 10 dernières années] : 2] – abattement de 40 %.
37. En pareil cas, l’indemnité correspond à 30 % de la valeur marchande. Sur ce montant, un impôt de 20 % à la source est appliqué (impôt prévu par l’article 11 de la loi no 413 de 1991).
38. L’abattement de 40 % est évitable si l’expropriation se fonde non pas sur un décret d’expropriation, mais sur un acte de « cession volontaire » du terrain, ou bien, comme en l’espèce, si l’expropriation a eu lieu avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 283 du 16 juin 1993). Dans ces cas-là, l’indemnité qui en résulte correspond à 50 % de la valeur marchande. De ce montant il faudra encore déduire à 20 % à titre d’impôt (paragraphe 37 ci-dessus).
39. La Cour constitutionnelle a estimé que l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 et son application rétroactive étaient compatibles avec la Constitution (arrêt no 283 du 16 juin 1993 ; arrêt no 442 du 16 décembre 1993), dans la mesure où cette loi avait un caractère urgent et provisoire.
40. Le Répertoire des dispositions sur l’expropriation (décret du Président de la République no 327 de 2001, successivement modifié par le décret législatif no 302 de 2002), entré en vigueur le 30 juin 2003, a codifié les dispositions existantes en matière d’expropriation et les principes élaborés par la jurisprudence en la matière.
41. L’article 37 du Répertoire reprend pour l’essentiel les critères de fixation de l’indemnité d’expropriation prévus par l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992.
42. Lorsqu’une municipalité déclare son état de faillite (stato di dissesto), conformément au décret législatif no 77 du 25 février 1997, aucune procédure d’exécution ne peut être engagée ou poursuivie. Un commissaire chargé de la liquidation est nommé par l’Etat. Après vérification du passif et de l’actif, le commissaire rédige un compte rendu et le soumet pour approbation au ministère de l’intérieur.
43. La cession de terrain (« cessione volontaria) est l’une des manières prévues par la loi pour déterminer l’indemnité qui doit être payée au propriétaire qui doit subir un transfert sous contrainte de son bien. Selon l’article 12 de la loi no 865 de 1971, le propriétaire peut, en cours d’expropriation, accepter l’offre d’indemnité préliminaire qui lui est faite par l’administration. L’accord de cession a pour conséquence le transfert de propriété, tout comme un décret d’expropriation (arrêt de la Cour de cassation, section I, 12 juillet 1994, no 6554).
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
44. Dans ces observations sur le fond, le Gouvernement a plaidé que la requête a été introduite tardivement dans la mesure où les requérants se plaignent que l’indemnité d’expropriation sera calculée en fonction de la loi no 359 de 1992. Selon le Gouvernement, le délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention a commencé à courir le 8 août 1992, soit à la date de l’entrée en vigueur de cette loi. A l’appui de ses allégations, le Gouvernement cite l’affaire Miconi c. Italie (déc.), no 66432/01, 6 mai 2004.
45. Les requérants s’opposent à cette exception du Gouvernement, et font observer que leurs griefs portent sur l’impossibilité, à ce jour, d’obtenir une indemnisation.
46. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, « Si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (...) ». Or, il ressort du dossier que cette condition ne se trouve pas remplie en l’espèce. Il y a donc forclusion.
47. En tout état de cause, la Cour relève qu’à la suite des accords de cession de leurs biens, l’administration a été sollicitée aux fins de verser l’indemnité d’expropriation et a été assignée en justice, sans résultat. Les requérants ont alors introduit leur requête auprès de la Cour pour se plaindre de l’impossibilité d’obtenir une compensation équitable pour l’expropriation de leurs terrains. Cela révèle l’existence d’une situation continue, qui subsiste à l’heure actuelle, touchant au grief des requérants au respect de leurs biens, de sorte qu’à cet égard la règle des six mois ne saurait leur être opposée (Malama c. Grèce, no 43662/98, § 35, CEDH 2001-II). Enfin, s’il est vrai que la loi no 359 de 1992 a établi des critères de calcul pour l’indemnisation, il est également vrai qu’en 1992, les requérants ne pouvaient savoir quelle serait l’estimation de la valeur de leurs terrains faite par les juges nationaux et quelles seraient les conséquences financières découlant de l’application concrète de cette loi à leur cas.
48. A la lumière de ces considérations, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
49. Les requérants allèguent la violation de leur droit au respect des biens au motif qu’ils n’ont pas été indemnisés pour l’expropriation de leurs terrains. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété
50. Cet article contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes aux biens ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37, lequel reprend en partie les termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61 ; voir aussi les arrêts Les saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 31, § 56, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II).
51. Les requérants allèguent avoir été « privés de leurs biens » au sens de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1.
52. Etant donné que les terrains litigieux sont passés à l’administration non pas à la suite d’un décret d’expropriation, mais sur la base d’actes de cession, le Gouvernement soutient que le transfert de propriété en l’espèce ne relève pas du droit public mais plutôt du droit privé, à savoir qu’il s’agit d’une libre vente. Le Gouvernement en conclut qu’en l’espèce il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants et que la situation dénoncée ne relève pas de l’article 1 du Protocole no 1.
53. La Cour note que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l’administration, le seul point en litige étant si la situation litigieuse relève ou non de l’article 1 du Protocole no 1.
54. Pour déterminer s’il y a eu privation de biens au sens de la deuxième « norme », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth, précité, pp. 24-25, § 63).
55. La Cour relève que les terrains litigieux ont été occupés en 1980 dans le cadre d’une procédure d’expropriation et que les actes de cession des terrains qui ont suivi se sont fondés sur l’acceptation de la part des intéressés du montant offert à titre d’acompte sur l’indemnité d’expropriation. Par la suite, un contentieux judiciaire a été instauré par les requérants aux fins d’obtenir l’indemnité définitive d’expropriation. Dans ces circonstances, la Cour voit mal comment l’on pourrait soutenir qu’il s’agit d’un contrat de libre vente alors qu’en l’espèce l’administration a agi dans le cadre de son pouvoir d’exproprier et que les requérants ont subi un transfert sous contrainte de leurs biens. En conclusion, la Cour estime que la privation de propriété litigieuse relève de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1.
B. Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1
56. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » et le second alinéa reconnaît aux Etats le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, pp. 850-851, § 50).
57. Il n’est pas contesté que les intéressés ont été privés de leur propriété conformément à la loi et que l’expropriation poursuit un but légitime d’utilité publique. Étant donné que l’ingérence litigieuse satisfait à la condition de légalité et n’est pas arbitraire, l’absence d’indemnisation ne rend pas en tant que telle illégitime la mainmise de l’Etat sur les biens des requérants (voir, a contrario, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, pp. 59-60, § 36). Dès lors, il reste à rechercher si, dans le cadre d’une expropriation licite, les requérants ont eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.
58. La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède précité, p. 26, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 23, § 38).
59. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères c. Grèce, précité, p. 35, § 71).
60. Les requérants font observer que, vint-cinq ans après l’occupation de leur terrain et de vingt-quatre ans après l’expropriation, ils n’ont pas encore reçu l’indemnité définitive d’expropriation. Et cela malgré qu’ils aient sollicité la municipalité aux fins d’obtenir cette indemnité et malgré l’action en justice qu’ils ont engagée devant les juridictions nationales, qui, après quatorze ans, est toujours sans résultat. Les requérants allèguent que les terrains expropriés leur permettaient d’exercer la profession d’agriculteurs et se plaignent de leurs conditions de vie dans l’attente de l’indemnisation.
61. D’autre part, les requérants se plaignent du montant inadéquat de l’indemnité d’expropriation qu’ils pourront obtenir à l’issue de la procédure devant les juridictions nationales, en raison de l’application à leur cause de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992, dont l’adoption est intervenue onze ans après l’expropriation. A cet égard, les requérants allèguent qu’ils ne pourront obtenir qu’une somme nettement inférieure à la valeur vénale du terrain. En outre, l’indemnité accordée ne tiendra compte ni du manque à gagner ni du retard dans le paiement. Enfin, l’indemnité sera soumise à un impôt à la source de 20 %, conformément à la loi no413 de 1991.
62. En conclusion, selon les requérants, l’expropriation de leurs terrains n’est pas conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
63. Le Gouvernement soutient que l’expropriation litigieuse est conforme à l’article 1 du Protocole no 1 et souligne que la légalité de l’expropriation n’a jamais été mise en cause par les requérants, qui se bornent à contester le retard dans le versement de l’indemnisation. Selon le Gouvernement, ce retard est imputable en premier lieu aux requérants, au motif qu’ils ont attendu 1991 avant d’assigner l’administration en justice et n’ont pas profité de ce que la loi de 1865, prévoyant l’indemnisation à concurrence de la valeur marchande, avait redéployé ses effets. Pour ce qui est de la période postérieure à 1991, le Gouvernement soutient que le retard dans le versement d’une indemnité est dû aux opinions divergentes des juridictions nationales quant à la compétence à juger de la cause.
64. Quant à l’applicabilité au cas d’espèce de l’article 5 bis, le Gouvernement soutient d’une part que les requérants en sont responsables puisqu’ils ont attendu 1991 pour saisir les juridictions nationales d’un recours en indemnisation. D’autre part, le Gouvernement soutient que les requérants ont voulu l’application de cette nouvelle loi, dans la mesure où dans les accords de cession conclus en 1981 sur la base de la loi no 385 de 1980, les auteurs des requérants ont accepté de soumettre la fixation de l’indemnité d’expropriation à l’adoption d’une loi future. Selon le Gouvernement la « loi future » ne peut être la loi no 2359 de 1865, qui redéploya ses effets à compter de la déclaration d’inconstitutionnalité du 15 juillet 1983 de la loi no 385 de 1980.
65. La Cour note que vingt-quatre ans se sont déjà écoulés sans que les requérants aient reçu les indemnisations définitives, pourtant prévues par la législation interne pertinente à compter de l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 223 du 15 juillet 1983. Elle rappelle que le caractère adéquat d’un dédommagement diminuerait si le paiement de celui-ci faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (Akkuþ c. Turquie, arrêt du 9 juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1309-1310, § 29). Il est indéniable que le laps de temps en question est imputable à l’Etat, sans que la complexité de l’activité de l’administration en la matière puisse justifier une durée comme celle en cause ici.
66. Par ailleurs, le fait que les requérants reçurent des indemnisations provisoires n’apparaît pas décisif, au vu du montant limité de l’acompte calculé comme s’il s’agissait de terrains agricoles. La Cour prend en compte la situation d’incertitude qui pèse aujourd’hui encore sur les requérants, en l’absence de fixation d’indemnité et au vu entre autres de la situation financière de la ville de Spinea.
67. A la lumière de ces considérations, la Cour considère que les requérants ont déjà eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens. De plus, la Cour considère que l’importance de la somme qui pourra être octroyée au terme de la procédure en cours ne compense pas l’absence de dédommagement constatée, et ne saurait être déterminante eu égard à l’importance du laps de temps s’étant écoulé depuis l’expropriation des terrains (voir, mutatis mutandis, Zubani c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996-IV, p. 1078, § 49). En d’autres termes, le montant qui pourra éventuellement être accordé aux requérants à l’issue de la procédure n’a aucune incidence directe sur la question de la proportionnalité, mais pourra éventuellement être pris en compte aux fins d’une appréciation exacte des demandes de satisfaction équitable que les requérants formulent sur le terrain de l’article 41 de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 98, CEDH 2000-XII).
68. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
69. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Les requérants
70. Les requérants chiffrent à 4 931 035 EUR l’indemnité d’expropriation qui leur est due, obtenue par la différence entre la valeur des terrains et l’acompte versé. S’agissant de la partie non expropriée et non construite de leur terrain, les requérants chiffrent l’indemnité due à 2 070 069, 66 EUR. S’agissant de la partie construite, les requérants estiment qu’en plus de l’indemnité d’expropriation, ils ont droit à une somme pour manque à gagner et prennent en compte à ces fins la valeur des immeubles construits. Le montant de 10 120 350 EUR correspond à la somme de l’indemnité due et de la valeur des immeubles construits.
71. Les requérants allèguent enfin avoir subi un dommage « existentiel » quant à leurs conditions de vie pendant toute la période concernée. Ils sollicitent à ce titre le versement de 1 600 000 EUR.
72. S’agissant du préjudice moral, les requérants sollicitent 3 800 000 EUR. Ils allèguent que depuis vingt-quatre ans, avec leurs familles, ils vivent dans une situation d’incertitude et d’anxiété.
73. Quant aux frais et dépens, les requérants s’en remettent à la sagesse de la Cour tant pour le remboursement des frais de procédure devant les juridictions nationales que pour les frais devant la Cour.
B. Le Gouvernement
74. Le Gouvernement fait d’abord observer que la procédure en indemnisation engagée par les requérants au niveau national est toujours pendante. Selon lui, cet élément doit être pris en compte pour la satisfaction équitable, pour le cas où la Cour conclurait à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 : si la Cour accordait une somme au titre d’une satisfaction équitable, les requérants pourraient être indemnisés deux fois. En outre, le juge national serait mieux placé pour déterminer l’indemnisation, par rapport à la Cour qui ne pourrait en l’espèce que procéder à une évaluation sommaire.
75. Le Gouvernement conteste ensuite les critères de calcul utilisés par les requérants pour chiffrer leurs prétentions et soutient notamment que la valeur des immeubles construits ne peut pas entrer en ligne de compte. En outre, les calculs des requérants ne seraient pas étayés. Le Gouvernement souligne enfin l’aptitude intransigeante des requérants, qui ont refusé les propositions de règlement amiable. En conclusion, le Gouvernement soutient qu’aucune somme n’est due aux requérants. Toutefois, au cas où la Cour parviendrait à une conclusion différente, le Gouvernement souhaite connaître les critères suivis par la Cour pour calculer la satisfaction équitable.
76. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement soutient que le constat d’une violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante. En tout état de cause, le Gouvernement souligne que la somme demandée par les requérants est excessive.
77. Quant aux frais et dépens, le Gouvernement soutient que l’aptitude intransigeante et litigieuse des requérants a contribué à l’augmentation des frais pour la procédure nationale. Quant à la procédure devant la Cour, le Gouvernement souligne que les requérants n’ont pas été défendus par un avocat et s’en remet à la sagesse de la Cour.
C. Appréciation de la Cour
78. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve compte tenu de la possibilité d’un accord entre l’Etat défendeur et les intéressés (article 75 §§ 1 et 4 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Rejette, l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mai 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président
ARRÊT MASON ET AUTRES c. ITALIE
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