DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MARIA ROMANO c. ITALIE
(Requête no 7615/03)
ARRÊT
STRASBOURG
29 juillet 2008
DÉFINITIF
29/10/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Maria Romano c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 7615/03) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme M R. (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 octobre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me S. d. N. d. M, avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, MM. I.M. Braguglia et R. Adam, et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 30 août 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1939 et réside à Casalduni (Bénévent).
A. La procédure principale
5. Le 17 janvier 1992, la requérante déposa un recours devant le juge d’instance de Bénévent (RG no 148/92), agissant à titre de juge du travail, afin d’obtenir la reconnaissance de son droit à une pension ordinaire d’invalidité.
Le 28 février 1992, le juge d’instance fixa la première audience au 26 octobre 1993. Le jour dit, le juge nomma un expert et fixa la mise en délibéré de l’affaire au 7 décembre 1994. Des huit audiences fixées entre le 24 septembre 1996 et le 15 octobre 1999, deux furent renvoyées d’office, trois concernaient la nomination d’un expert et deux l’examen d’un rapport d’expertise.
6. Par une décision du 26 novembre 1999, dont le texte fut déposé au greffe le 9 décembre 1999, le juge rejeta la demande de la requérante.
7. Le 20 décembre 1999, cette dernière interjeta appel devant le tribunal de Bénévent (RG no 637/99). Le 27 décembre 1999, le président chargea un juge rapporteur du dossier et fixa l’audience de plaidoiries au 15 mars 2000. Ce jour-là , le tribunal nomma un expert et ajourna l’affaire à l’audience du 27 septembre 2000, renvoyée d’office au 18 octobre 2000.
8. Par un jugement du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 27 octobre 2000, le tribunal rejeta l’appel de la requérante.
B. La procédure « Pinto »
9. Le 17 juillet 2001, la requérante saisit la cour d’appel de Rome au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée excessive de la procédure décrite ci-dessus. Elle demanda à la cour de dire qu’il y avait eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien au dédommagement des préjudices moraux subis. Elle demanda notamment 20 000 000 lires [soit 10 329,14 euros (EUR)] à titre de dommage moral.
10. Par une décision du 14 mars 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 6 mai 2002, la cour d’appel constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle accorda 2 000 EUR comme réparation du dommage moral et 800 EUR pour frais et dépens. Cette décision ne fut pas notifiée et acquit l’autorité de la chose jugée le 21 juin 2003.
Par une lettre du 26 juillet 2002, la requérante informa la Cour du résultat de la procédure nationale et la pria de reprendre l’examen de sa requête.
11. Les sommes accordées en exécution de la décision Pinto furent payées le 9 août 2005.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
13. La requérante allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
14. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
15. Après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties, la Cour estime que le redressement s’est révélé insuffisant et que le paiement de la somme « Pinto » s’est avéré tardif (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 26-31, 5 juin 2007 et Cocchiarella c. Italie, précité). Partant, la requérante peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
16. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
17. Quant à la durée de la procédure, la Cour estime que la période à considérer s’étend du 17 janvier 1992, jour de l’introduction de la demande de la requérante devant le juge d’instance de Bénévent, jusqu’au 27 octobre 2000, date du dépôt au greffe du jugement du tribunal de la même ville, en seconde instance. Elle a donc duré huit ans et neuf mois pour deux degrés de juridiction.
18. La Cour note également que la somme octroyée par la juridiction « Pinto » n’a été versée que le 9 août 2005, soit trente-neuf mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel : ce paiement a donc largement dépassé les six mois à compter du moment où la décision d’indemnisation devint exécutoire. Le fait que la procédure « Pinto » examinée dans son ensemble, et notamment dans sa phase d’exécution, n’a pas fait perdre à la requérante sa qualité de « victime » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour sera donc amenée à revenir sur cette question sous l’angle de l’article 41 de la Convention (voir Cocchiarella c. Italie, précité, § 120).
19. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
21. La requérante réclame 13 350 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
22. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
23. La Cour estime qu’elle aurait pu accorder à la requérante, en l’absence de voies de recours internes et compte tenu de l’enjeu du litige, la somme de 9 000 EUR. Le fait que la cour d’appel de Rome ait octroyé à la requérante environ 22 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu’elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue à la requérante 2 050 EUR à ce titre ainsi que 3 300 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement des 2 000 EUR, intervenu seulement le 9 août 2005, soit trente-neuf mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel.
B. Frais et dépens
24. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 5 971 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et à Strasbourg.
25. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
26. Selon la jurisprudence de la Cour, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie, no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22). Quant aux frais et dépens encourus devant les juridictions « Pinto », estimant raisonnable la somme allouée par l’instance interne, la Cour rejette cette demande. Quant aux frais et dépens encourus devant elle, elle estime que, dans le cadre de la préparation de la présente requête, certains frais ont dû être encourus. Dès lors, statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’octroyer 1 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
27. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 5 350 EUR (cinq mille trois cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juillet 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente