Conclusion Rejet de l’exception préliminaire (non-épuisement des voies de recours internes) ; Non-violation de P1-1
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MARIA PIA MARCHI c. ITALIE
(Requête no 58492/00)
ARRÊT
STRASBOURG
30 septembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Maria Pia Marchi c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popovic,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dolle, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 septembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 58492/00) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme M P. M, a saisi la Cour le 18 mai 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par M D. B., avocat à Lucca. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Adam, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Le 16 septembre 2003, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief de la requérante tiré d'une atteinte injustifiée à son droit au respect des biens. Le 14 décembre 2004, la Cour a déclaré recevable cette partie de la requête.
4. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est née en 1942 et réside à Lucca.
6. Elle était copropriétaire à 50% d'un terrain constructible sis à Lucca. A une date non précisée, la municipalité de Lucca adopta un plan d'urbanisme affectant le terrain de la requérante à la construction d'habitations à prix modérés (« edilizia economica e popolare »). Ce plan fut approuvé par le Ministère des travaux publics, cet acte valant déclaration d'utilité publique.
7. Le 2 juin 1981, la requérante et le copropriétaire conclurent un accord de cession de 3 733 mètres carrés de terrain, par lequel l'expropriation fut formalisée au sens de la loi no 385 de 1980. En application de cette loi, la municipalité de Lucca versa au titre d'acompte la somme de 11 465 500 ITL (environ 5 921,44 euros), comme s'il s'agissait d'un terrain agricole, sous réserve de fixer l'indemnisation définitive une fois entrée en vigueur une loi établissant de critères d'indemnisation spécifiques pour les terrains constructibles.
8. Par l'arrêt no 223 du 15 juillet 1983, publié le 27 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980 au motif que celle-ci soumettait l'indemnisation à l'adoption d'une loi future.
9. En conséquence de cet arrêt, la loi no 2359 de 1865, selon laquelle l'indemnité d'expropriation d'un terrain correspondait à la valeur marchande de celui-ci, déploya à nouveau ces effets.
10. Le décret-loi no 333 du 11 juillet 1992, converti en loi no 359 du 8 août 1992, introduisit, dans son article 5 bis, de nouveaux critères pour calculer l'indemnité d'expropriation de terrains constructibles.
11. La requérante resta, en vain, en attente de recevoir l'indemnité complémentaire.
12. Le 14 mars 1996, la requérante assigna la municipalité devant le tribunal de Lucca, en vue d'obtenir sa moitié de l'indemnité d'expropriation.
13. Le tribunal de Lucca désigna un expert. Selon ce dernier, le terrain de la requérante était constructible et valait en 1981, époque du transfert de propriété, 167 985 000 ITL (86 757,01 EUR). A la suite de l'entrée en vigueur de la loi no 359 de 1992, l'indemnité d'expropriation revenait à 83 992 500 ITL (43 378,51 EUR). Etant donné que la requérante n'était qu'à 50% propriétaire, l'indemnité à verser à celle-ci était de 42 74 000 ITL (environ 21 729 EUR).
14. Par un jugement déposé au greffe le 12 mai 2004, le tribunal déclara que le droit de la requérante à obtenir l'indemnité d'expropriation était prescrit, en raison de la prescription décennale.
15. La requérante interjeta appel de ce jugement.
16. Par un arrêt du 4 juillet 2006, la cour d'appel de Florence rejeta l'appel. Elle rappela que, selon la jurisprudence consolidée de la Cour de cassation, une fois l'arrêt de la Cour constitutionnelle publié le 27 juillet 1983 et éliminé ainsi l'obstacle juridique empêchant l'intéressée de réclamer l'indemnité d'expropriation, le délai de prescription de dix ans avait commencé à courir. Il aurait donc fallu que la requérante saisisse les juridictions compétentes avant le 27 juillet 1993, alors qu'elle avait notifié son recours en date du 14 mars 1996.
17. La requérante ne se pourvut pas en cassation et cet arrêt devint définitif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Le droit et la pratique internes applicables à l'époque des faits ainsi que d'autres dispositions pertinentes se trouvent décrits dans l'arrêt Scordino c. Italie (no 1) [GC] (no 36813/97, §§ 47-74, CEDH 2006-...).
19. Par l'arrêt no 348 du 22 octobre 2007, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l'article 5bis du décret no 333 de 1992, tel que modifié par la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l'indemnisation. La Cour Constitutionnelle a aussi indiqué au législateur les critères à prendre en compte pour une éventuelle nouvelle loi, en faisant référence à la valeur vénale du bien.
20. La loi de finances no 244 du 24 décembre 2007 a établi que l'indemnité d'expropriation pour un terrain constructible doit correspondre à la valeur vénale du bien. Lorsque l'expropriation rentre dans le cadre d'une réforme économique et sociale, une réduction de 25 % sera appliquée. Cette disposition est applicable à toutes les procédures d'expropriation en cours au 1er janvier 2008, sauf celles où la décision sur l'indemnité d'expropriation a été acceptée ou est devenue définitive.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
21. La requérante allègue la violation de son droit au respect des biens au motif qu'elle n'a pas été indemnisée pour l'expropriation de son terrain. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Exception préliminaire
22. Le Gouvernement soutient en premier lieu que l'article 1 du Protocole no 1 ne s'applique pas en l'espèce car l'accord de transfert du terrain relèverait du droit privé et ne serait pas une expropriation.
23. La requérante s'oppose à la thèse du Gouvernement et rappelle que la Cour a déjà conclu à l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1 dans de nombreuses affaires.
24. La Cour rappelle avoir rendu des arrêts concluant à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 dans des affaires où, comme en l'espèce, le transfert du terrain frappé par un permis d'exproprier avait été formalisé par un accord valant expropriation au sens de la loi no 385 de 1980 (Scordino c.Italie (no 1) [GC], no 36813/97, CEDH 2006-... ; Bortesi et autres c. Italie, no 71399/01, 10 juin 2008 ; Mason et autres c. Italie, no 43663/98, § 13, 17 mai 2005 ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, 8 août 2006 ; Gigli Costruzioni S.r.l. c. Italie, no 10557/03, 1er avril 2008).
Elle ne voit aucune raison de s'écarter de cette jurisprudence et rejette l'exception du Gouvernement.
B. Sur l'observation de l'article 1 du Protocole no 1
25. La Cour rappelle qu'elle a joint au fond l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Dans la mesure où l'exception était fondée sur le fait que la procédure nationale était pendante, elle constate que la procédure nationale s'est entre-temps terminée.
26. La requérante fait observer que, conformément à l'acte de transfert du terrain signé en 1981, la ville de Lucca s'était engagée à lui verser une indemnité sur la base de la « nouvelle loi » qui serait ultérieurement adoptée. Or, cette loi n'ayant vu le jour qu'en 1992, la prescription n'aurait dû commencer à courir qu'à ce moment-là.
La requérante observe ensuite que même si elle avait obtenu une indemnité d'expropriation calculée au sens de la loi no 359 de 1992, la Cour aurait conclu en tout état de cause à la violation de l'article 1 du Protocole no 1, car l'indemnité aurait été tenue pour inadéquate au sens de la sa jurisprudence.
27. Le Gouvernement observe que l'inertie de la requérante a entraîné le problème de la prescription décennale. Selon lui, la requérante aurait pu se prévaloir de l'ancienne législation à nouveau en vigueur à compter du 27 juillet 1983, et saisir les juridictions nationales d'un recours en indemnisation, sans attendre la nouvelle loi de 1992.
En conclusion, la situation dont la requérante se plaint serait exclusivement imputable à celle-ci.
28. La Cour s'est livrée à un examen approfondi du droit applicable dans la période en question dans l'affaire Scordino no 1 [GC], précitée (§§ 47-61). A cette occasion, elle a pris note de ce que par l'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité de 1983, la loi no 2359 de 1865 avait à nouveau déployé ses effets. Il était dès lors loisible aux expropriés de demander l'indemnité d'expropriation devant les tribunaux civils, à concurrence de la valeur marchande du terrain, ce que les requérants des affaires citées plus haut firent (paragraphe 24 ci-dessus).
29. Dans la présente affaire, la requérante n'a pas été indemnisée au moment de l'expropriation. Toutefois, elle n'a pas saisi l'opportunité créée par l'arrêt de la Cour constitutionnelle de 1983, en ce qu'elle n'a pas demandé une indemnisation au sens de la loi 2359 de 1865, ce qui, en principe, lui offrait la possibilité d'obtenir la pleine valeur marchande du bien.
30. Certes, la Cour ne peut pas exclure qu'une fois intentée, une telle procédure aurait duré assez longtemps pour que l'article 5bis de la loi no 239 de 1992 ait eu à s'appliquer rétroactivement, de sorte que la requérante n'aurait pu obtenir une indemnité adéquate. Cependant, il ne revient pas à la Cour de spéculer sur la durée et dès lors sur l'issue d'une procédure que la requérante n'a pas intentée. Dans ces circonstances, la Cour estime que c'est le comportement imputable à la requérante qui a entraîné la situation dénoncée.
31. Par ailleurs, aucun élément du dossier ne laisse penser que l'application du délai de prescription décennale ait été arbitraire (a contrario, Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI).
32. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 septembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dolle Françoise Tulkens
Greffière Présidente