DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MAIO c. ITALIE
(Requête no 24886/03)
ARRÊT
STRASBOURG
18 mars 2008
DÉFINITIF
18/06/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Maio c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Riza Türmen,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danute Jociene,
Dragoljub Popovic,
András Sajó, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24886/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. D. M (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me L. C., avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 29 mai 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1947 et réside à Bénévent.
5. Il était propriétaire d’un terrain constructible sis à Bénévent et enregistré au cadastre, feuille 42, parcelles 126 et 855.
1. L’occupation du terrain et la procédure d’indemnisation
6. Par un arrêté du 13 novembre 1984, la municipalité de Bénévent approuva le projet de construction d’une route sur une partie du terrain du requérant, à savoir environ 496 mètres carrés.
7. Le 13 juillet 1985, la municipalité autorisa l’occupation d’urgence de cette partie de terrain en vue de son expropriation. Le terrain fut occupé le 30 octobre 1985 et les travaux de construction se conclurent le 23 novembre 1987.
8. Le 26 juillet 1985, la municipalité autorisa l’occupation d’urgence d’une autre partie du terrain, à savoir environ 1 180 mètres carrés, en vue d’y réaliser d’autres ouvrages publics. Le 25 juillet 1986, la municipalité procéda à l’occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction, qui se conclurent le 23 juillet 1990.
9. Par un acte d’assignation notifié le 7 juin 1991, le requérant introduisit une action en dommages-intérêts à l’encontre de la municipalité devant le tribunal de Bénévent. Il faisait valoir que l’occupation du terrain était illégale au motif qu’elle s’était prolongée au-delà du délai autorisé et que les travaux de construction s’étaient terminés sans qu’il fût procédé à l’expropriation et au paiement d’une indemnité.
10. Des dix-neuf audiences fixées entre le 11 juillet 1991 et le 20 mai 2002, neuf furent renvoyées à la demande des parties ou en raison de leur absence. A l’audience du 20 mai 2002, le juge, ayant constaté la seconde absence consécutive des intéressés, raya l’affaire du rôle conformément à l’article 309 du code de procédure civile.
2. L’accord entre le requérant et l’administration
11. Entre-temps, le 2 juin 2000, la municipalité effectua une proposition d’accord amiable, prévoyant le versement de 76 480 468 ITL (39 500 EUR environ) à titre d’indemnité d’occupation, de dédommagement pour la perte de la propriété et de réparation pour la perte de valeur du restant du terrain du requérant.
Le requérant a fait savoir que, le 31 juillet 2000, il accepta l’offre de l’administration. Cette transaction entraînait, de la part de l’intéressé, la renonciation à toute prétention en rapport avec l’expropriation du terrain litigieux.
3. La procédure « Pinto »
12. Par un recours déposé le 17 avril 2002, le requérant saisit la cour d’appel de Rome au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée de la procédure devant le tribunal de Bénévent. Il demanda à la cour d’appel de dire qu’il y avait eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’État italien au versement de 12 000 EUR au titre de dédommagement des préjudices subis.
13. Par une décision déposée au greffe le 22 avril 2003, la cour d’appel constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle rejeta la demande relative au dommage matériel au motif que celle-ci n’était pas étayée, accorda 1 400 EUR comme réparation du dommage moral, 500 EUR pour frais et dépens dans la procédure nationale et 700 EUR pour frais et dépens devant la Cour de Strasbourg.
14. Il ressort du dossier que cette décision fut notifiée à l’administration le 24 décembre 2003 et acquit l’autorité de la chose jugée le 23 février 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
16. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint d’avoir été privé de son bien de manière incompatible avec son droit au respect des biens. La disposition invoquée est ainsi libellée :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
17. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
Sur la recevabilité
18. La Cour estime que, dans son examen de la recevabilité de la requête, elle doit également tenir compte de la transaction intervenue le 13 juillet 2000, lorsque la procédure était encore pendante devant le tribunal de Bénévent. Elle observe notamment que cette transaction prévoyait la renonciation à toute autre prétention passée, actuelle ou future en rapport avec l’expropriation dudit terrain.
19. L’une des conditions de recevabilité d’une requête introduite en vertu de l’article 34 de la Convention est qu’à l’époque considérée, c’est - à - dire celle où la Cour examine la requête, le requérant puisse se prétendre victime d’une action ou d’une omission qui selon lui a enfreint les droit que lui reconnaît la Convention (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil, 1996-III, p. 846, § 36).
20. Aux yeux de la Cour, le règlement transactionnel conclu sur le plan national a eu pour effet pratique de satisfaire dans une grande mesure les revendications formulées par le requérant sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. En outre, le requérant n’a pas agi sous la contrainte lorsqu’il a renoncé à la possibilité d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation plus élevée et un jugement au fond (voir, a contrario, Carbonara et Ventura c. Italie, arrêt du 30 mai 2000, ECHR 2000, §§ 43, 44). De ce fait, le requérant a résolu le litige à l’amiable et ne peut plus se prétendre victime de la violation invoquée (Giacometti et autres c. Italie (déc.), no 34939/97, 8 novembre 2001, CEDH 2001-XII ; Guerrera et Fusco c. Italie no 40601/98, 3 avril 2003 ; Folcheri c. Italie, no 61839/00, déc. du 3 juin 2004 ; Calì et autres c. Italie (radiation), no 52332/99, 19 mai 2005).
21. En conséquence, il convient rejeter cette partie de la requête comme étant manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
22. Le requérant se plaint de la durée de la procédure devant le tribunal de Bénévent. Après avoir tenté la « procédure Pinto », le requérant considère que le montant accordé par la cour d’appel à titre de dommage moral n’est pas suffisant pour réparer le dommage causé par la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
23. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
Qualité de « victime »
24. Afin de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, il y a lieu en premier lieu d’examiner si les autorités nationales ont reconnu puis réparé de manière appropriée et suffisante la violation litigieuse (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 25-31 ; Cocchiarella c. Italie, précité, §§ 69 - 98).
25. La Cour, après avoir examiné l’ensemble des faits de la cause et les arguments des parties, considère que le redressement s’est révélé insuffisant et que le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
26. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
27. La Cour estime que la période à considérer a commencé le 7 juin 1991, avec l’assignation de la municipalité devant le tribunal de Bénévent, pour s’achever le 20 mai 2002, date de la radiation du rôle de l’affaire. Elle a donc duré plus de dix ans et onze mois pour un degré de juridiction.
28. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
30. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi en raison de la durée excessive de la procédure.
31. Le Gouvernement s’oppose.
32. La Cour estime qu’elle aurait pu accorder au requérant, en l’absence de voies de recours internes et compte tenu de l’enjeu du litige ainsi que des retards imputables à l’intéressé, la somme demandée dans le cadre de la procédure Pinto, soit 12 000 EUR. Le fait que la cour d’appel de Rome ait octroyé au requérant un peu plus que 10 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu’elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue au requérant 4 000 EUR.
B. Frais et dépens
33. Le requérant demande le remboursement de 31 528 EUR pour frais et dépens relatifs à la procédure principale et à la procédure « Pinto » et s’en remet à la sagesse de la Cour pour ceux encourus devant elle.
34. Le Gouvernement considère ces montants disproportionnés.
35. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
36. Quant aux frais et dépens devant la cour d’appel de Rome, la Cour estime raisonnable la somme allouée par l’instance interne, compte tenu de la durée et de la complexité de la procédure « Pinto ». Elle rejette donc la demande. Pour ce qui est de la procédure devant le tribunal de Bénévent, la Cour constate l’absence de justificatifs et décide partant de ne rien accorder. En revanche, il y a lieu de rembourser au requérant les frais de la procédure à Strasbourg. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour octroie au requérant la somme de 2 000 EUR.
C. Intérêts moratoires
37. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral, et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mars 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente