DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE LEFEVRE c. ITALIE
(Requête no 34871/02)
ARRÊT
STRASBOURG
2 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Lefevre c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 34871/02) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. S. L. (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 septembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me M. de Stefano, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I.M. Braguglia et son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 30 mars 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1948 et réside à Rome.
A. La procédure principale
5. Le 12 mai 1995, la banque P. déposa un recours devant le juge d'instance de Naples (« pretore ») (RG no 5216/95), faisant fonction de juge du travail, afin d'obtenir la reconnaissance de la légitimité du licenciement du requérant.
6. Par ailleurs, le 15 septembre 1995, le requérant déposa un recours devant le pretore de Naples (RG no 8715/95), faisant fonction de juge du travail, afin d'obtenir la reconnaissance de l'illégitimité de son licenciement.
7. A l'audience du 10 mai 1996, le pretore joignit les deux affaires.
8. Des huit audiences fixées entre le 25 octobre 1996 et le 17 novembre 2000, cinq furent renvoyées d'office.
9. A l'audience du 9 mars 2001, les parties parvinrent à un règlement amiable.
B. La procédure « Pinto »
10. Le 3 septembre 2001, le requérant saisit la cour d'appel de Rome au sens de la loi « Pinto », demandant la réparation des préjudices matériels et moraux subis du fait de la durée de la procédure. Il demanda notamment 3 000 000 lires italiennes [1 549,37 euros (EUR)] pour dommage matériel et 16 000 000 lires [8 263,31 EUR] pour dommage moral.
11. Par une décision du 14 mars 2002, déposée le 10 mai 2002, la cour d'appel constata le dépassement d'une durée raisonnable. Elle rejeta la demande relative au dommage matériel pour défaut de preuve et accorda 1 500 EUR pour dommage moral et 900 EUR pour frais et dépens.
12. Cette décision devint définitive au plus tard le 24 juin 2003. Ces sommes furent payées le 1er septembre 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
13. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-V).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
14. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure principale. Après avoir tenté la voie de recours « Pinto », le requérant estime qu'il est toujours « victime » de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dans la mesure où la procédure « Pinto » a eu une durée excessive et la somme allouée à titre d'indemnisation est insuffisante et a été versée en retard.
15. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
16. L'article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
1. Tardiveté de la requête
17. Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête en ce que le requérant aurait omis de saisir la Cour dans les six mois suivant la décision interne contestée.
18. En ce qui concerne à la prétendue tardivité de la requête, la Cour relève que la décision interne définitive, au sens de l'article 35 § 1 de la Convention, est la décision de la cour d'appel « Pinto » déposée le 10 mai 2002, qui est passée en force de chose jugée le 24 juin 2003, soit après la date d'introduction de cette requête, à savoir le 17 septembre 2002. Elle rejette partant l'exception.
2. Qualité de « victime »
19. Le Gouvernement soutient que le requérant ne peut plus se prétendre « victime » de la violation de l'article 6 § 1 car il a obtenu de la cour d'appel « Pinto » un constat de violation et un redressement approprié et suffisant.
20. Il affirme que la cour d'appel « Pinto » a tranché l'affaire en conformité avec les critères d'indemnisation dégagés de la jurisprudence de la Cour disponible à l'époque de la procédure « Pinto ». Il souligne qu'il serait inapproprié d'apprécier l'évaluation de la cour d'appel, faite quelques mois après l'entrée en vigueur de la loi « Pinto », sur la base des paramètres introduits par la Cour lors des arrêts de la Grande Chambre du 29 mars 2006 (ex pluribus, Cocchiarella c. Italie, précité). Selon le Gouvernement, les indemnisations qui résulteraient de l'application à des « affaires du passé » de ces critères, conçus pour l'époque actuelle, seraient au moins doubles et parfois triples par rapport à celles accordées dans des requêtes italiennes de durée tranchées par la Cour auparavant.
21. Selon le Gouvernement, les paramètres établis par la Grande Chambre, formulés de façon apodictique, parviendraient à des résultats déraisonnables, injustes et incompatibles avec l'esprit et les buts de la Convention. Les indemnisations que la Cour octroie dans les requêtes italiennes de durée en application de ces critères seraient doubles ou triples par rapport à celles accordées auparavant dans des affaires similaires d'autres pays qui ne disposeraient même pas d'un remède interne contre la durée excessive des procédures.
22. Le Gouvernement précise enfin qu'aux termes de la loi « Pinto », ce ne sont que les années dépassant la durée « raisonnable » qui peuvent être prises en compte pour déterminer le montant de l'indemnisation à octroyer par la cour d'appel.
23. La Cour rappelle avoir déjà rejeté les arguments du Gouvernement dans les arrêts Aragosa c. Italie (no 20191/03, § § 17-24, 18 décembre 2007) et Simaldone c. Italie (no 22644/03, §§19-33, CEDH 2009-... (extraits)). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc cette exception.
24. La Cour, après avoir examiné l'ensemble des faits de la cause et les arguments des parties, considère que le redressement s'est révélé insuffisant (voir Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 26-31, 5 juin 2007 ; Cocchiarella c. Italie, précité, §§ 69-98) et que la somme « Pinto » n'a pas été versée dans les six mois à partir du moment où la décision de la cour d'appel devint exécutoire (Cocchiarella c. Italie, précité, § 89), même si la durée de la phase judiciaire de la procédure « Pinto », à savoir huit mois, peut passer pour raisonnable. Partant, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l'article 34 de la Convention.
3. Conclusion
25. La Cour constate que la requête ne se heurte à aucun autre des motifs d'irrecevabilité inscrits à l'article 35 § 3 de la Convention. Aussi, la déclare-t-elle recevable.
B. Sur le fond
26. La Cour constate que la procédure litigieuse, qui a débuté le 12 mai 1995 pour s'achever le 9 mars 2001, a duré plus de cinq ans et neuf mois pour un degré de juridiction. En outre, la somme octroyée par la juridiction « Pinto » a été versée le 1er septembre 2004, soit plus de vingt-sept mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d'appel (10 mai 2002).
27. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté une méconnaissance de l'exigence du « délai raisonnable », compte tenu des critères dégagés par sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, en premier lieu, Cocchiarella c. Italie, précité). N'apercevant rien qui puisse mener à une conclusion différente dans la présente affaire, la Cour estime qu'il y a également lieu de constater une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, pour le même motif.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
29. Le requérant réclame 6 763 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
30. Le Gouvernement conteste cette prétention.
31. La Cour estime qu'elle aurait pu accorder au requérant pour la violation de l'article 6 § 1, en l'absence de voies de recours internes et compte tenu de l'objet du litige (droit du travail e notamment un licenciement), la somme de 6 500 EUR. Le fait que la cour d'appel « Pinto » ait octroyé au requérant environ 23% de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto », la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue au requérant 1 450 EUR ainsi que 2 100 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement de l'indemnisation « Pinto » (voir paragraphes 12 et 26 ci-dessus).
B. Frais et dépens
32. Le requérant demande le remboursement des frais et dépens encourus devant la Cour dans une mesure à fixer par celle-ci.
33. Le Gouvernement n'a pas pris position à cet égard.
34. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie, no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
35. Dans le cas d'espèce, la Cour constate que le requérant a omis de fournir les justificatifs des frais et dépens exposés devant elle et décide partant de ne rien accorder.
C. Intérêts moratoires
36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 550 EUR (trois mille cinq cents cinquante euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente