Conclusion Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE LA ROSA ET ALBA c. ITALIE (No 1)
(Requête no 58119/00)
ARRÊT
STRASBOURG
11 octobre 2005
DÉFINITIF
11/01/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire La Rosa et Alba c. Italie (No 1),
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
G. Bonello,
R. Maruste,
V. Zagrebelsky,
L. Garlicki,
J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58119/00) dirigée contre la République italienne et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. M. L. R., G. L. R., V. A. et Mme M. L. R., (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 mars 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le deuxième requérant est décédé le 2 janvier 2005. Par une lettre du 11 mars 2005, M. Nicola La Rosa a informé le Greffe de ce qu’il avait hérité du deuxième requérant et qu’il souhaitait se constituer dans la procédure devant la Cour.
2. Les requérants sont représentés par Me A. A. Al., avocat à Caltagirone. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Les requérants alléguaient en particulier une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 5 septembre 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement irrecevable. Par une décision du 6 mai 2004, la chambre a joint au fond l’exception de non épuisement des voies de recours internes soulevées par le Gouvernement et a déclaré le restant de la requête recevable (article 54 § 3 du règlement).
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Les requérants étaient propriétaires d’un terrain sis à Caltagirone et enregistré au cadastre, feuille 139, parcelles 43 et 44.
9. Par un arrêté du 25 janvier 1980, le maire de Caltagirone autorisa la société coopérative L. C. à occuper d’urgence le terrain des requérants, pour une période maximale de trois ans, en vue de son expropriation pour la construction d’habitations.
10. Le 30 avril 1980, il y eut occupation matérielle.
11. Par un acte d’assignation notifié le 25 mars 1987, les requérants introduisirent une action en dommages-intérêts à l’encontre de la société coopérative L. C. devant le tribunal civil de Caltagirone. Ils alléguaient que, bien que les travaux effectués sur leur terrain aient transformé celui-ci, aucun décret d’expropriation et aucune indemnisation n’étaient intervenus. En outre, ils alléguaient que l’occupation du terrain était illégale, étant donné qu’elle s’était poursuivie au delà du délai autorisé. Les intéressés invitaient le tribunal à déclarer que la construction des immeubles avait à un tel point transformé leur terrain qu’elle avait entraîné la perte irréversible du bien. Ils réclamaient les dommages-intérêts pour la perte du terrain à concurrence de la valeur marchande de celui-ci. En outre, ils demandaient une somme pour non jouissance du terrain.
12. Le 14 juillet 1988, la partie défenderesse demanda l’appel en garantie de la municipalité de Caltagirone, et le tribunal fit droit à cette demande.
13. Le 31 juillet 1989, un rapport d’expertise fut déposé au greffe, dont il ressort que l’occupation avait concerné 2 938 mètres de terrain et qu’elle avait cessé d’être légale le 29 avril 1983. Dans un rapport d’expertise complémentaire, déposé le 17 novembre 1994, l’expert estima que la valeur du terrain en 1983 était de 33 400 ITL le mètre carré.
14. Le 12 février 1999, la municipalité de Caltagirone demanda au tribunal une nouvelle expertise pour recalculer les sommes à octroyer en fonction de la loi no 662 de 1996 entre-temps entrée en vigueur. Le tribunal fit droit à cette demande.
15. Par un jugement du 13 novembre 2002, le tribunal de Caltagirone déclara que l’occupation du terrain, initialement autorisée, était devenue illégale à compter du 30 avril 1983. Il constata que le terrain avait été irréversiblement transformé par les constructions. De ce fait, conformément au principe de l’expropriation indirecte (occupazione acquisitiva), les intéressés avaient été privés de leur bien par l’effet de la transformation irréversible de celui-ci et au moment où l’occupation avait cessé d’être légale. En 1983, le terrain valait 33 400 ITL le mètre carré. Cependant, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi budgétaire no 662 de 1996 ayant plafonné l’indemnisation, l’indemnité devait être calculée sur la base de 18 937 ITL le mètre carré. Il s’ensuivait que les requérants avaient droit à 28 741 EUR, plus indexation et intérêts. Eu outre, une indemnité de 7 603 EUR pour non jouissance du terrain pendant la période d’occupation autorisée était due.
16. La date à laquelle ce jugement devint définitif est, selon les indications fournies par les requérants, le 16 mai 2004.
17. L’indemnisation accordée par le tribunal est soumise à un impôt à la source de 20%, tel que prévu par la loi no 413 de 1991. En septembre 2004, les requérants n’avaient pas encore obtenu le versement de leur dû.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
a) L’occupation d’urgence d’un terrain
18. En droit italien, la procédure accélérée d’expropriation permet à l’administration d’occuper un terrain et d’y construire avant l’expropriation. Une fois l’ouvrage à réaliser déclaré d’utilité publique et le projet de construction adopté, l’administration peut décréter l’occupation d’urgence des zones à exproprier pour une durée déterminée n’excédant pas cinq ans (article 20 de la loi no 865 de 1971). Ce décret devient caduc si l’occupation matérielle du terrain n’a pas lieu dans les trois mois suivant sa promulgation. Avant la fin de la période d’occupation autorisée, un décret d’expropriation formelle doit être pris.
19. L’occupation autorisée d’un terrain donne droit à une indemnité d’occupation. La Cour constitutionnelle a reconnu, dans son arrêt no 470 de 1990, un droit d’accès immédiat à un tribunal aux fins de réclamer l’indemnité d’occupation dès que le terrain est matériellement occupé, sans besoin d’attendre que l’administration procède à une offre d’indemnisation.
b) Le principe de l’expropriation indirecte (« occupazione acquisitiva » ou « accessione invertita »)
20. Dans les années 1970, plusieurs administrations locales procédèrent à des occupations d’urgence de terrains qui ne furent pas suivies de décrets d’expropriation. Les juridictions italiennes se trouvèrent confrontées à des cas où le propriétaire d’un terrain avait perdu de facto la disponibilité de celui-ci en raison de l’occupation et de l’accomplissement de travaux de construction d’un ouvrage public. Restait à savoir si, simplement par l’effet des travaux effectués, l’intéressé avait perdu également la propriété du terrain.
1. La jurisprudence avant l’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
21. La jurisprudence était très partagée sur le point de savoir quels étaient les effets de la construction d’un ouvrage public sur un terrain occupé illégalement. Par occupation illégale, il faut entendre une occupation illégale ab initio, ou bien une occupation initialement autorisée et devenue sans titre par la suite, le titre étant annulé ou bien l’occupation se poursuivant au-delà de l’échéance autorisée sans qu’un décret d’expropriation ne soit intervenu.
22. Selon une première jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration ne perdait pas la propriété du terrain après l’achèvement de l’ouvrage public. Toutefois, il ne pouvait pas demander une remise en l’état du terrain et pouvait uniquement engager une action en dommages et intérêts pour occupation abusive, non soumise à un délai de prescription puisque l’illégalité découlant de l’occupation était permanente. L’administration pouvait à tout moment adopter une décision formelle d’expropriation ; dans ce cas, l’action en dommages-intérêts se transformait en litige portant sur l’indemnité d’expropriation et les dommages-intérêts n’étaient dus que pour la période antérieure au décret d’expropriation pour la non-jouissance du terrain (voir, entre autres, les arrêts de la Cour de cassation no 2341 de 1982, no 4741 de 1981, no 6452 et no 6308 de 1980).
23. Selon une deuxième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration ne perdait pas la propriété du terrain et pouvait demander la remise en l’état, lorsque l’administration avait agi sans qu’il y ait utilité publique (voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt no 1578 de 1976, arrêt no 5679 de 1980).
24. Selon une troisième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l’administration perdait automatiquement la propriété du terrain au moment de la transformation irréversible du bien, à savoir au moment de l’achèvement de l’ouvrage public. L’intéressé avait le droit de demander des dommages-intérêts (voir l’arrêt no 3243 de 1979 de la Cour de cassation).
2. L’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
25. Par un arrêt du 16 février 1983, la Cour de cassation, statuant en chambres réunies, résolut le conflit de jurisprudence et adopta la troisième solution. Ainsi fut consacré le principe de l’expropriation indirecte (accessione invertita ou occupazione acquisitiva). En vertu de ce principe, la puissance publique acquiert ab origine la propriété d’un terrain sans procéder à une expropriation formelle lorsque, après l’occupation du terrain, et indépendamment de la légalité de l’occupation, l’ouvrage public a été réalisé. Lorsque l’occupation est ab initio sans titre, le transfert de propriété a lieu au moment de l’achèvement de l’ouvrage public. Lorsque l’occupation du terrain a initialement été autorisée, le transfert de propriété a lieu à l’échéance de la période d’occupation autorisée. Dans le même arrêt, la Cour de cassation précisa que, dans tous les cas d’expropriation indirecte, l’intéressé a droit à une réparation intégrale, l’acquisition du terrain ayant eu lieu sans titre. Toutefois, cette réparation n’est pas versée automatiquement ; il incombe à l’intéressé de réclamer des dommages-intérêts. En outre, le droit à réparation est assorti du délai de prescription prévu en cas de responsabilité délictuelle, à savoir cinq ans, commençant à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
3. La jurisprudence après l’arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
a) La prescription
26. Dans un premier temps, la jurisprudence considérait qu’aucun délai de prescription ne trouvait à s’appliquer, puisque l’occupation sans titre du terrain constituait un acte illégal continu. La Cour de cassation, dans son arrêt no 1464 de 1983, affirma que le droit à réparation était soumis à un délai de prescription de cinq ans. Par la suite, la première section de la Cour de cassation affirma qu’un délai de prescription de dix ans devait s’appliquer (arrêts no 7952 de 1991 et no 10979 de 1992). Par un arrêt du 22 novembre 1992, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a définitivement tranché la question, estimant que le délai de prescription est de cinq ans et qu’il commence à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
b) L’arrêt no 188 de 1995 de la Cour constitutionnelle
27. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution le principe de l’expropriation indirecte, dans la mesure où ce principe est ancré dans une disposition législative, à savoir l’article 2043 du code civil régissant la responsabilité délictuelle. Selon cet arrêt, le fait que l’administration devienne propriétaire d’un terrain en tirant bénéfice de son comportement illégal ne pose aucun problème sur le plan constitutionnel, puisque l’intérêt public, à savoir la conservation de l’ouvrage public, l’emporte sur l’intérêt du particulier, et donc sur le droit de propriété de ce dernier. La Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution l’application à l’action en réparation du délai de prescription de cinq ans, tel que prévu par l’article 2043 du code civil pour responsabilité délictuelle.
c) Cas de non-application du principe de l’expropriation indirecte
28. Les développements de la jurisprudence montrent que le mécanisme par lequel la construction d’un ouvrage public entraîne le transfert de propriété du terrain au bénéfice de l’administration connaît des exceptions.
29. Dans son arrêt no 874 de 1996, le Conseil d’Etat a affirmé qu’il n’y a pas d’expropriation indirecte lorsque les décisions de l’administration et le décret d’occupation d’urgence ont été annulés par les juridictions administratives ; si tel n’était pas le cas, la décision judiciaire serait vidée de substance.
30. Dans son arrêt no 1907 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé que l’administration ne devient pas propriétaire d’un terrain lorsque les décisions qu’elle a adoptées et la déclaration d’utilité publique doivent être considérées comme nulles ab initio. Dans ce cas, l’intéressé garde la propriété du terrain et peut demander la restitutio in integrum. Il peut, comme alternative, demander des dommages-intérêts. L’illégalité dans ces cas a un caractère permanent et aucun délai de prescription ne trouve application.
31. Dans l’arrêt no 6515 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé qu’il n’y a pas de transfert de propriété lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée par les juridictions administratives. Dans ce cas, le principe de l’expropriation indirecte ne trouve donc pas à s’appliquer. L’intéressé, qui garde la propriété du terrain, a la possibilité de demander la restitutio in integrum. L’introduction d’une demande en dommages-intérêts entraîne une renonciation à la restitutio in integrum. Le délai de prescription de cinq ans commence à courir au moment où la décision du juge administratif devient définitive.
32. Dans l’arrêt no 148 de 1998, la première section de la Cour de cassation a suivi la jurisprudence des chambres réunies et affirmé que le transfert de propriété par effet de l’expropriation indirecte n’a pas lieu lorsque la déclaration d’utilité publique à laquelle le projet de construction était assorti a été considérée comme invalide ab initio.
33. Dans l’arrêt no 5902 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies a réaffirmé qu’il n’y a pas de transfert de propriété en l’absence de déclaration d’utilité publique valide.
34. Il convient de comparer cette jurisprudence avec la loi no 458 de 1988 (voir §§ 35-36 ci-dessous) et avec le Répertoire des dispositions sur l’expropriation, entré en vigueur le 30 juin 2003 (voir §§ 44-45 ci-dessous).
4. La loi no458 du 27 octobre 1988
35. Aux termes de l’article 3 de cette loi, « Le propriétaire d’un terrain, utilisé pour la construction de bâtiments publics et de logements sociaux, a droit à la réparation du dommage subi, à la suite d’une expropriation déclarée illégale par une décision passée en force de chose jugée, mais ne peut prétendre à la restitution de son bien. Il a également droit, en plus de la réparation du dommage, aux sommes dues en raison de la dépréciation monétaire et à celles mentionnées à l’article 1224 § 2 du code civil et ceci à compter du jour de l’occupation illégale ».
36. Interprétant l’article 3 de la loi de 1988, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 12 juillet 1990 (n° 384), a considéré : « Par la disposition attaquée, le législateur, entre l’intérêt des propriétaires des terrains - obtenir en cas d’expropriation illégale la restitution des terrains - et l’intérêt public - concrétisé par la destination de ces biens à des finalités de constructions résidentielles publiques à des conditions favorables ou conventionnées - a donné la priorité à ce dernier intérêt ».
5. Le montant de la réparation en cas d’expropriation indirecte
37. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d’expropriation indirecte, une réparation intégrale du préjudice subi, sous forme de dommages-intérêts pour la perte du terrain, était due à l’intéressé en contrepartie de la perte de propriété qu’entraîne l’occupation illégale.
38. La loi budgétaire de 1992 (article 5 bis du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992) modifia cette jurisprudence, dans le sens que le montant dû en cas d’expropriation indirecte ne pouvait dépasser le montant de l’indemnité prévue pour le cas d’une expropriation formelle. Par l’arrêt no 369 de 1996, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle cette disposition.
39. En vertu de la loi budgétaire no 662 de 1996, qui fit suite à la disposition déclarée inconstitutionnelle, l’indemnisation intégrale ne peut être accordée pour une occupation de terrain ayant eu lieu avant le 30 septembre 1996. Dans cette optique, l’indemnisation équivaut au montant de l’indemnité prévue pour le cas d’une expropriation formelle, dans l’hypothèse la plus favorable au propriétaire, moyennant une augmentation de 10 %.
40. Par l’arrêt no 148 du 30 avril 1999, la Cour constitutionnelle a jugé une telle indemnité compatible avec la Constitution. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour a précisé qu’une indemnité intégrale, à concurrence de la valeur vénale du terrain, peut être réclamée lorsque l’occupation et la privation du terrain n’ont pas eu lieu pour cause d’utilité publique.
6. La jurisprudence après les arrêts de la Cour du 30 mai 2000 dans les affaires Belvedere Alberghiera et Carbonara et Ventura
41. Par les arrêts no 5902 et 6853 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies s’est à nouveau prononcée sur le principe de l’expropriation indirecte, en faisant référence aux deux arrêts de la Cour précités.
42. Au vu du constat de violation de l’article 1 du protocole no 1 dans les affaires ci-dessus, la Cour de cassation a affirmé que le principe de l’expropriation indirecte joue un rôle important dans le cadre du système juridique italien et qu’il est compatible avec la Convention.
43. Plus spécifiquement, la Cour de cassation – après avoir analysé l’histoire du principe de l’expropriation indirecte - a dit qu’au vu de l’uniformité de la jurisprudence en la matière, le principe de l’expropriation indirecte doit être considéré comme étant pleinement « prévisible » à compter de 1983. De ce fait, l’expropriation indirecte doit être considérée comme étant respectueuse du principe de légalité. S’agissant des occupations de terrain ayant lieu sans déclaration d’utilité publique, la Cour de cassation a affirmé que celles-ci ne sont pas aptes à transférer la propriété du bien à l’Etat. Quant à l’indemnisation, la Cour de cassation a affirmé que, même si elle est inférieure au préjudice subi par l’intéressé, et notamment à la valeur du terrain, l’indemnisation due en cas d’expropriation indirecte est suffisante pour garantir un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
44. Saisi d’un recours en exécution d’une décision judiciaire définitive annulant la déclaration d’utilité publique concernant une procédure d’expropriation, vu la demande de la partie requérante tendant à obtenir la restitution du terrain entre-temps occupé et transformé, le Conseil d’Etat, dans son arrêt no 2/2005 du 29 avril 2005 rendu en séance plénière, s’est prononcé sur le point de savoir si la transformation irréversible dudit terrain à la suite de la construction de l’ouvrage « public » pouvait constituer une raison de droit empêchant la restitution du terrain. Le Conseil d’Etat a répondu par la négative. Ce faisant, il a :
a) reconnu que le principe jurisprudentiel de l’expropriation indirecte est défaillant quant au besoin de sécurité juridique, en ce qui concerne entre autres le point de savoir à quelle date l’ouvrage public doit être considéré comme « réalisé » et donc à quelle date il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l’Etat ;
b) rendu hommage à la jurisprudence de la Cour, et notamment à l’arrêt Belvedere Alberghiera Srl c. Italie, en affirmant que, face à une demande en restitution d’un bien illégalement occupé et transformé, l’ouvrage réalisé par les autorités publiques ne peut pas, en tant que tel, constituer un obstacle absolu à la restitution ;
c) interprété l’article 43 du Répertoire (paragraphe 46 ci-dessous) dans le sens où la non-restitution d’un terrain ne peut être admise que dans des cas exceptionnels, à savoir lorsque l’administration invoque un intérêt public particulièrement marqué à la conservation de l’ouvrage ;
d) affirmé, dans ce contexte, que l’expropriation indirecte ne saurait constituer une alternative (« una mera alternativa ») à une procédure d’expropriation en bonne et due forme.
7. Le Répertoire des dispositions législatives et réglementaires en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (ci après « le Répertoire)
45. Le 30 juin 2003 est entré en vigueur le Décret Présidentiel no 327 du 8 juin 2001, modifié par le Décret législatif no 302 du 27 décembre 2002, et qui régit la procédure d’expropriation. Le Répertoire codifie les dispositions et la jurisprudence existantes en la matière. En particulier, il codifie le principe de l’expropriation indirecte. Le Répertoire, qui ne s’applique pas aux cas d’occupation survenus antérieurement à 1996 et ne s’applique donc pas en l’espèce, s’est substitué, à partir de son entrée en vigueur, à l’ensemble de la législation la jurisprudence précédente en matière d’expropriation.
46. A son article 43, le Répertoire prévoit qu’en l’absence d’un décret d’expropriation, ou en l’absence de déclaration d’utilité publique, un terrain transformé à la suite de la réalisation d’un ouvrage public est acquis au patrimoine de l’autorité qui l’a transformé ; des dommages-intérêts sont accordés en contrepartie. L’autorité peut acquérir un bien même lorsque le plan d’urbanisme ou la déclaration d’utilité publique ont été annulés. Le propriétaire peut demander au juge la restitution du terrain. L’autorité en cause peut s’y opposer. Lorsque le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain, le propriétaire a droit à un dédommagement.
EN DROIT
I. OBSERVATION PRÉLIMINAIRE
47. La Cour note que le deuxième requérant est décédé le 2 janvier 2005 mais que son ayant droit, M. Nicola La Rosa, a exprimé le souhait de poursuivre l’instance
48. La Cour estime que l’héritier du deuxième requérant, eu égard à l’objet de la présente affaire, peut prétendre avoir un intérêt suffisant pour justifier de la poursuite de l’examen de la requête et lui reconnaît dès lors la qualité pour se substituer désormais à lui en l’espèce (voir, par exemple, X c. France, arrêt du 31 mars 1992, série A no 234-C, p. 89, § 26).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
49. Les requérants allèguent avoir été privés de leur terrain par l’effet de l’occupation de celui-ci et de la construction d’immeubles sur celui-ci, à défaut d’un décret d’expropriation et d’indemnisation. Selon eux, cette situation a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens garanti à l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses défendues devant la Cour
1. Les requérants
50. Se référant à l’arrêt Carbonara et Ventura c. Italie (no 24638/94, CEDH 2000-VI) et à l’arrêt Belvedere Alberghiera s.r.l. c. Italie (no 31524/96, CEDH-VI), les requérants observent que l’application du principe de l’expropriation indirecte à leur cas n’est pas conforme au principe de la prééminence du droit.
51. A cet égard, les requérants font observer que le terrain litigieux a été occupé et transformé sans qu’un décret d’expropriation n’ait été adopté. Ce n’est qu’à l’issue de la procédure en dommages-intérêts devant les juridictions nationales qu’ils ont pu obtenir une décision judiciaire déclarant l’illégalité de l’occupation, décision qui avait en même temps comme conséquence de les déclarer privés rétroactivement de leur bien.
52. Quant à l’indemnisation, qui dépend également de l’initiative de la personne concernée, les requérants soutiennent que celle-ci n’est pas apte à réparer l’illégalité commise. A cet égard, ils observent que l’indemnité accordée est largement inférieure au préjudice subi et de très peu supérieure au montant auquel ils auraient eu droit en cas d’expropriation en bonne et due forme.
2. Le Gouvernement
53. Le Gouvernement avait excipé du non-épuisement des voies de recours internes au motif qu’au moment de l’introduction de la requête, la procédure nationale était pendante devant le tribunal de Caltagirone de sorte qu’il n’y avait pas encore de jugement interne définitif. Tout en soutenant que le juge national ne ferait que prendre acte d’une situation s’étant déjà consolidée et déclarer qu’il y avait eu expropriation indirecte, le Gouvernement soutenait également qu’à défaut d’une décision nationale définitive ayant effectivement appliqué le principe de l’expropriation indirecte, il était prématuré de statuer sur la situation dénoncée. En effet, il serait essentiel d’avoir une décision nationale définitive qui dissipe une foi pour toute l’incertitude caractérisant ce type de situation, statuant sur le point de savoir si les requérants étaient ou non encore propriétaires du bien. Le Gouvernement arguait en outre que, dans le cas où la Cour anticiperait le jugement des juridictions internes, le résultat pourrait entraîner un conflit de jugements reconnaissant aux requérants deux sommes au même titre. Une telle situation constituerait une violation du principe de subsidiarité.
54. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement prend note de ce que le tribunal de Caltagirone a prononcé un jugement et que les requérants ont obtenu une indemnité au niveau national.
55. Le Gouvernement observe que les requérants ont été privés de leur bien en vertu de l’expropriation indirecte, ce qui indique que la procédure d’expropriation repose sur une déclaration d’utilité publique mais n’a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où l’occupation du terrain est devenue sans titre et qu’aucun décret d’expropriation n’a été adopté.
56. A défaut d’un tel décret d’expropriation, les requérants ont en tout état de cause été privés de leur bien par l’effet de la construction de l’ouvrage d’intérêt public et de la transformation irréversible du terrain que la construction a entraînée. Cette privation de bien, selon le Gouvernement, n’est que la conséquence du principe de l’expropriation indirecte, que le tribunal de Caltagirone a appliqué.
57. Le Gouvernement soutient que cette situation est conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
58. Premièrement, il y aurait utilité publique, ce qui n’est pas remis en cause par les requérants.
59. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l’expropriation indirecte serait « prévue par la loi ».
60. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la Cour, dans son arrêt Zubani c. Italie (arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996-IV) avait examiné une affaire d’expropriation indirecte tombant sous le coup de la loi no 458 de 1988 du point de vue du juste équilibre, estimant que, en ce qui concernait la loi en tant que telle, « le choix législatif visant à privilégier l’intérêt de la collectivité dans le cas d’expropriations ou d’occupations illégales de terrains est raisonnable : l’indemnisation intégrale des préjudices subis par les propriétaires concernés constitue une réparation suffisante... » (§ 49 de l’arrêt Zubani).
61. Le Gouvernement prend acte de ce que la jurisprudence de la Cour a par la suite connu une évolution, dans la mesure où, dans les deux cas suivant portant sur l’expropriation indirecte, elle a constaté une incompatibilité du mécanisme de l’expropriation indirecte avec le principe de légalité (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI ; Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI).
62. Selon le Gouvernement, le principe doit être considéré comme étant « prévu par la loi », même s’il a été élaboré par la jurisprudence dans un pays de « civil law » et non de « common law ».
63. A cet égard, il prend acte de ce que dans les deux arrêts précités, la Cour avait estimé inutile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives (Carbonara et Ventura, précité, § 64). La Cour avait observé que la jurisprudence italienne avait connu une évolution et qu’un principe jurisprudentiel ne lie pas les juridictions quant à son application (Carbonara et Ventura, précité, § 69).
64. Le Gouvernement soutient que décider du rôle de la jurisprudence en Italie revêt une grande importance dans ce type d’affaires. Selon le Gouvernement, la jurisprudence nationale ayant créé le principe de l’expropriation indirecte, ce principe doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter de l’arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application. En outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 et par la loi budgétaire no 662 de 1996.
65. En conclusion, selon le Gouvernement, à partir de 1983, les règles de l’expropriation indirecte étaient parfaitement claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.
66. S’agissant de la qualité de la loi, le Gouvernement demande à la Cour de revenir à la «jurisprudence Zubani » et de considérer que le mécanisme de l’expropriation indirecte, qui se fonde sur une déclaration d’illégalité de la part du juge, est conforme à l’article 1 du Protocole no 1.
67. A ce propos, il fait observer que le constat d’illégalité de la part du juge est l’élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien illégalement occupé.
68. Le Gouvernement définit l’expropriation indirecte comme le résultat d’une interprétation systématique de principes existants, tendant à garantir que l’intérêt général prévale sur l’intérêt des particuliers, lorsque l’ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et que celui-ci répond à l’utilité publique.
69. L’administration serait tenue de compenser le particulier. Cependant, selon le Gouvernement, cette indemnisation peut être inférieure au préjudice subi par l’intéressé, et notamment à la valeur du terrain, vu que l’expropriation indirecte répond à un intérêt collectif et l’illégalité commise par l’administration ne concerne que la forme, à savoir un manquement aux règles qui président à la procédure administrative. En outre, le Gouvernement observe que l’indemnité telle que plafonnée par la loi no 662 de 1996 est en tout cas supérieure à celle qui aurait été accordée si l’expropriation avait été régulière.
70. A la lumière de ces considérations, le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté.
B. Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1
71. D’emblée, la Cour rappelle qu’elle a joint au fond l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes compte tenu de ce que la procédure devant les juridictions internes était pendante. Sur ce point, il suffit de constater que la procédure nationale a pris fin par le jugement du tribunal de Caltagirone, devenu définitif le 16 mai 2004. Dans ces circonstances, l’exception tirée du non épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.
1. Sur l’existence d’une ingérence
72. La Cour rappelle que, pour déterminer s’il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).
73. La Cour relève que, en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, le tribunal de Caltagirone a considéré les requérants comme étant privés de leur bien à compter du moment où l’occupation du terrain a cessé d’être légale. A défaut d’un acte formel d’expropriation, le constat d’illégalité de la part du juge est l’élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que le jugement du tribunal de Caltagirone a eu pour effet de priver les requérants de leur bien au sens de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura, précité, § 61 ; Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).
74. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 une telle ingérence doit être opérée « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).
75. Dès lors, la Cour n’estime pas opportun de fonder son raisonnement sur le simple constat qu’une réparation intégrale en faveur des requérants n’a pas eu lieu (Carbonara, précité, § 62).
2. Sur le respect du principe de légalité
76. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis précité, § 58). Le principe de légalité signifie l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296 - A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).
77. Dans l’arrêt Belvedere Alberghiera srl et dans l’arrêt Carbonara et Ventura précités, la Cour n’avait pas estimé utile de juger in abstracto si le rôle qu’un principe jurisprudentiel, tel que celui de l’expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives, ce qui compte étant – en tout état de cause – que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, accessibilité et précision énoncés plus haut. La Cour est toujours convaincue que l’existence en tant que telle d’une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.
78. La Cour prend note de l’évolution jurisprudentielle qui a conduit à l’élaboration du principe de l’expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, la loi no 662 de 1996 et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d’expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires qui ont lieu dans l’historique de la jurisprudence. Ce point de vue a d’ailleurs été adopté par le Conseil d’Etat (paragraphe 44 ci-dessus) qui, dans son arrêt no 2 de 2005 rendu en séance plénière, a reconnu que le principe jurisprudentiel de l’expropriation indirecte n’a jamais donné lieu à une réglementation stable, complète et prévisible.
79. La Cour relève également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi écrits susmentionnés. A titre d’exemple, la Cour note que s’il est vrai que la jurisprudence a exclu, à compter de 1996-1997, que l’expropriation indirecte puisse s’appliquer lorsque la déclaration d’utilité publique a été annulée, il est également vrai que le Répertoire a tout dernièrement prévu qu’en l’absence de déclaration d’utilité publique, tout terrain peut être acquis au patrimoine public, si le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain occupé et transformé par l’administration.
80. A vu de ces éléments, la Cour n’exclut pas que le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés subsiste.
81. La Cour note ensuite que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet en général à l’administration de passer outre les règles fixées en matière d’expropriation, avec le risque d’un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés, qu’il s’agisse d’une illégalité depuis le début ou d’une illégalité survenue par la suite. En effet, dans tous les cas, l’expropriation indirecte tend à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l’administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l’administration, au bénéfice de celle-ci. Que ce soit en vertu d’un principe jurisprudentiel ou d’un texte de loi comme l’article 43 du Répertoire, l’expropriation indirecte ne saurait donc constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, sur ce point également, l’opinion du Conseil d’Etat, au paragraphe 44 ci-dessus).
82. A cet égard, la Cour note que l’expropriation indirecte permet à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer irréversiblement, de telle sorte qu’il soit considéré comme acquis au patrimoine public, sans qu’en parallèle un acte formel déclarant le transfert de propriété ne soit adopté. En l’absence d’un acte formalisant l’expropriation et intervenant au plus tard au moment où le propriétaire a perdu toute disponibilité du bien, l’élément qui permettra de transférer au patrimoine public le bien occupé et d’atteindre une sécurité juridique est le constat d’illégalité de la part du juge, valant déclaration de transfert de propriété. Il incombe à l’intéressé -qui continue d’être formellement propriétaire - de solliciter du juge compétent une décision constatant, le cas échéant, l’illégalité assortie de la réalisation d’un ouvrage d’intérêt public, conditions nécessaires pour qu’il soit déclaré rétroactivement privé de son bien.
83. Au vu de ces éléments, la Cour estime que le mécanisme de l’expropriation indirecte n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique.
84. La Cour note ensuite que l’expropriation indirecte permet en outre à l’administration d’occuper un terrain et de le transformer sans pour autant verser d’indemnité en même temps. L’indemnité doit être réclamée par l’intéressé et cela dans un délai de prescription de cinq ans, commençant à compter de la date à laquelle le juge estime que la transformation irréversible du terrain a eu lieu. Ceci peut entraîner des conséquences néfastes pour l’intéressé, et rendre vain tout espoir de réparation (Carbonara et Ventura, précité, § 71).
85. La Cour relève enfin que le mécanisme de l’expropriation indirecte permet à l’administration de tirer parti de son comportement illégal, et que le prix à payer n’est que de 10% plus élevé que dans le cas d’une expropriation en bonne et due forme. Selon la Cour, cette situation n’est pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d’expropriation et à prévenir des épisodes d’illégalité.
86. En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.
87. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter du moment où l’occupation avait cessé d’être autorisée, les conditions d’illégalité de l’occupation et d’intérêt public de l’ouvrage construit étant réunies. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision définitive – le jugement du tribunal de Caltagirone ayant acquis force de chose jugée – que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, les requérants n’ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 16 mai 2004, date à laquelle le jugement du tribunal de Caltagirone est devenu définitif.
88. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l’administration de tirer parti d’une occupation de terrain illégale. En d’autres termes, l’administration a pu s’approprier le terrain au mépris des règles régissant l’expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu’une indemnité soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.
89. S’agissant de l’indemnité, la Cour constate que l’application rétroactive de la loi budgétaire no 662 de 1996 au cas d’espèce a eu pour effet de priver les requérants d’une réparation intégrale du préjudice subi.
90. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens du requérant.
91. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
93. Se référant à l’arrêt Carbonara et Ventura c. Italie ((satisfaction équitable), no 24638/94, 11 décembre 2003) et à l’arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) (arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B), les requérants sollicitent le versement d’une somme correspondant à la valeur actuelle du terrain, incluant la plus value apportée par la construction des immeubles. Similairement à ce qui a été fait pour les affaires ci-dessus, les requérants invitent la Cour à nommer un expert qui puisse évaluer le terrain.
94. Subsidiairement, pour le cas où la Cour ne nommerait pas un expert, les requérants réclament au titre du préjudice matériel pour la perte du terrain la somme qui résulte de la différence entre la valeur du terrain litigieux réévaluée et assortie d’intérêts et la somme qui leur a été accordée sur le plan national. A cet égard, se basant sur l’appréciation du terrain en 1983 par l’expert commis par le tribunal de Caltagirone, les requérants indiquent que la valeur actualisée du terrain litigieux est de 293 000 EUR avec intérêts simples, et de 427 766 EUR avec intérêts capitalisés.
95. En outre, les requérants demandent le versement d’une indemnité de 50 000 EUR chacun au titre de préjudice moral.
96. Enfin, les requérants sollicitent la somme de 7 416, 97 EUR au titre de remboursement des frais encourus devant les juridictions nationales, somme qui correspond à la différence entre les frais encourus (9 154, 97 EUR) et ceux qui ont été remboursés à l’issue de la procédure (1 738 EUR).
97. Quant aux frais exposés dans la procédure devant la Cour, les requérants demandent 59 063 EUR, hors TVA.
98. Le Gouvernement observe d’emblée que les requérants ont obtenu au niveau national une décision leur accordant une somme qu’il qualifie d’importante. Dans cette situation, la Cour ne devrait pas accorder une satisfaction équitable, qui entraînerait un enrichissement indu des requérants. Le Gouvernement soutient qu’en tout cas, les requérants ne peuvent pas aspirer à un dédommagement intégral du préjudice et contestent l’application au cas d’espèce de la méthode utilisée par la Cour dans les deux affaires citées par les requérants. Au cas où la Cour déciderait d’accorder une satisfaction équitable, le Gouvernement soutient que celle-ci devrait être calculée à partir du rapport d’expertise déposé dans la procédure nationale, et en appliquant un intérêt simple.
99. Quant au préjudice moral, aucune somme ne serait due aux requérants.
100. S’agissant des frais de procédure, ceux qui ont été encourus devant les juridictions nationales auraient déjà été remboursés. Le montant de ceux exposés dans la procédure devant la Cour serait excessif.
101. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes jointe au fond ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président
ARRÊT LA ROSA ET ALBA c. ITALIE (N° 1)
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