CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE KHMYLYOVA c. UKRAINE
(Requête no 34419/06)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juin 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kmylyova c. Ukraine,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
Stanislav Shevchuk, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve la requête (no 34419/06) dirigée contre l’Ukraine et dont la ressortissante de cet État, Mme L. R. K. (la requérante), a saisi la Cour le 1 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») :
2. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Y. Zaytsev, du Ministère de la Justice.
3. Le 6 septembre 2007, la Cour a décidé de communiquer le grief tiré de la durée excessive de la procédure initiée par la requérante, y compris l’exécution du jugement du 27 mai 2004 rendu à sa faveur. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante, Mme L. R. K., est une ressortissante ukrainienne, née en 1969 et résidant à Smoliné.
A. Procédure en recouvrement de charges (première procédure à l’encontre du département de l’éducation)
5. Le 11 juin 2003, la requérante saisit le tribunal de première instance de Mala Vyska (ci-après « le tribunal de première instance ») d’une demande dirigée à l’encontre du département de l’éducation de Mala Vyska et du conseil municipal de Smoliné visant au recouvrement de diverses charges (chauffage et électricité) au titre de l’article 57 de la loi sur l’éducation.
6. Bien que accordés par la disposition législative précitée, les dépenses en cause n’avaient pas été prévues par le budget de l’Etat.
7. En 2004, le Parlement de l’Ukraine a adopté la loi no 1994-IV mettant en place une obligation de recouvrement de toutes les créances issues de l’article 57 de la loi sur l’éducation à partir de 2005, et ce durant cinq ans.
8. L’affaire fut examinée à deux cycles procéduraux.
1. Premier cycle d’examen de l’affaire
9. Les 10 et 24 juillet 2003, les audiences furent ajournées, la requérante ayant complété ses demandes et présenté des documents complémentaires.
10. Le 31 juillet 2003, la requérante déposa une demande d’examiner l’affaire en son absence. Une audience du 1er août 2003 fut ajournée en raison d’une non-comparution des deux parties.
11. Le 12 septembre 2003, le tribunal de première instance accueillit en partie les demandes de la requérante.
12. L’appel de la requérante fut classé deux fois pour défaut de procédure. La cause du classement du 20 novembre 2003 par la Cour d’appel de la région de Kirovograd était une erreur de procédure commis par le tribunal en première instance. Le 3 décembre 2003, ce dernier classa l’appel pour non-paiement des frais de justice par la requérante.
13. Le 5 février 2004, la Cour d’appel infirma le jugement en première instance renvoyant l’affaire au réexamen.
2. Deuxième cycle d’examen de l’affaire
14. L’audience devant le tribunal de première instance tenue le 31 mars 2004 fut ajournée en raison d’une non-comparution du défendeur. A la même date, la requérante déposa la demande d’examiner l’affaire en son absence pendant l’audience du 22 avril 2004. Cependant, elle fut présente à cette audience, lors de laquelle le procès fut suspendu pour obtenir des documents complémentaires.
15. Le 27 mai 2004, le tribunal de première instance ordonna au département de l’éducation de Mala Vyska de payer au profit de la requérante les montants de 646,44 UAH1 et 25,50 UAH2, respectivement, au titre de charges et de frais de justice.
16. Le 28 septembre 2004, la Cour d’appel de la région de Kirovograd rejeta l’appel du département de l’éducation. A partir de cette date, le jugement du 27 mai 2004 est devenu exécutoire.
17. Selon le Gouvernement, ce jugement fut intégralement exécuté en mai 2007.
18. La requérante soutient de ne pas obtenir aucun paiement dans le cadre de l’exécution du jugement du 27 mai 2004.
B. Procédure contre le service des huissiers de l’État
19. Le 20 avril 2005, le service des huissiers de l’État de Mala Vyska restitua le titre exécutoire du jugement du 27 mai 2004, au motif de l’absence de fonds saisissables en possession du débiteur.
20. En mai 2005, la requérante contesta cette décision.
21. Le 10 janvier 2006, le tribunal de première instance rejeta la plainte en raison que l’exécution du jugement ne relevait plus de la compétence du service des huissiers de l’État, une nouvelle loi ayant prévu un autre mode de recouvrement des créances issues de l’article 57 de la loi sur l’éducation.
22. Le 14 février 2006, la Cour d’appel rejeta un appel de la requérante.
23. Le 2 novembre 2006, la Cour Suprême rejeta le pourvoi de la requérante, n’y ayant décelé aucun indice d’application erronée de la législation interne par les tribunaux.
C. Procédure en recouvrement des primes (seconde procédure à l’encontre du département de l’éducation)
24. En février 2004, la requérante entama une procédure civile à l’encontre du département de l’éducation visant au paiement de diverses primes et à la réparation du préjudice moral.
25. Par un jugement définitif du 26 avril 2004, le tribunal de première instance ordonna au défendeur de payer au profit de la requérante des montants de 474,69 UAH3 et 394,88 UAH4 au titre, respectivement, des primes d’ancienneté et de santé, rejetant le reste de la demande.
26. Selon le Gouvernement, le jugement du 26 avril 2004 fut intégralement exécuté. La requérante confirme que l’exécution eut lieu le 4 février 2005.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
27. Le droit interne pertinent portant sur la non-exécution prolongée est décrit dans l’arrêt Skrypnyak et autres c. Ukraine (nos 9177/05, 14241/05, 10596/06, 17346/06, 20912/06 et 34604/06, §§ 7-13, 10 juillet 2008).
EN DROIT
I. OBJET DU LITIGE
28. La Cour note qu’après la communication de la requête au Gouvernement, la requérante a introduit dans ses observations un nouveau grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif à l’examen sans audience de son pourvoi en cassation dans la procédure dirigée contre le service des huissiers de l’État. Elle se refera également à l’article 1 du Protocole no 1, alléguant que la non-exécution du jugement du 27 mai 2004 et l’exécution prétendument prolongée du jugement du 26 avril 2004, lui allouant des sommes, porte attente à son droit au respect de ses biens. La requérante s’est plainte également d’une violation de son droit garanti par l’article 13 de la Convention du fait de l’absence d’un recours efficace pour faire valoir son droit à l’exécution.
29. La Cour relève que ces griefs ont été introduits après la communication de la requête au gouvernement défendeur. Elle considère qu’ils sortent de l’objet d’origine de la présente requête qui était introduit il y a deux ans, sur lesquels les parties ont fait leurs commentaires. La Cour estime, par conséquent, qu’il ne convient pas de les examiner séparément dans le cadre de la présente procédure (voir Skubenko c. Ukraine (déc.), no 41152/98, 6 avril 2004).
II. SUR LA DURÉE DE LA PREMIÈRE PROCÉDURE CONTRE LE DÉPARTEMENT DE L’ÉDUCATION INCLUANT L’EXÉCUTION DU JUGEMENT EN FAVEUR DE LA REQUÉRANTE
30. La requérante allègue que la durée excessive de la première procédure contre le département de l’éducation, incluant la phase d’exécution du jugement du 27 mai 2004 rendu en sa faveur, s’analyse en une violation de son droit tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. La partie pertinente de cette disposition se lit ainsi:
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
31. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
32. Le Gouvernement fit valoir la complicité de l’affaire conditionnée par un établissement du bon défendeur ; il impute ensuite certains retards de la procédure devant les tribunaux à la requérante, soulignant que celle-ci fit usage des diverses possibilités procédurales que lui ouvrait le droit interne.
33. En ce qui concerne la partie exécutoire de la procédure, le Gouvernement a avancé les arguments similaires à ceux de l’affaire Skrypnyak et autres, tendant à démontrer l’absence de violations alléguées (voir Skrypnyak et autres, précité, § 19). Selon le Gouvernement, le jugement du 27 mai 2004 fut exécuté intégralement en mai 2007.
b) La partie requérante
34. La requérante exprime son désaccord. Selon elle, ces retards sont causés par le comportement du défendeur et la mauvaise organisation judiciaire.
35. La requérante soutient de ne pas obtenir une somme lui étant due en vertu du jugement du 27 mai 2004. Elle soulève que le Gouvernement n’a présenté aucun document susceptible de confirmer le fait de l’exécution.
2. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII). La Cour propose de ne pas dissocier la durée de l’action exécutoire et d’examiner la procédure dans son intégrité (voir Sika c. Slovaquie, no 2132/02, §§ 24-27, 13 juin 2006 ; Pobegaïlo c. Ukraine, no 18368/03, § 18, 29 mars 2007).
37. La Cour constate que le litige concernant le payement des charges de chauffage et d’électricité au titre de l’article 57 de la loi sur l’éducation ne présentait pas de difficulté particulière.
38. Par ailleurs, il ne ressort pas clairement des observations du Gouvernement si les fonds versés à la requérante constituaient l’exécution du jugement du 27 mai 2004, aucun certificat de paiement effectué dans le cadre de la procédure exécutoire n’étant présenté.
39. Dans le cas de l’espèce, la durée globale de la procédure, incluant sa phase judiciaire devant les deux degrés de juridiction et son étape exécutive, a dépassé alors cinq ans et sept mois.
40. La Cour a déjà traité des affaires soulevant une question semblable à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Sika c. Slovaquie précité § 35 ; Svetlana Naoumenko c. Ukraine, no 41984/98, § 87, 9 novembre 2004). Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
41. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
42. La requérante se plaint d’une violation de l’article 3 de la Convention du fait de l’inexécution prolongée des jugements en sa faveur. Elle invoque également l’article 6 § 1 de la Convention soutenant que la durée de la seconde procédure à l’encontre du département de l’éducation, incluant l’exécution du jugement en sa faveur, ainsi que la durée de la procédure contre le service des huissiers de l’Etat furent excessives.
43. Pour ce qui est de ces griefs, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par des dispositions invoquées.
44. Elle estime en conséquence que ces griefs sont manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 et doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
46. La requérante demande l’achèvement de la procédure d’exécution du jugement du 27 mai 2004. Elle sollicite également une compensation des sommes de 211, 31 UAH et 432, 73 UAH5 au titre du préjudice matériel, issu de l’inflation qui a dévalorisé les sommes accordées en vertu des décisions judiciaires des 27 mai et 26 avril 2004, respectivement. A l’appui de cette demande elle fournit les calculs détaillés basés sur les taux d’inflation déduits par le Comité d’État des statistiques.
47. La requérante demande 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
48. Le Gouvernement ne soulève aucune objection quant à l’exécution intégrale du jugement du 27 mai 2004, mais il exprime son désaccord avec les autres prétentions. Particulièrement, le Gouvernement objecte que la requérante n’a pas déposé la demande revalorisation des sommes devant les instances nationales.
49. La Cour estime que le Gouvernement doit verser à la requérante, à titre de réparation du préjudice matériel, les sommes qui ont été allouées par la décision judicaire en cause et demeurent impayées à ce jour.
50. La Cour considère qu’aucune somme en revalorisation du montant alloué par un jugement du 26 avril 2004, faute de recevabilité de cette partie de la requête (voir paragraphes 42-44 ci-dessus).
51. En ce qui concerne la somme en revalorisation du montant alloué par un jugement du 27 mai 2004, la Cour note que quoique les demandes de la requérante sont basées sur les taux d’inflation déduits par le Comité d’État des statistiques, le calcul est exercé sur une période qui ne correspond pas à celui de l’exécution. La Cour estime qu’il n’y a donc lieu d’octroyer aucune somme à ce titre.
52. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 600 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
53. La requérante réclame 31, 80 UAH6 au titre de frais postaux et 3 000 UAH7 au titre de frais de l’assistance juridique. Elle fournit les justificatifs à l’appui de ses demandes pour un montant total de 3031, 80 UAH8.
54. Le Gouvernement n’accepte que les prétentions concernant les frais postaux. Concernant les frais de l’assistance juridique, il objecte que le contrat de l’assistance fut conclu à la date du 28 février 2008, tandis que la requête a été déposée bien avant.
55. La Cour observe, que la date de conclusion du contrat de l’assistance juridique correspond à une période de la rédaction des observations par la partie requérante. Ainsi, la requérante a été susceptible d’être assistée pendant ce stade de la procédure.
56. La Cour estime raisonnable la somme de 399 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la première procédure contre le département de l’éducation et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la première procédure contre le département de l’éducation;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :
i. la somme qui lui a été allouée par la décision judicaire concernée et demeure impayée à ce jour ;
ii. 600 EUR (six cents euros) pour dommage moral et 399 EUR (trois cent quatre-vingt-dix-neuf euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante ;
b) que le montant en question sera à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président
1. 98 euros environ
2. 4 euros environ
3. 71 euros environ
4. 59 euros environ
5. 28 EUR et 57 EUR environ
6. 5 EUR environ
7. 394 EUR environ
8. 399 EUR environ