DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAYGISIZ c. TURQUIE
(Requête no 33106/04)
ARRÊT
STRASBOURG
24 novembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kaygısız c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 33106/04) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme A. G. K. (« la requérante »), née en 1939 et résidant à İzmir, a saisi la Cour le 29 juillet 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Mes M. S. et F. S., avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 5 décembre 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
4. Le 2 septembre 1996, la requérante introduisit un recours en augmentation d'une indemnité d'expropriation. Après plusieurs cassations, par jugement du 23 septembre 2003, le tribunal de grande instance d'İzmir accorda à la requérante un complément d'indemnité de 100 554 157 004 livres turques, majore� d'un intérêt moratoire à calculer à partir de 20 août 1996, date de l'expropriation. Le 22 décembre 2003, ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation. Le 2 janvier 2004, le représentant de la requérante obtint une copie de ce jugement. Le 9 février 2004, la requérante déposa une demande d'exécution de l'arrêt à l'office des poursuites d'İzmir. Le 2 mai 2005, le complément de l'indemnité fut payé à la requérante.
EN DROIT
5. La requérante se plaint du fait de n'avoir pas reçu la valeur réelle de ses biens expropriés en raison de l'insuffisance des intérêts moratoires appliqués au complément d'indemnité par rapport au taux d'inflation élevé en Turquie. Le Gouvernement ne se prononce pas.
6. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, pour apprécier le préjudice matériel subi, il faut prendre en considération la différence entre le montant effectivement versé à la requérante et celui qu'elle aurait perçu si sa créance avait été ajustée, en tenant compte de l'érosion monétaire pendant la période de retard (Akkuş c. Turquie, 9 juillet 1997, § 30, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV).
7. Au vu de ce mode de calcul, la Cour ne décèle aucune perte de valeur de l'indemnité complémentaire perçue, son montant correspondant à une compensation intégrale, voire même supérieure, du préjudice matériel subi. Le laps de temps qui s'est écoulé entre la décision interne définitive et le versement de l'indemnité complémentaire ne saurait dès lors être considéré comme un décalage visant à diminuer cette indemnité par l'effet de l'inflation, au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
8. La requérante se plaint également de la durée excessive de la procédure d'indemnisation, suivie par une procédure d'exécution.
9. Le Gouvernement prétend que la requérante n'a pas respecté le délai de six mois prévu par l'article 35 § 1 de la Convention. Selon lui, ce délai doit être compté à partir du 2 janvier 2004, date à laquelle le représentant de la requérante a obtenu une copie de la décision interne définitive.
10. La Cour rappelle que l'exécution d'un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisait partie intégrant du « procès » au sens de l'article 6 de la Convention (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil 1997-II). Concernant le grief de la requérante tiré de la durée excessive de la procédure, le délai de six mois ne commence donc qu'à partir du 2 mai 2005, date à laquelle l'indemnité accordée par le tribunal de grande instance d'İzmir a été versée à la requérante. La requête ayant été introduite le 29 juillet 2004, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.
11. En outre, la Cour constate que le grief en question n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
12. Quant au fond, la période à considérer a débuté le 2 septembre 1996 et s'est terminée le 2 mai 2005. Elle a donc duré huit ans et huit mois. Or, la Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle de la présente espèce, dans lesquelles elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
13. Reste toutefois la question de l'application de l'article 41, au titre duquel la requérante réclame 1 970 022 euros (EUR) pour dommage matériel et 4 018 EUR pour frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour. A titre de justificatifs, il fournit le barème des honoraires du barreau d'İzmir. Quant au dommage moral, la requérante s'en remet à la sagesse de la Cour. Le Gouvernement conteste ces prétentions, d'après lui, injustifiées.
14. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime qu'il y a lieu d'octroyer à la requérante 4 560 EUR au titre du préjudice moral.
Quant aux frais et dépens, compte tenu du manque de document pertinent en sa possession et des critères dégagés par sa jurisprudence, la Cour rejette la demande présentée à ce titre.
15. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 4 560 EUR (quatre mille cinq cent soixante euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 novembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente