Conclusion Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violations de l'art. 6-1 ; Partiellement irrecevable ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE I.D. c. ROUMANIE
(Requête no 3271/04)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire I.D. c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 3271/04) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. I.D. (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 novembre 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 3 du règlement).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 23 avril 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1950 et réside à Târgu Jiu.
A. Procédure au fond pour obtenir des droits pécuniaires d'auteur
5. Le 6 décembre 1993, le requérant, s'appuyant sur la loi no 64/1991 sur les brevets d'invention, saisit le tribunal d'une action tendant à condamner la société M. à capital majoritaire d'Etat à lui payer 75 millions de lei roumains (ROL) représentant le montant des droits d'auteur que cette société, tout en reconnaissant son droit, refusait de lui verser pour l'invention qu'elle avait utilisée.
6. Après avoir ordonné la réalisation d'une première expertise technique, le tribunal, malgré l'opposition du requérant, accueillit à l'audience du 30 juin 1994 la demande de la société M. tendant à la production d'une deuxième expertise.
7. A l'audience du 16 mars 1995, cette nouvelle expertise fut versée au dossier. A la même date, le tribunal fit droit à la demande de la société M. visant à la suspension de la procédure dans l'attente de l'issue d'une autre procédure en annulation du brevet du requérant. Dans cette
dernière procédure, au cours de laquelle le requérant se plaignit de manœuvres dilatoires de la société M., l'action de cette société fut rejetée pour défaut de fondement par un jugement du 1er octobre 1998, confirmé en dernier ressort le 26 janvier 2000.
8. En 1999, l'Etat vendit la majorité du capital de la société M. à la société MEI.
9. Après le déroulement d'une procédure de péremption d'instance déclenchée par erreur par les tribunaux entre décembre 1998 et mai 1999, le dossier relatif aux droits d'auteur fut remis au rôle le 26 mai 2000, date à laquelle le tribunal départemental de Gorj ordonna, à la demande du requérant, la réalisation d'une expertise visant essentiellement à l'actualisation du montant de la somme due selon les dispositions légales pertinentes.
10. Par un jugement du 6 avril 2001, sur la base de l'expertise précitée, le tribunal départemental fit droit à l'action du requérant et condamna la société M. au paiement à l'intéressé d'environ 15 millions de ROL.
11. Par un arrêt du 3 juin 2002, après avoir ordonné une expertise comptable, la cour d'appel de Craiova fit droit à l'appel interjeté par le requérant. Elle constata qu'avant la procédure en cause la société M. avait reconnu à l'intéressé le droit de se voir payer pour son invention, de sorte que le litige ne concernait que le montant de la somme en question. Sur la base de la dernière expertise, elle condamna la société M. à verser au requérant 3 515 264 188 ROL de droits pour l'utilisation de son brevet et 18 105 000 ROL pour frais et dépens.
12. Par un arrêt définitif du 30 octobre 2002, la Cour suprême de justice rejeta le recours formé par la société M. et confirma l'arrêt précité.
B. Procédures d'exécution forcée de l'arrêt du 30 octobre 2002
13. Après le renvoi du dossier au tribunal départemental de Gorj, le 10 avril 2003, et l'apposition de la formule exécutoire, le tribunal, par un jugement du 12 mai 2003, autorisa la saisie-attribution des comptes bancaires de la société M. L'huissier de justice chargé par l'intéressé de l'exécution forcée de l'arrêt du 30 octobre 2002 saisit, le 14 mai 2003, les comptes de la société M. auprès de cinq banques.
14. Le 16 mai 2003, la société M. saisit, sur la base de motifs similaires, le tribunal de deux procédures, l'une en référé visant au déblocage de ses comptes bancaires saisis et l'autre tendant à la contestation et la suspension de l'exécution forcée. Dans la première procédure, par deux jugements avant dire droit rendus le 16 et le 22 mai 2003, le tribunal départemental, sans citer les parties ni assurer la participation du requérant, s'appuya sur l'article 581 du code de procédure civile, retint les motifs invoqués – à savoir que la société débitrice avait une situation financière précaire, qu'elle employait plusieurs centaines de personnes et que le blocage pouvait mener à des problèmes sociaux –, et débloqua les comptes bancaires saisis. Sur recours du requérant, ces jugements furent jugés contraires à la loi par un arrêt du 30 septembre 2003 de la cour d'appel de Craiova, qui retint que la procédure en référé n'était pas une voie de recours applicable à l'exécution forcée d'un arrêt définitif, mais une contestation à l'exécution, qui avait entre-temps été rejetée (voir ci-dessous).
Dans la seconde procédure, par un jugement définitif avant dire droit du 4 juillet 2003, le tribunal rejeta la contestation à l'exécution engagée par la société débitrice, notant qu'il n'existait pas de motifs d'accueillir la demande de sursis puisque la société débitrice ne contestait aucun acte d'exécution forcée. Entre-temps, la société M. avait clôturé les comptes bancaires débloqués, de sorte que les démarches ultérieures de l'huissier de justice visant à en identifier d'autres pour procéder à une nouvelle saisie-attribution restèrent vaines.
15. Dans une lettre du 23 septembre 2004, l'une des cinq banques en question précisa au requérant qu'à l'époque des procédures de saisie précitées (paragraphe 14 ci-dessus), les comptes bancaires de la société M. faisaient déjà l'objet d'une saisie engagée par les autorités pour des créances fiscales, et que ces créances étaient prioritaires d'après l'article 563 du code de procédure civile.
16. Parallèlement à des accords de paiement échelonné des sommes dues par la société M., conclus entre 2004 et 2006 avec l'assistance de l'huissier de justice, et finalement non respectés par cette société, le requérant saisit les tribunaux le 3 novembre 2003 d'une contestation à l'exécution ; il alléguait que la société tergiversait dans l'exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002 et qu'elle était de mauvaise foi. Il sollicita des renseignements sur les banques dans lesquelles la société M. détenait des comptes, l'annulation de la saisie par les autorités fiscales des biens de la société qui n'avaient pas été encore vendus et, subsidiairement, l'ouverture d'une procédure de faillite. Après deux cassations avec renvoi motivées par des erreurs de procédure, le requérant, à l'audience du 15 mars 2006, informa le tribunal de son souhait de renoncer à la procédure, au motif qu'il avait conclu un nouvel accord de paiement échelonné avec la société M. Par un jugement rendu le même jour, le tribunal rejeta l'action, mais retint en priorité le motif lié au défaut de paiement des droits de timbre dû.
17. Il ressort du dossier qu'en juin 2004 et février 2005 les autorités ont procédé à des saisies sur les biens meubles et immeubles de la société M., fait qu'elles ont confirmé le 10 mai 2005 à l'huissier de justice qui, à la demande du requérant, entendait explorer cette voie d'exécution. Par ailleurs, l'intéressé obtint en 2006 et 2007 le paiement par la société M. d'une somme totale de 30 000 nouveaux lei roumains (RON), soit environ 3,5 % de sa créance actualisée en 2008 par l'huissier de justice à environ 847 811 RON. Enfin, le 27 mai 2008, en réponse à la demande de l'huissier de justice qui souhaitait engager une procédure de faillite, la société M. confirma que tous ses biens demeuraient saisis par les autorités fiscales.
18. Selon les renseignements fournis par les parties, l'exécution forcée de l'arrêt du 30 octobre 2002 par l'huissier de justice est toujours pendante, le dossier d'exécution n'ayant pas été clôturé. Depuis octobre 2009, la société M. fait l'objet d'une procédure de faillite.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. En ce qui concerne la non-exécution de décisions définitives rendues dans des litiges entre particuliers, l'essentiel de la réglementation interne pertinente en l'espèce, à savoir des extraits du code de procédure civile et de la loi no 188/2000 sur les huissiers de justice, est décrit dans la décision Topciov c. Roumanie ((déc.), no 17369/02, 15 juin 2006). Les articles 49 et 53 de la loi précitée prévoient que l'exécution forcée et les autres actes d'exécution sont effectués par l'huissier de justice à la demande du créditeur, à moins que la loi n'en dispose autrement, et qu'en cas de refus de l'huissier d'accomplir un acte d'exécution l'intéressé peut saisir les tribunaux.
20. Le code de procédure civile (CPC) contient des dispositions distinctes relatives aux procédures d'exécution forcée portant sur les créances (comptes bancaires et autres) et les biens meubles et immeubles du débiteur. Ces dispositions régissent la saisie, la vente aux enchères et la distribution entre les créanciers des sommes obtenues. L'article 3715 CPC prévoit que l'exécution forcée est réputée terminée : (i) si le titre exécutoire a été intégralement exécuté et que l'huissier de justice a ensuite remis le titre au créditeur ; (ii) si l'exécution ne peut plus être poursuivie en raison du manque de biens saisissables ou de l'impossibilité de monnayer de tels biens ; dans ces deux cas, l'huissier remet au créancier le titre exécutoire, en y faisant mention du motif de sa remise et de la partie de l'obligation qui a été exécutée ; et (iii) si le créancier a renoncé à l'exécution forcée ou si le titre a été annulé.
21. L'article 457 § 2 CPC prévoit que, lors de la saisie d'un compte bancaire, les sommes s'y trouvant sont bloquées dans la limite nécessaire permettant de satisfaire la créance en cause. Depuis la modification du CPC par la loi no 459/2006, l'article 452 § 2 prévoit que le montant nécessaire au paiement des salaires pour six mois ne peut faire l'objet d'une saisie-attribution.
22. Par ailleurs, les articles 581 et 582 CPC relatifs aux procédures en référé prévoient que le tribunal peut ordonner des mesures temporaires pour prévenir un dommage imminent ou sauvegarder un droit menacé par le passage du temps, ou encore pour enlever des obstacles dans l'exécution d'un arrêt. En premier ressort, la procédure peut se dérouler d'urgence, sans la citation des parties, même lorsque la question au fond fait l'objet
d'une procédure pendante. La procédure en recours est contradictoire et doit être jugée d'urgence.
23. L'article 36 de la loi no 85/2006 sur la procédure de liquidation judiciaire, tel que modifié par la loi no 277/2009, prévoit qu'à partir de la date de l'ouverture de la procédure en question toutes les procédures judiciaires ou d'exécution forcée concernant des créances contre le débiteur sont suspendues de droit.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. Le requérant allègue avoir subi une atteinte à son droit d'accès Ã
un tribunal et à son droit au respect de ses biens en raison des décisions du tribunal départemental de Gorj, qui ont selon lui empêché ou retardé l'exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002 ayant ordonné la saisie des comptes bancaires de la société débitrice. Il se plaint aussi d'une durée excessive de la procédure relative au paiement de ses droits d'auteur. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l'espèce :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
25. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la non-exécution de l'arrêt définitif du 30 octobre 2002
1. Sur la recevabilité
26. Le Gouvernement excipe du non-épuisement par le requérant des voies de recours internes, reprochant à celui-ci de n'avoir pas introduit de contestation à l'exécution (article 399 CPC) ni d'action disciplinaire contre l'huissier de justice (articles 45 et 57 de la loi no 188/2000) pour se plaindre d'un éventuel refus, retard ou négligence de ce dernier dans l'accomplissement d'un acte d'exécution.
27. Le requérant précise que son grief ne concerne pas l'activité de l'huissier de justice, qui a selon lui agi de manière diligente, mais celle des tribunaux internes auxquels il reproche d'avoir rendu inefficaces les recours qu'il a formés en vue de l'exécution forcée.
28. La Cour estime que l'exception du Gouvernement est liée à l'examen du fond du grief du requérant, de sorte qu'il convient de la joindre au fond. Par ailleurs, elle constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et relève qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
29. Le Gouvernement est d'avis que les autorités ont rempli leurs obligations positives, à savoir – s'agissant d'un débiteur privé – assister de manière diligente et raisonnable le requérant dans ses démarches d'exécution forcée. Il note que l'huissier de justice a accompli, à la demande du requérant, de nombreux actes d'exécution visant notamment à la saisie des comptes bancaires de la société M., mais que les tribunaux ont annulé ces actes et que la société a ensuite clôturé ses comptes. Il estime que le requérant aurait pu demander à l'huissier de procéder à la saisie des biens de la société avant leur saisie par les autorités pour des créances budgétaires privilégiées, en juin 2004 et février 2005. Enfin, il note que plusieurs accords ont été conclus entre la société et l'intéressé et que ce dernier a récupéré une partie de la somme due et qu'il a persisté dans la poursuite par l'huissier de la procédure, qui est toujours pendante.
30. Le requérant réitère qu'il se plaint d'un défaut d'assistance des tribunaux internes saisis de l'exécution forcée, notamment dans les procédures dans lesquelles ils ont annulé, de manière illégale selon lui, la saisie des comptes bancaires de la société M. et renvoyé à plusieurs reprises sa demande de contestation à l'exécution (paragraphes 13 et 16 ci-dessus). Quant à la saisie des biens meubles et immeubles, il estime que cette procédure aurait été plus lourde et coûteuse que la procédure de saisie des comptes de la société M., qui, d'après lui, aurait dû être effective au vu des dispositions internes. Il soutient enfin que la société en cause était solvable.
31. Dans la présente affaire, la Cour observe qu'il s'agissait d'exécuter une décision judiciaire enjoignant une obligation de paiement à un particulier, puisque la société M. avait été privatisée avant même que la demande du requérant relative à ses droits patrimoniaux d'auteur ait été jugée en première instance. A cet égard, l'Etat était tenu de mettre à la disposition du requérant un système juridique adéquat et suffisant lui permettant d'obtenir du débiteur le paiement des sommes allouées par l'arrêt définitif du 30 octobre 2002 (voir, mutatis mutandis, Dachar c. France (déc.), no 42338/98, 6 juin 2000, et Topciov, décision précitée).
32. La Cour note d'emblée que l'huissier de justice n'a pas clôturé l'exécution forcée au motif d'une insolvabilité du débiteur, ainsi qu'il avait la possibilité de le faire sur la base de l'article 3715 CPC, que le requérant s'est vu payer une partie de sa créance en 2006-2007, et que la procédure de faillite n'a été ouverte à l'égard de la société M. qu'en octobre 2009. Dès lors, la Cour estime que, malgré certaines difficultés financières que la société débitrice aurait pu éprouver, il n'y a pas d'élément lui permettant de conclure qu'elle était insolvable, avant octobre 2009, ce qui aurait eu pour effet de décharger l'Etat de toute responsabilité pour le défaut de paiement de la créance exécutoire du requérant (voir, a contrario, Ciprova c. République tchèque (déc.), no 33273/03, 22 mars 2005). A cet égard, compte tenu du grief du requérant et de la position des parties qui s'accordent sur le fait que l'huissier de justice a rempli ses obligations, il reste à examiner si les tribunaux internes saisis par l'intéressé ont pris des mesures adéquates et suffisantes en vue d'assurer l'exécution. Il s'ensuit que l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours, exception qui concerne l'activité de l'huissier de justice, ne saurait être retenue.
33. La Cour observe qu'aussitôt après l'apposition de la formule exécutoire, le requérant a obtenu, le 12 et le 14 mai 2003, l'autorisation de la saisie-attribution des comptes bancaires de la société M. Toutefois, avant même qu'il puisse se voir payer au moins une partie de sa créance, le tribunal départemental a, le 16 mai 2003, débloqué les comptes bancaires saisis, par une procédure en référé, non contradictoire, au motif que la saisie risquait d'engendrer des problèmes sociaux au sein de la société. La Cour relève non seulement que ces motifs ont été jugés comme dépourvus de pertinence à défaut d'une contestation d'un acte d'exécution par le tribunal compétent pour juger tout incident lié à l'exécution (jugement du 4 juillet 2003), mais surtout que le jugement du 16 mai 2003 a été considéré comme contraire à la loi dans la mesure où la procédure en référé était en soi inapplicable aux procédures d'exécution forcée concernant un arrêt définitif (arrêt du 30 septembre 2003, paragraphe 14 ci-dessus). Il est à noter aussi que, alors que le jugement du 16 mai 2003 a ordonné le déblocage des comptes de la société M. le jour même où celle-ci a saisi le tribunal, plus de quatre mois se sont écoulés avant que ce jugement soit annulé dans un recours qui aurait dû être jugé « d'urgence » (paragraphes 14 et 22 in fine ci-dessus). Entre-temps, la société M. avait vidé et clôturé ses comptes bancaires, rendant vaines les démarches ultérieures du requérant et de l'huissier de justice visant au renouvellement de la procédure de saisie-attribution des comptes de la société.
34. Par ailleurs, la Cour observe que la procédure de contestation à l'exécution engagée le 3 novembre 2003, par laquelle le requérant et l'huissier de justice cherchaient à obtenir des renseignements sur les comptes bancaires utilisés par la société M. et l'annulation de la saisie par les autorités fiscales des biens de la société qui n'avaient pas été encore vendus, a été deux fois renvoyée en première instance pour des erreurs de procédure avant d'être annulée le 15 mars 2006 pour défaut de paiement du droit de timbre dû.
35. Au vu de ce qui précède, la Cour, rappelant qu'il incombe aux autorités compétentes d'agir de manière effective et diligente pour ne pas favoriser les débiteurs à organiser leur insolvabilité (voir, mutatis mutandis, Schrepler c. Roumanie, no 22626/02, § 32 in fine, 15 mars 2007), estime que les tribunaux internes saisis de l'exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002 n'ont pas pris les mesures adéquates et suffisantes pour assister l'intéressé dans ses démarches d'exécution forcée. L'application contraire à la loi d'une procédure en référé à l'exécution forcée et les erreurs de procédure ayant retardé la procédure qui visait à éclaircir la situation des biens de la société M., erreurs dont les autorités portent la responsabilité, ont permis à la société débitrice de clôturer ses comptes bancaires avec, pour effet, une perte de chance réelle pour l'intéressé de récupérer sa créance (voir, mutatis mutandis, Deordiev et Deordiev c. Moldova, no 33276/03, § 32, 16 octobre 2007).
36. Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait pu procéder à la saisie des biens de la société M. avant que les autorités ne le fassent, en juin 2004 et février 2005, la Cour considère qu'on ne saurait – par un examen des faits a posteriori – reprocher au requérant d'avoir commencé ses démarches, avec l'huissier de justice, par la saisine des comptes bancaires, voie qui aurait dû être plus rapide et moins coûteuse. De plus, à l'époque où les procédures judiciaires précitées tendant à la saisie des comptes bancaires se sont révélées ineffectives par leur issue ou par leur durée, les autorités avaient déjà saisi les biens en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu'il y a lieu de rejeter l'exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de constater que les autorités ont manqué à leurs obligations positives en la matière.
Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
B. Sur la durée de la procédure
1. Sur la recevabilité
38. La Cour estime tout d'abord nécessaire de se prononcer sur la période à prendre en considération. Elle note, dans les observations des parties, que le Gouvernement n'a pas expressément soulevé cette question, traitant successivement de la procédure au fond et de la procédure d'exécution forcée, alors que le requérant a soutenu que la procédure engagée le 6 décembre 1993 est toujours pendante à ce jour au regard de l'article 6 § 1 de la Convention.
39. La Cour observe ensuite que la procédure au fond dans laquelle a été rendu l'arrêt du 30 octobre 2002 a été suivie d'une procédure d'exécution forcée de cet arrêt, procédure qui est toujours pendante selon les renseignements fournis par les parties. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, la procédure n'est réputée terminée que lors de l'exécution complète de la décision en cause ou, le cas échéant, de la clôture de l'exécution pour une autre raison, telle que l'insolvabilité du débiteur, eu égard au fait que – dans les affaires de durée de procédure civile – l'exécution est la seconde phase de la procédure au fond (voir, mutatis mutandis, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 88, CEDH 2006-V, et Kocsis c. Roumanie, no 10395/02, § 74, 20 décembre 2007). Il s'ensuit que la procédure d'exécution forcée doit également être prise en compte dans l'examen du caractère raisonnable de la durée d'une procédure (Pinto de Oliveira c. Portugal, no 39297/98, § 26, 8 mars 2001). Si, en raison de sa compétence ratione temporis, la Cour ne peut prendre en considération que la période postérieure à la date d'entrée en vigueur de la Convention pour l'Etat en cause – en l'espèce, le 20 juin 1994 –, elle tiendra néanmoins compte du stade qu'avait atteint la procédure à cette date (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 123, CEDH 2000-XI). Il s'ensuit que la durée de la procédure, prise dans son ensemble, atteint à ce jour environ quinze ans et six mois.
40. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
41. Le Gouvernement est d'avis que la durée de la procédure au fond n'est pas excessive, au vu notamment du caractère selon lui complexe de l'affaire et des périodes pendant lesquelles la procédure a été suspendue dans l'attente de l'issue de la procédure en annulation du brevet d'invention (de mars 1995 à décembre 1998 et de septembre 1999 à mai 2000). Quant à la procédure d'exécution forcée, il considère qu'il n'y a eu aucune période d'inactivité imputable à l'huissier de justice et aux tribunaux.
42. Le requérant combat les arguments du Gouvernement et, renvoyant aux considérants de l'arrêt du 30 octobre 2002, il affirme que la procédure n'avait pas un caractère complexe et que sa durée est excessive.
43. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
44. La Cour estime que ni le comportement du requérant ni la complexité alléguée de l'affaire ne sauraient expliquer la durée de la procédure en cause. Il suffit à ce titre de noter que la cour d'appel a constaté en dernier ressort que le litige ne concernait pour l'essentiel que le montant de la somme due au requérant par la société M. (paragraphe 11 ci-dessus).
45. La Cour considère que, au-delà du délai engendré par plusieurs expertises ordonnées par les tribunaux pour le calcul de cette somme, la durée en question est principalement due à la suspension de la procédure au fond pour l'examen de la procédure d'annulation du brevet d'invention et au déroulement de la procédure d'exécution forcée. Quant à la suspension de la procédure par le tribunal départemental, prononcée à la demande de la société M., la Cour rappelle avoir déjà jugé que, s'il appartient aux juges chargés de l'affaire d'apprécier la nécessité de suspendre une procédure dans l'attente de l'issue d'une autre procédure, il incombe aux autorités de surveiller de près le déroulement d'une telle procédure, sachant qu'elles ont pris le risque de voir retarder de manière significative la procédure principale (voir, mutatis mutandis, Ciovica c. Roumanie, no 3076/02,
§§ 74-75, 31 mars 2009). Or, en l'espèce, elle note que non seulement la procédure en annulation a retardé d'environ cinq ans la procédure principale, malgré les démarches entreprises par le requérant pour dénoncer l'attitude dilatoire de la société M., mais encore que les tribunaux en cause ont déclenché par erreur une procédure de péremption d'instance.
46. En tout état de cause, le retard accumulé par la suspension de l'affaire a été augmenté lors de la procédure d'exécution forcée. Il suffit à ce titre d'observer que la deuxième procédure en contestation à l'exécution a été prolongée indûment à cause d'erreurs de procédure commises par les tribunaux et que, malgré l'attitude diligente du requérant auprès de l'huissier de justice et des tribunaux pour éclaircir la situation des comptes bancaires et autres biens de la société M., la procédure d'exécution n'est toujours pas achevée par l'exécution de la créance ou par la clôture de la procédure pour, par exemple, insolvabilité du débiteur.
47. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la procédure litigieuse ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
48. Le requérant allègue avoir subi une atteinte au droit au respect de ses biens du fait de la non-exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002. Le Gouvernement combat cette thèse.
49. Eu égard à ses conclusions figurant aux paragraphes 31 à 37 ci-dessus, la Cour considère que ce grief doit être également déclaré recevable, mais qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le fond (voir, mutatis mutandis, Elena Negulescu c. Roumanie, no 25111/02, § 51, 1er juillet 2008).
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
50. Le requérant allègue enfin que les efforts fournis et le stress accumulé au cours de la procédure constituent des atteintes respectivement à son droit de ne pas accomplir de travaux forcés et à son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l'article 4 et de l'article 8 de la Convention. En outre, il reproche aux autorités d'avoir méconnu son droit de propriété industrielle et utilisé illégalement son brevet, alléguant qu'elles ont ainsi porté atteinte à son droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
51. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune autre apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles de la Convention ou de ses Protocoles.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu'elle doit être rejetée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
53. Le requérant réclame pour préjudice matériel un montant total de 386 445,49 euros (EUR), qui correspond au montant de sa créance découlant de l'arrêt du 30 octobre 2002, en s'appuyant sur un défaut d'exécution qui serait imputable aux autorités et une durée excessive de la procédure. Par ailleurs, il demande un montant global de 40 000 EUR pour préjudice moral.
54. Le Gouvernement s'oppose au paiement d'une somme pour préjudice matériel, au motif qu'il s'agit d'une créance opposable à un débiteur privé, et il soutient que le montant exigé pour préjudice moral est excessif.
55. La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans le fait que le requérant n'a pas joui des garanties de l'article 6 § 1 de la Convention, eu égard à la durée excessive de la procédure et au fait que les autorités n'ont pas pris les mesures adéquates et suffisantes pour l'assister de manière effective dans ses démarches visant à l'exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002. Elle ne saurait certes spéculer sur ce qu'eût été l'issue de la procédure d'exécution dans le cas contraire, mais elle n'estime pas déraisonnable de penser que l'intéressé a subi non seulement un préjudice moral, mais aussi une perte de chance réelle (voir, mutatis mutandis, Kocsis, précité, § 149).
56. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant 12 000 EUR, tous préjudices confondus.
B. Frais et dépens
57. Le requérant demande également 4 402,83 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, somme constituée pour l'essentiel des montants actualisés des frais de justice octroyés par les tribunaux internes dans la procédure au fond, des honoraires d'un montant de 2 000 lei roumains réglés à l'huissier de justice – pour lesquels il fournit un justificatif – et d'autres frais divers.
58. Le Gouvernement ne s'oppose pas à l'octroi pour frais et dépens des montants alloués par les tribunaux internes, mais il considère en substance que l'intéressé pourrait récupérer les honoraires de l'huissier de justice dans la procédure d'exécution forcée ; quant au restant de la somme exigée, la demande lui paraît excessive et non justifiée.
59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 700 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l'exception préliminaire soulevée par le Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 relatifs à la durée de la procédure et à la non-exécution de l'arrêt définitif du 30 octobre 2002, et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002 ;
4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée excessive de la procédure en cause ;
5. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner au fond le grief tiré de l'article 1
du Protocole no 1 relatif à la non-exécution de l'arrêt du 30 octobre 2002 ;
6. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 000 EUR (douze mille euros), tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
ii. 700 EUR (sept cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président