DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GIGLI COSTRUZIONI S.R.L. c. ITALIE
(Requête no 10557/03)
ARRÊT
STRASBOURG
1er avril 2008
DÉFINITIF
01/07/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gigli Costruzioni S.R.L. c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popovic,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 mars 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10557/03) dirigée contre la République italienne et dont une société de cet État, la G. C. S.R.L. (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me F. M., avocat à Jesi. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par ses agents successifs, respectivement M. I. M. Braguglia et M. Roberto Adam, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 9 novembre 2004, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante, G. C. S.r.l., est une société dont le siège est à Jesi (Ancône).
5. Elle était propriétaire d’un terrain constructible de 20 847 mètres carrés sis à Morro d’Abba et enregistré au cadastre, feuille 5, parcelles 288, 130, 104, 245, 484, 157 et 131.
1. L’expropriation du terrain
6. Par un arrêté du 16 juin 1978, la municipalité de Morro d’Abba approuva le projet de construction d’habitations à loyer modéré sur le terrain de la requérante.
7. Par un arrêté du 13 février 1981, la municipalité décréta l’occupation d’urgence du terrain de la requérante en vue de l’expropriation.
8. Le 6 avril 1981, la municipalité procéda à l’occupation matérielle du terrain.
9. Par un arrêté du 24 septembre 1982, notifié à la requérante le 28 septembre 1982, la municipalité procéda à une offre d’acompte sur l’indemnité d’expropriation déterminée conformément à la loi no 865 de 1971, sous réserve de fixer le montant de l’indemnité définitive en application de la loi no 385 de 1980. L’acompte fut versé en mars 1983.
10. Par un arrêté du 16 août 1983, le terrain de la requérante fut formellement exproprié.
11. Entre-temps, par l’arrêt no 223 de 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation à l’adoption d’une loi future. Par effet de cet arrêt, la loi no 2359 de 1865, prévoyant que l’indemnité d’expropriation d’un terrain correspondait à la valeur marchande de celui-ci, fut à nouveau en vigueur.
12. Par un acte d’assignation notifié le 16 mai 1986, la requérante assigna la municipalité devant le tribunal d’Ancône, faisant valoir son droit à une indemnité correspondant à la valeur marchande du terrain.
13. Le 11 novembre 1988, une expertise fut déposée au greffe du tribunal. Selon l’expert, la valeur vénale du terrain en mars 1983 était de 403 125 707 ITL, soit 208 197 EUR.
14. Le 14 août 1992 entra en vigueur la loi no 359 du 8 août 1992 (article 5bis du décret législatif no 333 de 1992), prévoyant de nouveaux critères pour calculer l’indemnité d’expropriation des terrains constructibles. Cette loi s’appliquait expressément aux procédures en cours.
15. Le 6 décembre 1993, un complément d’expertise fut déposé au greffe du tribunal, étant donné l’entrée en vigueur de la loi no 359 de 1992, et des nouveaux critères de calcul de l’indemnité d’expropriation. L’expert chiffra à 206 219 079 ITL, soit 106 503 EUR, l’indemnité due au sens de la nouvelle loi.
16. A l’issue de la mise en état, le 7 novembre 1996, la requérante demanda au tribunal de rendre une ordonnance en vertu de l’article 186 quater du code de procédure civile.
17. Par une ordonnance déposée au greffe le 2 décembre 1998, le tribunal ordonna à la municipalité de verser à la requérante 188 779 789 ITL, soit 97 496,62 EUR, somme devant correspondre à la différence entre l’indemnité d’expropriation due conformément à la loi no 359 de 1992 et l’acompte déjà versé en mars 1983. Selon la loi no 359, cette somme est soumise à un impôt à la source de 20%.
18. Par un jugement du 17 novembre 2001, déposé au greffe le 27 novembre 2001, le tribunal d’Ancône ordonna à la requérante de restituer à la municipalité 8 719 645 ITL, soit 4 503,32 EUR, somme qui lui avait été versée en excès.
19. Des vingt cinq audiences fixées entre le 6 novembre 1986 et le 16 septembre 2000, dix furent renvoyées d’office, neuf concernaient la préparation du rapport d’expertise ou son dépôt, une concernait le dépôt de documents et deux la fixation de l’audience de présentation des conclusions.
20. Les parties interjetèrent appel. Par un arrêt déposé le 1er avril 2004, la cour d’appel d’Ancône rejeta tous les moyens d’appel et confirma le jugement du tribunal.
2. Le recours au sens de la « loi Pinto »
21. Entre-temps, le 12 octobre 2001, la requérante avait introduit un recours au sens de la loi Pinto devant la cour d’appel de L’Aquila, afin d’obtenir une indemnité pour la durée de la procédure devant le tribunal d’Ancône.
22. Par une décision déposée au greffe le 8 janvier 2002, la cour d’appel de L’Aquila constata le dépassement du délai raisonnable. Elle rejeta la demande relative au dommage matériel, estimant que celui-ci n’était pas en rapport avec la durée de la procédure. Elle accorda 2 324 EUR au titre de dommage moral et 1 032,91 EUR pour frais et dépens dans la procédure nationale.
23. Il ressort du dossier que cette décision n’a pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation et est devenue définitive en février 2003.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Scordino c. Italie (no 1) ([GC], no 36813/97, CEDH 2006-...).
25. Par l’arrêt no 348 du 22 octobre 2007, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article 5bis du décret no 333 de 1992, tel que modifié par la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l’indemnisation. La Cour Constitutionnelle a aussi indiqué au législateur les critères à prendre en compte pour une éventuelle nouvelle loi, en faisant référence à la valeur vénale du bien.
La loi de finances no 244 du 24 décembre 2007 a établi que l’indemnité d’expropriation pour un terrain constructible doit correspondre à la valeur vénale du bien. Lorsque l’expropriation rentre dans le cadre d’une réforme économique et sociale, une réduction de 25 % sera appliquée.
Cette disposition est applicable à toutes les procédures d’expropriation en cours au 1er janvier 2008, sauf celles où la décision sur l’indemnité d’expropriation a été acceptée ou est devenue définitive.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
26. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint du caractère inadéquat de l’indemnité d’expropriation, qui a été calculée en fonction de la loi no 359 de 1992. La disposition en cause si lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
27. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
28. Le Gouvernement soutient que la requête a été introduite tardivement dans la mesure où la requérante se plaint de ce que le montant du dédommagement a été calculé au sens de la loi no 359 de 1992. Il estime que le délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention a commencé à courir soit en 1992, à savoir à la date de l’entrée en vigueur de cette loi, soit en 1993, à savoir à la date du dépôt au greffe de l’arrêt par lequel la Cour constitutionnelle a confirmé la légalité de la disposition en question. A l’appui de ses allégations, le Gouvernement cite l’affaire Miconi c. Italie ((déc.), no 66432/01, 6 mai 2004).
29. La requérante conteste cet argument.
30. La Cour rappelle qu’elle a rejeté ce type d’exception dans plusieurs affaires (voir, entre autres, Donati c. Italie (déc.), no 63242/00, 13 mai 2004 ; Chirò c. Italie no 2 (déc.), no 65137/01, 27 mai 2004). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l’exception en question.
31. La Cour constate ensuite que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
32. Le Gouvernement affirme tout d’abord que l’expropriation du terrain de la requérante s’est déroulée conformément à la loi et dans un but d’utilité générale.
33. Il fait observer ensuite que la requérante se plaint du montant de l’indemnité d’expropriation qui lui a été accordée à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 359 de 1992. A cet égard, le Gouvernement précise qu’il ne s’agit guère d’une application rétroactive de la loi, mais d’une application immédiate, ce qui constitue la règle générale dans un État de droit. Par ailleurs, l’article 5bis aurait été inspiré par des raisons budgétaires et, compte tenu de son caractère provisoire, cette disposition, en 1993, a été jugée par la Cour constitutionnelle comme étant conforme à la Constitution.
34. S’agissant du montant qui a été calculé en fonction de cette loi, le Gouvernement, tout en admettant que l’indemnité litigieuse est inférieure à la valeur marchande du terrain, estime que ce montant doit passer pour adéquat, vu la marge d’appréciation laissée aux États dans ce domaine. En outre, la « valeur marchande » d’un bien est une notion imprécise et incertaine, qui dépend de nombreuses variables et est de nature essentiellement subjective. Le Gouvernement observe qu’en tout cas, la valeur marchande du terrain est un des éléments pris en compte dans le calcul effectué par les juridictions internes conformément à l’article 5 bis. Aux termes de cette disposition, la valeur marchande est tempérée par un autre critère, à savoir la rente foncière calculée à partir de la valeur inscrite au cadastre.
35. Se référant aux arrêts de la Cour dans plusieurs affaires (Lithgow et autres c. Royaume-Uni, du 8 juillet 1986, série A no 102 ; James et autres c. Royaume-Uni, du 21 février 1986, série A no 98), le Gouvernement soutient que la requête en question doit être examinée à la lumière du principe selon lequel la Convention n’impose pas une indemnisation à hauteur de la pleine valeur marchande du bien. Une indemnisation ayant un rapport raisonnable de proportionnalité avec la valeur du bien suffit pour que le juste équilibre ne soit pas rompu.
36. Partant, il demande à la Cour de conclure à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1.
b) La requérante
37. La requérante soutient avoir subi une atteinte disproportionnée à son droit au respect des biens. A cet égard, elle met en cause le montant de l’indemnité qui résulte de l’application de la loi no 359 de 1992 et fait valoir que l’indemnité calculée conformément à cette loi correspond à moins de la moitié de la valeur marchande du terrain.
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour constate tout d’abord que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu « privation des biens » au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
39. Comme elle l’a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni, précité, § 37, lequel reprend en partie les termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61 ; voir aussi les arrêts Les Saints Monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 31, § 56, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I).
40. Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth, arrêt précité, p. 26, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase, qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 23, § 38 ; Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89-90, CEDH 2000-XII ; Sporrong et Lönnroth, p. 28, § 73, arrêt précité).
41. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, à paraître dans CEDH 2005).
42. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les Saints Monastères, p. 35, § 71, Ex-Roi de Grèce et autres, § 89, arrêts précités). Cette disposition ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres, arrêt précité, p. 36, § 54 ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).
43. S’il est vrai que dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de la construction d’une route ou à d’autres fins « d’utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, cette règle n’est toutefois pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 78).
44. Des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§ 93-97).
45. En l’espèce, il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait satisfait à la condition de légalité et poursuivait un but légitime d’utilité publique. Dès lors, il reste à rechercher si, dans le cadre d’une privation de propriété licite, la requérante a eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.
46. La Cour constate que l’indemnisation accordée à la requérante a été calculée en fonction de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Elle note que ces critères s’appliquent quels que soient l’ouvrage public à réaliser et le contexte de l’expropriation. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse ; elle doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par les requérants pour le cas dont on l’a saisie. A cette fin, elle doit, en l’espèce, se pencher sur la loi susmentionnée dans la mesure où la requérante s’en prend aux répercussions de celle-ci sur ses biens (Les Saints Monastères c. Grèce, arrêt précité, § 55).
47. En l’occurrence, le montant définitif de l’indemnisation fut fixé à 106 503 EUR, alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l’expropriation était de 208 197 EUR (paragraphes 13 et 15 ci-dessus). Il en résulte que l’indemnité d’expropriation est largement inférieure à la valeur marchande du bien en question. En outre, ce montant a été ultérieurement taxé à hauteur de 20 % (paragraphe 17 ci-dessus).
48. Il s’agit en l’espèce d’un cas d’expropriation isolée, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière. Par conséquent, la Cour n’aperçoit aucun objectif légitime « d’utilité publique » pouvant justifier un remboursement tellement inférieur à la valeur marchande.
49. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’indemnisation accordée à la requérante n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant légitimer une indemnisation tellement inférieure à la valeur marchande du bien. Il s’ensuit que l’intéressée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§ 99-103).
50. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE D’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE
51. La requérante allègue que l’adoption et l’application de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 à sa procédure constitue une ingérence législative contraire à son droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses passages pertinents, dispose :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
52. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
53. Réitérant ses arguments dans l’affaire Scordino (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§ 118-125), le Gouvernement conteste en premier lieu que la nouvelle loi ait eu une application rétroactive, puisqu’elle se bornerait, après avoir modifié l’état du droit, à le rendre immédiatement applicable aux instances en cours, selon un principe couramment appliqué. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que la Convention n’interdit pas la rétroactivité des lois et donc, à supposer qu’il y ait une ingérence législative, celle-ci relèverait de la marge d’appréciation laissée aux États et serait justifiée.
54. Le Gouvernement observe ensuite qu’au moment du versement de l’acompte sur l’indemnité, en mars 1983, les critères introduits par la loi no 865 de 1971 et repris par la loi no 385 de 1980 étaient encore en vigueur, la décision déclarant cette dernière loi inconstitutionnelle n’étant intervenue que le 15 juillet 1983. Or, les critères d’indemnisation déclarés inconstitutionnels étaient moins favorables à la requérante que ceux introduits par l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992.
55. Le Gouvernement soutient que la loi critiquée par la requérante est une loi budgétaire qui s’inscrit dans le processus politique commencé en 1971, qui tend à s’écarter de la loi générale sur l’expropriation de 1865 pour aller au-delà des principes dépassés d’une économie libérale. Sous cet angle, les déclarations d’inconstitutionnalité auraient créé « un vide » puisque le fait que la loi de 1865 redéployait ses effets ne correspondait pas aux exigences de politique économique et sociale qui guidaient le législateur. De ce point de vue, l’article 5 bis aurait donc comblé une lacune.
56. Enfin, le Gouvernement observe que l’article 5 bis n’a pas été adopté pour influencer le dénouement de la procédure intentée par la requérante.
57. Il en conclut que l’application de la disposition litigieuse à la cause de la requérante ne soulève aucun problème au regard de la Convention. A l’appui de ses thèses, le Gouvernement se réfère spécifiquement aux arrêts Forrer-Niedenthal c. Allemagne (no 47316/99, 20 février 2003), OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France (nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004) et Bäck c. Finlande, (no 37598/97, CEDH 2004-VIII).
58. La requérante dénonce une ingérence du pouvoir législatif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en raison de l’adoption et de l’application à son égard de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Elle se plaint notamment de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable en ce que, lorsqu’il a été décidé du montant de son indemnité d’expropriation, la question soumise aux tribunaux nationaux a été tranchée par le législateur et non par le pouvoir judiciaire.
2. Appréciation de la Cour
59. La Cour réaffirme que si, en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal & Gonzales c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B ; Papageorgiou c. Grèce, arrêt du 22 octobre 1997, Recueil 1997-VI).
60. La Cour observe qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992, eu égard aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle italienne le 25 janvier 1980 et le 15 juillet 1983, la loi applicable au cas d’espèce était la loi no 2359 de 1865, qui prévoyait, en son article 39, le droit d’être indemnisé à concurrence de la pleine valeur marchande du bien. En conséquence de la disposition critiquée, la requérante a subi une diminution substantielle de son indemnisation. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’indemnisation accordée à la requérante n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une indemnisation tellement inférieure à la valeur marchande du bien (paragraphe 49 ci-dessus).
61. En modifiant le droit applicable aux indemnisations résultant des expropriations en cours et aux procédures judiciaires pendantes y relatives, à l’exception de celles où le principe de l’indemnisation a fait l’objet d’une décision irrévocable, l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 a appliqué un régime nouveau d’indemnisation à des faits dommageables qui étaient antérieurs à son entrée en vigueur et avaient déjà donné lieu à des créances en réparation – et même à des procédures pendantes à cette date –, produisant ainsi un effet rétroactif.
62. Sans doute l’applicabilité aux indemnisations en cours et aux procédures pendantes ne saurait-elle, en soi, constituer un problème au regard de la Convention, le législateur n’étant pas, en principe, empêché d’intervenir en matière civile pour modifier l’état du droit par une loi immédiatement applicable (OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, § 61, 27mai 2004 ; Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII).
63. Cependant, en l’espèce, l’article 5 bis a simplement supprimé rétroactivement une partie essentielle des créances en indemnisation, de montants élevés, que les propriétaires de terrains expropriés, tels que la requérante, auraient pu réclamer aux expropriants. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’indemnisation accordée aux requérants n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§126-131).
64. Pour la Cour, le Gouvernement n’a pas démontré que les considérations invoquées par lui – à savoir des considérations budgétaires et la volonté du législateur de mettre en œuvre un programme politique – permettaient de faire ressortir l’« intérêt général évident et impérieux » requis pour justifier l’effet rétroactif, qu’elle a reconnu dans les affaires citées par le Gouvernement (paragraphe 57 ci-dessus).
65. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE
66. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la durée de la procédure devant le tribunal d’Ancône. Elle fait valoir que l’indemnisation reçue par la cour d’appel ne constitue pas une réparation suffisante. La disposition invoquée, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
67. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours internes
68. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes en affirmant que la requérante ne s’est pas pourvue en cassation pour contester la décision de la cour d’appel.
69. La Cour rappelle qu’elle a rejeté des exceptions semblables dans l’affaire Delle Cave et Corrado c. Italie (no 14626/03, §§ 17-24, 5 juin 2007). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l’exception du Gouvernement.
2. Qualité de « victime »
70. Afin de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, il y a lieu en premier lieu d’examiner si les autorités nationales ont reconnu puis réparé de manière appropriée et suffisante la violation litigieuse (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 25-31 ; Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01,§§ 69-98, CEDH- ...).
71. La Cour, après avoir examiné l’ensemble des faits de la cause et les arguments des parties, considère que le redressement s’est révélé insuffisant et que la requérante peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
72. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
73. La Cour estime que la période à considérer a commencé le 16 mai 1986, avec l’assignation de la municipalité devant le tribunal d’Ancône, pour s’achever le 27 novembre 2001, date du dépôt au greffe du texte du jugement. Elle a donc duré plus de quinze ans et six mois pour un degré de juridiction.
74. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
76. Pour le préjudice matériel, la requérante réclame une somme correspondant à la différence entre la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation et l’indemnité obtenue conformément à l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992, ainsi que le remboursement de l’impôt de 20 % qui a été appliqué sur l’indemnité d’expropriation. Dès lors, elle demande 122 994,43 EUR, plus indexation et intérêts calculés à partir de 1983.
77. Pour le préjudice moral, la requérante demande 12 000 EUR, moins le dédommagement de 2 324 EUR accordé par la cour d’appel dans le cadre de la procédure Pinto.
78. Le Gouvernement s’oppose aux prétentions de la requérante. Il soutient que la satisfaction équitable pour le préjudice matériel devra être certainement inférieure à la valeur marchande du terrain. Quant au dommage moral, le Gouvernement considère la somme réclamée par la requérante exorbitante et s’en remet à la sagesse de la Cour.
79. Au sujet du dommage matériel, la Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
80. En l’espèce, quant à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a dit que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire (paragraphe 45 ci-dessus). L’acte du gouvernement italien qu’elle a tenu pour contraire à la Convention était une expropriation qui eût été légitime si une indemnisation adéquate avait été versée. En outre, la Cour a constaté que l’application rétroactive de l’article 5bis de la loi no 359 de 1992 avait privé la requérante de la possibilité offerte par l’article 39 de la loi no 2359 de 1865, applicable en l’espèce, d’obtenir une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien (paragraphe 60 ci-dessus).
81. S’inspirant des critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relative à l’article 1 du Protocole no 1 (Scordino c. Italie (no 1) précité, §§ 93-98 ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, § 61, 8 août 2006 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 43663/98, § 38, 24 juillet 2007), la Cour estime que l’indemnité d’expropriation adéquate en l’espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande du bien au moment de la privation de celui-ci.
82. Elle accorde par conséquent une somme correspondant à la différence entre la valeur du terrain à l’époque de l’expropriation, telle que ressort des expertises d’office effectuées au cours de la procédure nationale (208 197 EUR en 1983, voir paragraphe 13 ci-dessus) et sur lesquelles la requérante fonde ses prétentions, et l’indemnité obtenue au niveau national, plus indexation et intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s’étant écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent correspondre à l’intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement réévalué. Quant à l’impôt de 20 % appliqué à l’indemnité d’expropriation, la Cour n’a pas conclu à l’illégalité de l’application de cet impôt en tant que telle mais a pris en compte cet élément dans l’appréciation de la cause (Scordino c. Italie (no 1), précité, § 258).
83. Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 500 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour préjudice matériel.
84. S’agissant du préjudice moral, compte tenu des circonstances de la cause, et statuant en équité, la Cour accorde en entier la somme demandée par la requérante à ce titre, soit 9 676 EUR.
B. Frais et dépens
85. Justificatifs à l’appui, la requérante réclame également 37 233 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.
86. Le Gouvernement s’y oppose.
87. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour, statuant en équité, alloue à la requérante 10 000 EUR pour les frais exposés à Strasbourg, plus tout montant pouvant être dû au titre d’impôt sur cette somme.
C. Intérêts moratoires
88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’application en l’espèce de l’article 5 bis de la loi no 359 de 1992 ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 500 000 EUR (cinq cent mille euros) pour dommage matériel ;
ii. 9 676 EUR (neuf mille six cent soixante-seize euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
iii. 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er avril 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente