Conclusion Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE GETA STANCIU ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 29755/06)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
23 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Geta Stanciu et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 29755/06) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, Mme G. S. et MM. T. et C. S. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 22 juin 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu du Ministère des Affaires Étrangères.
3. Le 22 janvier 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants, la mère et ses deux fils, sont nés respectivement en 1940 et 1969 et résident à Iaşi.
A. Les deux décisions définitives rendues en faveur des requérants
5. Les requérants formèrent une action fondée sur la loi no 18/1991 tendant à obliger les commissions administratives départementale et locale chargées de l'application de ladite loi à leur attribuer en propriété plusieurs parcelles de terrain sis à Tomeşti, dans le département d'Iaşi.
6. Par décision définitive du 4 novembre 2002, le tribunal départemental d'Iaşi ordonna aux commissions administratives d'attribuer en propriété aux requérants les parcelles de terrain identifiées par les attestations nos 309 et 310 du 27 octobre 2000 et nos 89 et 90/2001. L'ensemble des terrains visés par cette décision de justice est d'approximativement 30 hectares.
7. Les requérants formèrent une autre action fondée sur la loi no 18/1991 tendant à obliger les commissions administratives départementale et locale chargées de l'application de ladite loi à leurs attribuer en propriété 20,28 hectares de terrain sis à Tomeşti, dans le département de Iaşi.
8. Par décision définitive du 5 juin 2003, le tribunal départemental d'Iaşi ordonna aux commissions administratives d'attribuer en propriété aux requérants 20,28 hectares de terrain sis à Tomeşti, sans préciser l'emplacement du terrain.
B. L'exécution partielle de la décision définitive du 4 novembre 2002
9. Par un titre administratif de propriété délivré le 21 août 2002, les requérants se virent attribuer 6 ha, et par un autre titre administratif de propriété du 11 mars 2004, ils se virent octroyer une deuxième parcelle de 6,01 ha de l'ensemble des terrains visés par la décision du 4 novembre 2002.
10. S'agissant du titre de propriété du 21 août 2002 portant sur 6 ha, les requérants sont en possession de seulement 5,09 ha, étant donné que pour le restant du terrain, deux autres titres de propriété avaient été émis les 20 juin 2001 et 22 janvier 2003, en faveur de tiers (la société A. B. et la famille B.).
11. S'agissant du titre de propriété du 11 mars 2004 portant sur 6,01 ha, les requérants sont en possession seulement d'une partie de ce terrain car par un arrêt de la cour d'appel d'Iaşi du 23 mars 2005, la famille B. obtint l'annulation partielle de la mise en possession des requérants sur les parcelles 2667/1 et 2669/1 du champ no 51 (tarlaua nr. 51). Ces parcelles ont une superficie de 8500 m² et 4200 m² respectivement.
12. Selon une lettre du 12 mai 2008 du préfet d'Iaşi, la commission administrative est en train d'identifier d'autres terrains disponibles afin de remettre aux requérants les 8,11 ha mentionnés par l'attestation no 310/2001, à laquelle la décision du 4 novembre 2002 faisait référence.
13. Selon la même lettre, le dossier administratif concernant la mise en possession des requérants sur 10 ha de terrain mentionnés dans l'attestation no 90/2001 (voir le paragraphe 6, ci-dessus) est en cours d'examen au Bureau du cadastre (Oficiul de Cadastru şi Publicitate Imobiliară) d'Iaşi.
14. Le 17 novembre 2008, le bureau retourna le dossier à la commission en demandant un complément d'informations.
15. Il s'ensuit que les requérants sont à présent en possession d'environ 10 ha sur un total de 30 ha visés par la décision du 4 novembre 2002.
C. L'exécution partielle de la décision définitive du 5 juin 2003
16. Par deux décisions administratives des 4 juin et 19 novembre 2004, la commission administrative départementale confirma le droit des requérants sur les 20,28 ha mentionnés dans la décision du 5 juin 2003.
17. Le 16 avril 2007, un titre administratif de propriété fut délivré aux requérants pour 0,4695 ha du terrain visé par la décision du 5 juin 2003.
18. Selon la lettre du 12 mai 2008, précitée, le dossier administratif concernant la mise en possession des requérants sur 5 ha de terrain indiqués dans cette décision était en cours d'examen au bureau du cadastre d'Iaşi. Le 3 novembre 2008, le bureau retourna le dossier à la commission en demandant un complément d'informations.
19. En outre, selon la même lettre, le dossier administratif concernant 8,80 ha de terrain forestier visé par la même décision était en train d'être préparé pour être soumis à l'administration locale des forêts (Ocolul silvic). Pour le reste des terrains, la commission départementale faisait des démarches auprès de l'Agence des domaines de l'État.
20. Il ressort des éléments du dossier que les décisions définitives des 4 novembre 2002 et 5 juin 2003 demeurent, à ce jour, inexécutées en ce qui concerne plusieurs parcelles de terrain.
D. Autres procédures entamées par les requérants
21. Les requérants interjetèrent une action en annulation de cinq titres administratifs de propriété émis au profit de la famille B. et de deux autres particuliers, et d'un contrat de vente d'un terrain visé par un de ses titres. Cette action fut définitivement rejetée par un arrêt du 9 février 2006 de la cour d'appel d'Iaşi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1
22. Les requérants allèguent que l'inexécution des décisions des 4 novembre 2002 et 5 juin 2003 a enfreint leur droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi que leur droit au respect de leurs biens, tel qu'il est garanti par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Les articles invoqués sont ainsi libellé :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
23. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
24. Le Gouvernement indique que des efforts ont été faits par les autorités administratives afin d'exécuter les décisions de justice définitives en question. Il fait valoir que la totalité de la superficie des parcelles de terrain octroyées aux requérants étant très grande, à savoir environ 50 ha, et se trouvant sous l'administration de plusieurs autorités ou en possession de personnes privées, l'exécution des deux décisions de justice est très difficile.
25. Les requérants s'opposent à cette thèse. Ils relèvent que le Gouvernement n'a pas démontré quelles étaient les démarches faites par les autorités afin d'exécuter les décisions définitives précitées. Ils relèvent qu'au contraire, les autorités administratives ont mis en échec l'exécution en délivrant des titres administratifs de propriété à d'autres personnes sur certaines parcelles de terrain devant leurs êtres attribuées en vertu desdites décisions de justice.
26. La Cour rappelle que, dans la présente affaire, bien que les requérants aient obtenu les 4 novembre 2002 et 5 juin 2003, deux décisions internes définitives ordonnant aux commissions administratives compétentes de leur attribuer la propriété de plusieurs parcelles de terrain dans la commune de Tomeşti, d'une superficie totale d'environ 50 ha, ces décisions n'ont pas été exécutées intégralement. Ainsi, plus de sept ans après la date à laquelle elle a été rendue, la décision du 4 novembre 2002 a été exécutée pour ce qui est de 10 ha de terrain, sur un total d'environ 30 ha (voir les paragraphes 9-15, ci-dessus). La décision du 5 juin 2003 a été exécutée pour ce qui est de 0,4695 ha sur un total de 20,28 ha.
En outre, la Cour note que les décisions en question restent toujours en vigueur et n'ont été ni annulées ou modifiées à la suite de l'exercice d'une voie de recours prévue par loi. De plus, à l'exception de l'arrêt de la cour d'appel de Iaşi du 23 mars 2005, portant sur les parcelles nos 2667/1 et 2669/1 du champ no 51 (voir le paragraphe 11, ci-dessus), d'une superficie de 8 500 m² et 4 200 m² respectivement, les motifs que l'administration aurait pu invoquer afin de justifier une impossibilité objective d'exécution n'ont jamais été portés à la connaissance des requérants par le biais d'une décision judiciaire ou administrative formelle (Sabin Popescu c. Roumanie (nº 48102/99, § 72, 2 mars 2004).
27. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir Tacea c. Roumanie, no 746/02, 29 septembre 2005 et Dragne et autres c. Roumanie, no 78047/01, 7 avril 2005).
28. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce l'État, par le biais de ses organes spécialisés, n'a pas déployé tous les efforts nécessaires afin de faire exécuter intégralement les décisions judiciaires favorables aux requérants. Dès lors, la Cour conclut qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
29. Les requérants se plaignent enfin de l'issue de la procédure civile ayant pris fin par l'arrêt du 9 février 2006 de la cour d'appel d'Iaşi (voir le paragraphe 21 ci-dessus), en invoquant également une atteinte au droit au respect de leurs biens.
30. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
31. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
33. Les requérants réclament un montant total de 3 262 361 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et soumettent un rapport d'expertise d'avril 2008, évaluant douze parcelles de terrain d'une valeur allant de 12,06 EUR/m² à 40,92 EUR/m².
Les requérants réclament en outre un montant de 1 200 000 EUR pour le préjudice moral qu'ils auraient subi, soit 150 000 EUR pour chaque année de retard dans la mise en exécution des décisions de justice en question.
Ils demandent également des sommes de 8 770,5 EUR et 1 250 EUR respectivement, au titre des frais et dépenses.
34. Le Gouvernement fait valoir que les démarches d'exécution des deux décisions de justice sont en cours et considère que le montant sollicité par les requérants au titre du préjudice moral est excessif.
35. La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état de sorte qu'il convient de la réserver en tenant également compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et les intéressés (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l'inexécution des décisions définitives des 4 novembre 2002 et 5 juin 2003 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence :
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président