TROISIÈME SECTION
AFFAIRE EMILIAN ÅžTEFÄ‚NESCU c. ROUMANIE
(Requête no 35018/03)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Emilian Ştefănescu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35018/03) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. E. Ş. (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 octobre 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 29 janvier 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1956 et réside à Bucarest.
5. En 1948, invoquant des agissements contre l'ordre public, l'Etat confisqua tous les biens du père du requérant, y compris un immeuble sis à Brăila, au no 130 de la rue de Rahova. En 1987, le père du requérant décéda.
6. A une date non précisée, l'Etat divisa l'immeuble en quatre appartements.
7. Par un contrat du 23 mars 1999, l'Etat vendit un de ces appartements à deux tiers qui y habitaient en tant que locataires (« les acheteurs »).
8. Sur demande du requérant, le 11 juin 2001, la mairie délivra une décision qui ordonnait, dans son article 2 § 1, la restitution au requérant des appartements qui n'avaient pas été vendus. L'article 2 § 2 de la même décision précisait que, pour l'appartement vendu, le requérant devait se voir octroyer des dédommagements « en vertu de l'article 40 de la loi no 10/2001 ».
A. Contestation de la décision de la mairie du 11 juin 2001
9. Au cours de l'année 2001, le requérant saisit le tribunal départemental de Brăila d'une contestation contre la décision de la mairie, afin de se voir restituer en nature la totalité de l'immeuble.
10. Par un jugement du 31 octobre 2001, le tribunal départemental, bien que reconnaissant le droit du requérant à se voir restituer les appartements non vendus, rejeta l'action, jugea que l'appartement vendu ne pouvait pas être restitué aussi longtemps que le contrat de vente du 23 mars 1999 n'avait pas été annulé par voie judiciaire.
11. Ce jugement fut confirmé par des arrêts des 20 janvier 2004 de la cour d'appel de Galaţi et 8 juin 2005 de la Haute Cour de cassation et de justice, qui rejetèrent respectivement l'appel et le recours en pourvoi du requérant.
B. Procédure en annulation du contrat de vente
12. Au cours de l'année 2001, le requérant saisit le tribunal de première instance de Brăila d'une action contre les acheteurs, afin de voir annuler le contrat de vente.
13. Par un jugement du 10 mai 2003, le tribunal de première instance rejeta l'action, jugeant que les dispositions de la loi no 10/2001 n'étaient applicables qu'aux contrats de vente conclus après son entrée en vigueur, or, en l'espèce, le contrat de vente avait été conclu en 1999 et il était, dès lors, valablement conclu.
14. Ce jugement fut confirmé par des arrêts des 27 novembre 2002 du tribunal départemental de Braila et 4 avril 2003 de la cour d'appel de Galaţi, qui rejetèrent respectivement l'appel et le recours en pourvoi du requérant.
C. Procédure portant sur la mise à exécution de la décision du 11 juin 2001
15. Par deux lettres du 11 juin 2006, le requérant demanda à la mairie et à la préfecture la mise à exécution de la décision de la mairie du 11 juin 2001.
16. Le 3 juillet 2006, la préfecture fit savoir à la mairie que le retard injustifié dans l'examen de la demande du requérant entraînait la responsabilité de l'autorité publique concernée.
17. Le 21 juillet 2006, la mairie rendit une décision dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
« Article 1 : L'octroi de dédommagements est proposé (...) pour l'immeuble (...)
Article 2 : En vertu de l'article 16 § 2 du titre VII de la loi no 247/2005, le dossier est renvoyé au Secrétariat de la Commission centrale dans un délai de dix jours à compter de la date de la présente décision.
Article 3 : Compte tenu de l'abrogation de l'article 40 de la loi no 10/2001 portant sur l'octroi des dédommagements, l'article 2 § 2 de la décision du 11 juin 2001 est modifié de façon appropriée. Les autres dispositions de la décision précitée sont valables. »
18. Le 8 mai 2007, le requérant fut mis en possession de l'immeuble litigieux, à l'exception de l'apparement vendu en 1999 à ses anciens locataires.
19. A ce jour, le requérant n'a pas obtenu les dédommagements prévus par la loi no 10/2001, pour l'appartement vendu.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Les dispositions légales (y compris celles de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'Etat entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 et de ses modifications subséquentes) et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 31-33, CEDH 1999-VII), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 19-26, CEDH 2005-VII), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, CEDH 2005-XII (extraits)) et Tudor c. Roumanie (no 29035/05, §§ 15–20, 17 janvier 2008).
21. Une description détaillée des procédures pour la fixation et le paiement, par l'intermédiaire de la commission centrale des dédommagements, des indemnités dues pour les immeubles nationalisés dont la restitution n'est plus possible, du fonds Proprietatea créé à cette fin par la loi no 247/2005 sur la reforme de la justice et de la propriété et ses modifications subséquentes, ainsi que de la pratique afférente, est faite dans l'arrêt Viaşu c. Roumanie, no 75951/01, §§ 38-49, 9 décembre 2008.
22. Le même arrêt présente dans ses paragraphes 50-51 les textes du Conseil de l'Europe pertinents en la matière.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
23. Le requérant allègue que l'exécution partielle de l'arrêt définitif du 8 juin 2005 de la Haute Cour de cassation et de justice, qui confirmait la décision de la mairie du 11 juin 2001, relative à la restitution en nature au requérant de l'immeuble, à l'exception de la partie vendue aux anciens locataires, pour laquelle il devait se voir verser des dédommagements, viole son droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
24. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
25. Le Gouvernement reconnaît le droit du requérant à recevoir des dédommagements pour le l'appartement non restitué en nature.
26. Il tient à souligner qu'en l'espèce, il s'agit d'un ajournement objectif d'exécution et que cette ingérence dans le droit du requérant à voir exécuter la décision administrative du 11 juin 2001, telle que confirmée par l'arrêt définitif du 8 juin 2005, est proportionnelle au but légitime qu'elle poursuit, à savoir le respect des exigences d'intérêt général liées à la gestion des demandes de dédommagement pour les immeubles nationalisés.
27. La Cour rappelle que, « lorsque les autorités sont tenues d'agir en exécution d'une décision judiciaire et omettent de le faire, cette inertie engage la responsabilité de l'Etat sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention » (Tunç c. Turquie, no 54040/00, § 26, 24 mai 2005).
28. La Cour note que la décision de la mairie du 11 juin 2001 ordonnant la restitution des appartements libres et le versement de dédommagements pour l'appartement vendu a été définitivement confirmée, sur contestation du requérant, par un arrêt du 8 juin 2005 de la Haute Cour. Elle constate également que cette décision, bien que validée par un arrêt définitif, n'a été mise à exécution que partiellement, malgré les démarches du requérant. Ainsi, il s'est vu restituer les appartements administrés par l'Etat, mais a dû s'en remettre à la procédure prévue par la loi no 10/2001, modifiée, pour recevoir les dédommagements pécuniaires auquel il avait droit, pour l'appartement non restitué en nature. Or, la Cour rappelle qu'à ce jour, le requérant n'a pas encore reçu cette indemnisation.
29. Au vu de ce qui précède, la Cour juge qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No1 À LA CONVENTION
30. Le requérant allègue que le défaut de paiement des dédommagements auxquels il s'est vu reconnaître le droit a enfreint son droit au respect de ses biens, tel que prévu par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
31. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
32. Le Gouvernement fait une présentation détaillée du fonds Proprietatea et de son fonctionnement. A son avis, la réparation prévue par les lois en la matière correspond aux critères dégagés par la jurisprudence de la Cour. Il argue qu'un certain retard dans le paiement est inévitable, étant donné le grand nombre de dossiers de restitution.
33. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
34. La Cour fait référence à la jurisprudence concernant les atteintes au droit au respect des biens des personnes ayant droit à une réparation à la suite de la nationalisation des immeubles dont la restitution n'est plus possible (notamment, Matache et autres c. Roumanie, no 38113/02, 19 octobre 2006 ; Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, 13 janvier 2009 ; et Viaşu, précité).
35. Elle rappelle en particulier avoir estimé, dans l'affaire Viaşu (précitée, §§ 59-60), qu'une décision administrative reconnaissant à l'intéressé le droit à réparation est suffisante pour créer un « intérêt patrimonial » protégé par l'article 1 du Protocole no 1 et que par conséquent, la non-exécution d'une pareille décision constitue une ingérence au sens de la première phrase du premier alinéa de cet article.
36. Elle est arrivée à un constat de violation du droit de propriété du requérant dans l'affaire Viaşu, compte tenu de l'inefficacité du système de restitution et notamment du retard dans la procédure de restitution ou paiement de l'indemnité.
37. En particulier, la Cour a déjà établi qu'aucune garantie n'est offerte aux intéressés quant à la durée ou au résultat de la procédure devant la commission centrale des dédommagements et qu'en tout état de cause le fonds Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'être regardée comme équivalant à l'octroi effectif d'une indemnité (voir, parmi d'autres, Viaşu, §§ 71-72 ; Faimblat, §§ 37-38 ; et Matache et autres, § 42, arrêts précités).
b) Application en l'espèce de ces principes
38. La Cour constate que, dans la présente affaire, bien que le requérant ait obtenu, le 8 juin 2005, une décision interne définitive confirmant son droit à se voir restituer les appartements libres et à obtenir des dédommagements pour l'appartement vendu, cette décision n'a été exécutée que partiellement, le requérant n'ayant toujours pas reçu les dédommagements pour l'appartement vendu par l'Etat à ses anciens locataires.
39. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis à la lumière des principes énoncés dans la jurisprudence citée au paragraphe 36 ci-dessus, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant justifier la mise en échec du droit de propriété du requérant. La Cour ne voit aucune raison pour s'écarter en l'espèce de la conclusion de violation à laquelle elle est arrivée dans les affaires précédentes.
40. Par conséquent, la Cour estime qu'en l'espèce le fait pour le requérant de ne pas recevoir les dédommagements, malgré le droit qui lui a été reconnu par une décision administrative définitive et de ne pas avoir une certitude quant à la date à laquelle cette décision serait exécutée, a fait subir à celui-ci une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
42. Le requérant réclame 225 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu'il aurait subi, dont 120 400 EUR pour l'appartement proprement-dit et 104 800 pour le manque à gagner. Il demande également 20 000 EUR à titre de préjudice moral.
43. Le Gouvernement soumet un rapport d'expertise, selon lequel la valeur marchande de l'appartement en litige serait de 54 453 EUR. Quant à la demande au titre du préjudice moral, il estime qu'aucun lien de causalité n'existe entre le dommage moral allégué et la prétendue violation de la Convention et qu'en tout état de cause, la somme réclamée est excessive, comparée aux sommes accordées à ce titre dans des affaires similaires contre la Roumanie.
44. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
45. En l'espèce, compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par le Gouvernement à cet égard, et prenant en considération les désagréments et l'incertitude que la situation litigieuse a pu provoquer chez le requérant, la Cour, statuant en équité, lui alloue, tous préjudices confondus, la somme de 68 000 EUR.
B. Frais et dépens
46. Le requérant demande 7 820 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il présente des justificatifs partiels à l'appui de sa demande.
47. Le Gouvernement fait valoir que le requérant n'a produit de justificatifs que pour 1 025 EUR des frais et dépens réclamés.
48. La Cour rappelle qu'au regard de l'article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement exposés, qu'ils correspondaient à une nécessité et qu'ils sont d'un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).
49. La Cour, après examen des justificatifs présentés par le requérant, décide de lui accorder 1 300 EUR, à ce titre.
C. Intérêts moratoires
50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, au titre du préjudice matériel, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 68 000 EUR (soixante-huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour tous préjudices confondus ;
ii. 1 300 EUR (mille trois cent euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président