Conclusion Exception préliminaire rejetée (forclusion) ; Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
PREMIERE SECTION
AFFAIRE DONATI c. ITALIE
(Requête no 63242/00)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juillet 2005
DÉFINITIF
30/11/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Donati c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,
Mme F. Tulkens,
M. P. Lorenzen,
Mmes N. Vajić,
S. Botoucharova,
MM. V. Zagrebelsky,
K. Hajiyev, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 63242/00) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. E. D., M. D. et A. D. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 novembre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me N. P., avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Les requérants alléguaient en particulier une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 1er avril 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement irrecevable. Par une décision du 13 mai 2004, la chambre a déclaré le restant de la requête recevable (article 54 § 3 du règlement).
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Le père des requérants était propriétaire d'un terrain sis à Rome et enregistré au cadastre, feuille 841, parcelle 511.
9. Cette propriété avait été acquise par voie d'usucapion. Ceci fut confirmé par la Cour de cassation, le 18 juin 1986, à l'issue d'une procédure entamée par l'intéressé en 1962 et s'étant déroulée sur trois instances.
10. Par un arrêté du 14 mars 1969, le Préfet de Rome autorisa l'occupation d'urgence pour deux ans de 5 467,65 mètres carrés de terrain, pour y construire une école, en vue de l'expropriation.
11. Le 31 mars 1969, il y eut occupation matérielle.
12. Il ressort du dossier qu'à l'échéance de l'occupation autorisée, l'administration n'avait pas formalisé l'expropriation et procédé à l'indemnisation.
13. Le 19 juin 1971 les travaux de construction de l'école furent complétés.
14. Par un acte d'assignation notifié le 25 juillet 1987, le père des requérants introduisit une action en dommages-intérêts à l'encontre de la ville de Rome devant le tribunal de Rome. Il alléguait que, bien que les travaux publics effectués sur son terrain aient transformé celui-ci, aucun décret d'expropriation et aucune indemnisation n'étaient intervenus. En outre, il alléguait que l'occupation du terrain était illégale, étant donné qu'elle s'était poursuivie au-delà de la période autorisée. L'intéressé invitait le tribunal à déclarer que la construction de l'école avait à un tel point transformé son terrain qu'elle avait entraîné la perte irréversible du bien. Il réclamait des dommages-intérêts pour la perte du terrain, à concurrence de la valeur marchande de celui-ci.
15. L'administration défenderesse excipa de la tardiveté de la demande et demanda au tribunal d'appliquer un délai de prescription de cinq ans à compter de la fin des travaux de construction de l'école, soit le 19 juin 1971.
16. Par un jugement du 11 février 1993, le tribunal de Rome constata que l'école avait été construite et estima que la propriété du terrain était de ce fait passée à l'administration, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d'expropriation indirecte (occupazione acquisitiva). Le tribunal statua qu'aucun dédommagement n'était dû, au motif que le délai de prescription de cinq ans assorti à la perte de propriété en vertu d'un tel principe avait commencé à courir le 19 juin 1971. Le recours ayant été introduit seulement en 1987, le droit de l'intéressé était prescrit.
17. Le père des requérants interjeta appel de ce jugement devant la cour d'appel de Rome.
18. Le 27 juillet 1996, le père des requérants décéda. Le 29 novembre 1996, les requérants se constituèrent dans la procédure devant la cour d'appel de Rome. Ceux-ci alléguaient notamment que le délai de prescription ne pouvait en tout cas avoir commencé à courir avant le 18 juin 1986, à savoir la date à laquelle la Cour de cassation avait mis fin au contentieux portant sur le droit de propriété de leur père.
19. Par une décision du 3 janvier 1997, la cour d'appel de Rome rejeta l'appel.
20. Les requérants se pourvurent en cassation, alléguant en outre l'absence de déclaration d'utilité publique, ce qui rendrait le délai de prescription de cinq ans inapplicable.
21. Par un arrêt du 16 mars 2000, déposé au greffe le 6 juin 2000, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi. La cour estima que le grief concernant l'absence d'utilité publique était tardif. Etant donné que le terrain avait fait l'objet d'expropriation indirecte, il y avait lieu d'appliquer le délai de prescription de cinq ans rétroactivement à compter de la date de fin des travaux de construction, soit le 19 juin 1971.
22. Entre-temps, l'école avait été démolie par la ville de Rome.
23. Le 21 juin 2001, les requérants introduisirent un recours devant le tribunal de Rome visant à obtenir la saisie du terrain, afin d'empêcher qu'une nouvelle construction soit réalisée en attendant l'issue de la procédure à Strasbourg. Ils alléguaient qu'une fois l'ouvrage public démoli, l'expropriation indirecte devait être révoquée, la restitution du bien étant devenue possible juridiquement et de facto.
24. La ville de Rome se constitua dans la procédure et soutint en premier lieu que les requérants n'avait pas la qualité pour agir, puisqu'ils n'étaient plus propriétaires. En deuxième lieu, elle affirma que l'acquisition du terrain par voie d'expropriation indirecte était couverte par la res judicata, c'est-à-dire par l'arrêt de la Cour de cassation déposé le 6 juin 2000. En dernier lieu, pour le cas où le tribunal estimerait possible de revenir sur la question de l'expropriation indirecte, la ville de Rome alléguait que la possession du terrain pendant plus de vingt ans avait entraîné l'acquisition de celui-ci par voie d'usucapion.
25. Par une décision du 5 octobre 2001, le tribunal de Rome rejeta le recours au motif que les requérants avaient perdu la propriété du terrain, conformément à la res judicata qui s'était formée avec l'arrêt de la Cour de cassation du 6 juin 2000. Il s'ensuivait que la propriété du terrain était définitivement passée à l'administration publique et que la restitution du terrain était juridiquement impossible.
26. Les requérants firent opposition.
27. Par une décision du 10 décembre 2001, le tribunal de Rome rejeta l'opposition. Il estima qu'en l'espèce il n'y avait pas seulement eu une occupation illégale du terrain, mais qu'il manquait également une déclaration d'utilité publique valide. Or, cette question n'avait pas été examinée dans la procédure et pouvait fonder, le cas échéant, une demande en restitution du terrain. Cependant, la question de la propriété du terrain ne pouvait plus être remise en cause puisqu'il y avait de toute façon eu usucapion au bénéfice de l'administration.
28. Il ressort du dossier qu'un bâtiment universitaire a été construit sur le terrain litigieux.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L'occupation d'urgence d'un terrain
29. En droit italien, la procédure accélérée d'expropriation permet à l'administration d'occuper un terrain et d'y construire avant l'expropriation. Une fois l'ouvrage à réaliser déclaré d'utilité publique et le projet de construction adopté, l'administration peut décréter l'occupation d'urgence des zones à exproprier pour une durée déterminée n'excédant pas cinq ans (article 20 de la loi no 865 de 1971). Ce décret devient caduc si l'occupation matérielle du terrain n'a pas lieu dans les trois mois suivant sa promulgation. Avant la fin de la période d'occupation autorisée, un décret d'expropriation formelle doit être pris.
30. L'occupation autorisée d'un terrain donne droit à une indemnité d'occupation. La Cour constitutionnelle a reconnu, dans son arrêt no 470 de 1990, un droit d'accès immédiat à un tribunal aux fins de réclamer l'indemnité d'occupation dès que le terrain est matériellement occupé, sans qu'il soit nécessaire d'attendre que l'administration procède à une offre d'indemnisation.
B. Le principe de l'expropriation indirecte (« occupazione acquisitiva » ou « accessione invertita »)
31. Dans les années 1970, plusieurs administrations locales procédèrent à des occupations d'urgence de terrains qui ne furent pas suivies de décrets d'expropriation. Les juridictions italiennes se trouvèrent confrontées à des cas où le propriétaire d'un terrain avait perdu de facto la disponibilité de celui-ci en raison de l'occupation et de l'accomplissement de travaux de construction d'un ouvrage public. Restait à savoir si, simplement par l'effet des travaux effectués, l'intéressé avait également perdu la propriété du terrain.
1. La jurisprudence avant l'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
32. La jurisprudence était très partagée sur le point de savoir quels étaient les effets de la construction d'un ouvrage public sur un terrain occupé illégalement. Par occupation illégale, il faut entendre une occupation illégale ab initio, ou bien une occupation initialement autorisée et devenue sans titre par la suite, le titre étant annulé ou bien l'occupation se poursuivant au-delà de l'échéance autorisée sans qu'un décret d'expropriation ne soit intervenu.
33. Selon une première jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration ne perdait pas la propriété du terrain après l'achèvement de l'ouvrage public. Toutefois, il ne pouvait pas demander une remise en l'état du terrain et pouvait uniquement engager une action en dommages et intérêts pour occupation abusive, non soumise à un délai de prescription puisque l'illégalité découlant de l'occupation était permanente. L'administration pouvait à tout moment adopter une décision formelle d'expropriation ; dans ce cas, l'action en dommages-intérêts se transformait en litige portant sur l'indemnité d'expropriation et les dommages-intérêts n'étaient dus que pour la période antérieure au décret d'expropriation pour la non-jouissance du terrain (voir, entre autres, les arrêts de la Cour de cassation no 2341 de 1982, no 4741 de 1981, no 6452 et no 6308 de 1980).
34. Selon une deuxième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration ne perdait pas la propriété du terrain et pouvait demander la remise en l'état, lorsque l'administration avait agi sans qu'il y ait utilité publique (voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt no 1578 de 1976, arrêt no 5679 de 1980).
35. Selon une troisième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration perdait automatiquement la propriété du terrain au moment de la transformation irréversible du bien, à savoir au moment de l'achèvement de l'ouvrage public. L'intéressé avait le droit de demander des dommages-intérêts (voir l'arrêt no 3243 de 1979 de la Cour de cassation).
2. L'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
36. Par un arrêt du 16 février 1983, la Cour de cassation, statuant en chambres réunies, résolut le conflit de jurisprudence et adopta la troisième solution. Ainsi fut consacré le principe de l'expropriation indirecte (accessione invertita ou occupazione acquisitiva). En vertu de ce principe, la puissance publique acquiert ab origine la propriété d'un terrain sans procéder à une expropriation formelle lorsque, après l'occupation du terrain, et indépendamment de la légalité de l'occupation, l'ouvrage public a été réalisé. Lorsque l'occupation est ab initio sans titre, le transfert de propriété a lieu au moment de l'achèvement de l'ouvrage public. Lorsque l'occupation du terrain a initialement été autorisée, le transfert de propriété a lieu à l'échéance de la période d'occupation autorisée. Dans le même arrêt, la Cour de cassation précisa que, dans tous les cas d'expropriation indirecte, l'intéressé a droit à une réparation intégrale, l'acquisition du terrain ayant eu lieu sans titre. Toutefois, cette réparation n'est pas versée automatiquement ; il incombe à l'intéressé de réclamer des dommages-intérêts. En outre, le droit à réparation est assorti du délai de prescription prévu en cas de responsabilité délictuelle, à savoir cinq ans, commençant à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
3. La jurisprudence après l'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
a) La prescription
37. Dans un premier temps, la jurisprudence considérait qu'aucun délai de prescription ne trouvait à s'appliquer, puisque l'occupation sans titre du terrain constituait un acte illégal continu. La Cour de cassation, dans son arrêt no 1464 de 1983, affirma que le droit à réparation était soumis à un délai de prescription de cinq ans. Par la suite, la première section de la Cour de cassation affirma qu'un délai de prescription de dix ans devait s'appliquer (arrêts no 7952 de 1991 et no 10979 de 1992). Par un arrêt du 22 novembre 1992, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a définitivement tranché la question, estimant que le délai de prescription est de cinq ans et qu'il commence à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
b) L'arrêt no 188 de 1995 de la Cour constitutionnelle
38. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution le principe de l'expropriation indirecte, dans la mesure où ce principe est ancré dans une disposition législative, à savoir l'article 2043 du code civil régissant la responsabilité délictuelle. Selon cet arrêt, le fait que l'administration devienne propriétaire d'un terrain en tirant bénéfice de son comportement illégal ne pose aucun problème sur le plan constitutionnel, puisque l'intérêt public, à savoir la conservation de l'ouvrage public, l'emporte sur l'intérêt du particulier, et donc sur le droit de propriété de ce dernier. La Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution l'application à l'action en réparation du délai de prescription de cinq ans, tel que prévu par l'article 2043 du code civil pour responsabilité délictuelle.
c) Cas de non-application du principe de l'expropriation indirecte
39. Les développements de la jurisprudence montrent que le mécanisme par lequel la construction d'un ouvrage public entraîne le transfert de propriété du terrain au bénéfice de l'administration connaît des exceptions.
40. Dans son arrêt no 874 de 1996, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il n'y a pas d'expropriation indirecte lorsque les décisions de l'administration et le décret d'occupation d'urgence ont été annulés par les juridictions administratives ; si tel n'était pas le cas, la décision judiciaire serait vidée de substance.
41. Dans son arrêt no 1907 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé que l'administration ne devient pas propriétaire d'un terrain lorsque les décisions qu'elle a adoptées et la déclaration d'utilité publique doivent être considérées comme nulles ab initio. Dans ce cas, l'intéressé garde la propriété du terrain et peut demander la restitutio in integrum. Il peut, comme alternative, demander des dommages-intérêts. L'illégalité dans ces cas a un caractère permanent et aucun délai de prescription ne trouve application.
42. Dans l'arrêt no 6515 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé qu'il n'y a pas de transfert de propriété lorsque la déclaration d'utilité publique a été annulée par les juridictions administratives. Dans ce cas, le principe de l'expropriation indirecte ne trouve donc pas à s'appliquer. L'intéressé, qui garde la propriété du terrain, a la possibilité de demander la restitutio in integrum. L'introduction d'une demande en dommages-intérêts entraîne une renonciation à la restitutio in integrum. Le délai de prescription de cinq ans commence à courir au moment où la décision du juge administratif devient définitive.
43. Dans l'arrêt no 148 de 1998, la première section de la Cour de cassation a suivi la jurisprudence des chambres réunies et affirmé que le transfert de propriété par effet de l'expropriation indirecte n'a pas lieu lorsque la déclaration d'utilité publique à laquelle le projet de construction était assorti a été considérée comme invalide ab initio.
44. Dans l'arrêt no 5902 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies a réaffirmé qu'il n'y a pas de transfert de propriété en l'absence de déclaration d'utilité publique valide.
45. Il convient de comparer cette jurisprudence avec la loi no 458 de 1988 (paragraphes 46-50 ci-dessous) et avec le Répertoire des dispositions sur l'expropriation, entré en vigueur le 30 juin 2003 (paragraphes 58-59 ci-dessous).
4. La loi no458 du 27 octobre 1988 : Dispositions spécifiques aux terrains utilisés pour faciliter l'accession à la propriété (« edilizia residenziale pubblica »)
46. Le droit italien prévoit la possibilité d'obtenir des contributions publiques facilitant l'accès à la propriété foncière (« edilizia agevolata »). Les sociétés coopératives représentent un cas fréquent de bénéficiaires de ce type d'accession à la propriété.
47. Pour le cas d'expropriation indirecte d'un terrain utilisé à ces fins, aux termes de l'article 3 de la loi no 458 du 27 octobre 1988 « Le propriétaire d'un terrain utilisé pour la construction de bâtiments publics et de logements sociaux, a droit à la réparation du dommage subi, à la suite d'une expropriation déclarée illégale par une décision passée en force de chose jugée, mais ne peut prétendre à la restitution de son bien. Il a également droit, en plus de la réparation du dommage, aux sommes dues en raison de la dépréciation monétaire et à celles mentionnées à l'article 1224 § 2 du code civil et ceci à compter du jour de l'occupation illégale ».
48. Interprétant l'article 3 de la loi de 1988, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 12 juillet 1990 (no 384), a considéré : « Par la disposition attaquée, le législateur, entre l'intérêt des propriétaires des terrains - obtenir en cas d'expropriation illégitime la restitution des terrains - et l'intérêt public - concrétisé par la destination de ces biens à des finalités de logements à des conditions favorables ou conventionnées - a donné la priorité à ce dernier intérêt ».
49. Dans son arrêt du 27 décembre 1991 (no 486), la Cour constitutionnelle a assimilé la situation expressément prévue par l'article 3 à celle de terrains occupés et construits en l'absence d'un décret d'expropriation.
50. A la suite de l'entrée en vigueur de la loi budgétaire no 662 de 1996, (paragraphe 53 ci-dessous) la Cour de cassation a affirmé que l'indemnisation intégrale ne peut plus être accordée pour les terrains destinés à faciliter l'accession à la propriété, ceux-ci étant désormais indemnisables selon les critères prévus par ladite loi (arrêt de la Cour de cassation, Section I, 21.5.1997 no 4535).
5. Le montant de la réparation en cas d'expropriation indirecte
51. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d'expropriation indirecte, une réparation intégrale du préjudice subi, sous forme de dommages-intérêts pour la perte du terrain, était due à l'intéressé en contrepartie de la perte de propriété qu'entraîne l'occupation illégale.
52. La loi budgétaire de 1992 (article 5 bis du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992) modifia cette jurisprudence, dans le sens que le montant dû en cas d'expropriation indirecte ne pouvait dépasser le montant de l'indemnité prévue pour le cas d'une expropriation formelle. Par l'arrêt no 369 de 1996, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle cette disposition.
53. En vertu de la loi budgétaire no 662 de 1996, qui modifia la disposition déclarée inconstitutionnelle, l'indemnisation intégrale ne peut être accordée pour une occupation de terrain ayant eu lieu avant le 30 septembre 1996. Dans cette optique, l'indemnisation équivaut au montant de l'indemnité prévue pour le cas d'une expropriation formelle, dans l'hypothèse la plus favorable au propriétaire, moyennant une augmentation de 10 %.
54. Par l'arrêt no 148 du 30 avril 1999, la Cour constitutionnelle a jugé une telle indemnité compatible avec la Constitution. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour a précisé qu'une indemnité intégrale, à concurrence de la valeur vénale du terrain, peut être réclamée lorsque l'occupation et la privation du terrain n'ont pas eu lieu pour cause d'utilité publique.
6. La jurisprudence après les arrêts de la Cour du 30 mai 2000 dans les affaires Belvedere Alberghiera et Carbonara et Ventura
55. Par les arrêts no 5902 et no 6853 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies s'est à nouveau prononcée sur le principe de l'expropriation indirecte, en faisant référence aux deux arrêts de la Cour précités.
56. Au vu du constat de violation de l'article 1 du protocole no 1 dans les affaires ci-dessus, la Cour de cassation a affirmé que le principe de l'expropriation indirecte joue un rôle important dans le cadre du système juridique italien et qu'il est compatible avec la Convention.
57. Plus spécifiquement, la Cour de cassation – après avoir analysé l'histoire du principe de l'expropriation indirecte - a dit qu'au vu de l'uniformité de la jurisprudence en la matière, le principe de l'expropriation indirecte doit se considérer comme étant pleinement « prévisible » à compter de 1983. De ce fait, l'expropriation indirecte doit être considérée comme étant respectueuse du principe de légalité. S'agissant des occupations de terrain ayant lieu sans déclaration d'utilité publique, la Cour de cassation a affirmé que celles-ci ne sont pas aptes à transférer la propriété du bien à l'Etat. Quant à l'indemnisation, la Cour de cassation a affirmé que, même si elle est inférieure au préjudice subi par l'intéressé, et notamment à la valeur du terrain, l'indemnisation due en cas d'expropriation indirecte est suffisante pour garantir un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.
7. Le Répertoire des dispositions législatives et réglementaires en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique (ci après « le Répertoire)
58. Le 30 juin 2003 est entré en vigueur le Décret Présidentiel no 327 du 8 juin 2001, modifié par le Décret législatif no 302 du 27 décembre 2002, et régit la procédure d'expropriation. Le Répertoire codifie les dispositions et la jurisprudence existantes en la matière. En particulier, il codifie le principe de l'expropriation indirecte. Le Répertoire, qui ne s'applique pas aux cas d'occupation survenus antérieurement à 1996 et ne s'applique donc pas en l'espèce, s'est substitué, à partir de son entrée en vigueur, à l'ensemble de la législation la jurisprudence précédente en matière d'expropriation.
59. A son article 43, le Répertoire prévoit qu'en l'absence d'un décret d'expropriation, ou en l'absence de déclaration d'utilité publique, un terrain transformé à la suite de la réalisation d'un ouvrage public est acquis au patrimoine de l'autorité qui l'a transformé ; des dommages-intérêts sont accordés en contrepartie. L'autorité peut acquérir un bien même lorsque le plan d'urbanisme ou la déclaration d'utilité publique ont été annulés. Le propriétaire peut demander au juge la restitution du terrain. L'autorité en cause peut s'y opposer. Lorsque le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain, le propriétaire a droit à un dédommagement.
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
60. Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête et soutient que le délai de six mois a commencé à courir au moment où les requérants ont interjeté appel du jugement du tribunal de Rome du 11 février 1993.
61. Les requérants demandent le rejet de l'exception.
62. La Cour note que deux exceptions de tardiveté du Gouvernement ont déjà été rejetées dans sa décision sur la recevabilité du 13 mai 2004 et que, dans son raisonnement, elle a considéré que le point de départ du délai de six mois était le 6 juin 2000, date du dépôt au greffe de l'arrêt de la Cour de cassation, arrêt qui, en l'espèce, constitue la décision définitive.
63. Dans la mesure où le Gouvernement ne fait que réitérer une de ces exceptions, la Cour considère que les arguments utilisés ne sont pas de nature à remettre en cause sa décision sur la recevabilité.
64. Dans la mesure où l'exception préliminaire pourrait être considérée comme étant nouvelle, la Cour rappelle qu'aux termes de l'article 55 de son règlement, « Si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d'irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l'exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (...) ». Or, il ressort du dossier que cette condition ne se trouve pas remplie en l'espèce. Il y a donc forclusion.
65. De surcroît, la Cour note que l'exception du Gouvernement n'est pas compatible avec la ligne de défense adoptée par la ville de Rome dans la procédure intentée par les requérants le 21 juin 2001. En effet, la ville de Rome a invoqué la res judicata, c'est-à-dire l'arrêt de la Cour de cassation déposé le 6 juin 2000, pour plaider l'impossibilité de restituer le terrain (paragraphe 24 ci-dessus). Or, le Gouvernement ne saurait invoquer devant la Cour des arguments qu'il n'a jamais formulés devant le juge national et qui ne cadrent pas avec son raisonnement de l'époque (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, § 47)
66. A la lumière de ces considérations, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No1
67. Les requérants soutiennent avoir été privés de leur terrain dans des circonstances incompatibles avec l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses défendues devant la Cour
1. Les requérants
68. Les requérants font observer qu'ils ont été privés de leur bien en vertu du principe de l'expropriation indirecte, tel qu'appliqué par les juridictions nationales. Ils demandent à la Cour de déclarer que l'expropriation du terrain n'est pas conforme au principe de légalité. Se référant à l'arrêt Belvedere Alberghiera c. Italie (no 31524/96, CEDH 2000-VI) et à l'arrêt Carbonara et Ventura c. Italie (no 24638/94, arrêt du 30 mai 2000, CEDH 2000-VI), les requérants observent que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n'est pas admissible dans un Etat de droit. Selon eux, une expropriation ne peut avoir lieu que si elle repose sur une base légale établissant des formes et des procédures auxquelles l'administration devra obligatoirement se conformer. Lorsque l'administration contrevient à ces règles on est dans une situation contraire au principe de légalité, même s'il y a eu utilité publique.
69. Les requérants font observer ensuite que les indications qui ressortent des arrêts précités n'ont pas été suivies par les juridictions nationales. Ils se réfèrent sur ce point aux arrêts de la Cour de cassation rendus après 2000 (paragraphes 55-57 ci-dessus) et au Répertoire qui a codifié le principe de l'expropriation indirecte (paragraphes 58-59 ci-dessus).
70. Les requérants dénoncent ensuite un manque de clarté, prévisibilité et précision des principes et des dispositions appliqués à leur cas. A cet égard, ils observent que le principe de l'expropriation indirecte a été affirmé par la Cour de cassation en 1983, après l'occupation illégale du terrain ; les juridictions nationales ont appliqué le principe de l'expropriation indirecte et ont ainsi privé rétroactivement les requérants de leur bien.
71. Enfin, quant à l'indemnisation, les requérants observent qu'il n'y a pas eu « réparation » du préjudice subi en raison de l'application rétroactive du délai de prescription.
72. En conclusion, les requérants demandent à la Cour de constater la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
2. Le Gouvernement
73. Le Gouvernement observe que les requérants ont été privés de leur terrain en vertu de l'expropriation indirecte, ce qui suppose que la procédure d'expropriation n'a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où l'occupation du terrain est devenue sans titre et aucun décret d'expropriation n'a été adopté.
74. A défaut d'un tel décret d'expropriation, les requérants ont, en tout état de cause, été privés de leur bien par l'effet de la construction de l'ouvrage d'intérêt public et de la transformation irréversible du terrain que ce dernier a entraîné. Cette privation de bien, selon le Gouvernement, n'est que la conséquence du principe de l'expropriation indirecte, que les juridictions nationales, dans leurs décisions, ont appliqué.
75. Le Gouvernement soutient que cette situation est conforme à l'article 1 du Protocole no 1.
76. Premièrement, il y a eu utilité publique, ce qui n'a pas été remis en cause par les juridictions nationales.
77. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l'expropriation indirecte est prévue par la loi.
78. Le Gouvernement prend acte de ce que la Cour, dans deux cas portant sur l'expropriation indirecte, a constaté une incompatibilité du mécanisme de l'expropriation indirecte avec le principe de légalité (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI ; Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI). Cependant, il demande à la Cour de modifier sa jurisprudence et de déclarer que le mécanisme de l'expropriation indirecte, qui se fonde sur une déclaration d'illégalité de la part du juge, est conforme à l'article 1 du Protocole no 1.
79. A cet égard, le Gouvernement argue que le principe de l'expropriation indirecte doit être considéré comme étant « prévu par la loi », même s'il a été élaboré par la jurisprudence dans un pays de « civil law ».
80. Le Gouvernement soutient que décider du rôle de la jurisprudence en Italie revêt une grande importance dans ce type d'affaires. Selon lui, le principe de l'expropriation indirecte doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter de l'arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application. En outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 et par la loi budgétaire no 662 de 1996 et, tout dernièrement, par le Répertoire.
81. En conclusion, selon le Gouvernement, à partir de 1983, les règles de l'expropriation indirecte étaient parfaitement prévisibles, claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.
82. Le Gouvernement définit l'expropriation indirecte comme le résultat d'une interprétation systématique par le juge de principes existants tendant à garantir que l'intérêt général prévale sur l'intérêt des particuliers, lorsque l'ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et que celui-ci répond à l'utilité publique.
83. S'agissant de la condition d'utilité publique, le Gouvernement souligne que la jurisprudence a évolué dans le sens de ne pas appliquer l'expropriation indirecte lorsque la déclaration d'utilité publique a été annulée.
84. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d'expropriation indirecte, en contrepartie des irrégularités commises par l'administration, celle-ci est tenue d'indemniser intégralement le particulier. Le Gouvernement admet que successivement, la loi no 662 de 1996 a plafonné une telle indemnisation. A cet égard, il soutient que l'indemnisation peut être inférieure au préjudice subi par l'intéressé, vu que ce dernier aurait été en tout cas exproprié. En tout état de cause, l'indemnité plafonnée par la loi est supérieure de 10% au cas le plus favorable d'indemnité pour expropriation régulière et constitue donc une solution avantageuse pour les intéressés.
85. S'agissant du cas d'espèce, le Gouvernement fait observer que la procédure en dommages-intérêts a été intentée par le père des requérants en 1988, lorsque le principe de l'expropriation indirecte était déjà consolidé. Aucune question de légalité ne se poserait dès lors en l'espèce, vu que l'intéressé n'a par ailleurs pas demandé aux juridictions nationales la restitution du terrain, mais uniquement un dédommagement.
86. Quant au délai de prescription qui a été appliqué en l'espèce, et qui a eu pour conséquence de priver les requérants de toute indemnisation, le Gouvernement soutient que cette situation est imputable aux requérants mêmes, qui auraient dû s'activer dans les cinq ans suivant la fin des travaux de construction et demander les dommages-intérêts.
87. Le Gouvernement en déduit que la situation dénoncée est compatible avec l'article 1 du Protocole no 1.
B. Sur l'observation de l'article 1 du Protocole no 1
1. Sur l'existence d'une ingérence
88. La Cour note que les parties s'accordent pour dire qu'il y a eu « privation de propriété » et que cette privation a lieu pour cause d'expropriation indirecte.
89. Elle rappelle que, pour déterminer s'il y a eu privation de biens au sens de la deuxième phrase de l'alinéa 1, il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).
90. La Cour relève que, en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, les juridictions nationales ont considéré les requérants comme étant privés de leur bien à compter du moment où le terrain avait été irréversiblement transformé par les travaux publics. A défaut d'un acte formel d'expropriation, le constat d'illégalité de la part du juge est l'élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l'arrêt de la Cour de cassation a eu pour effet de priver le requérant de son bien au sens de la deuxième phrase de l'article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI, § 61 ; Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).
91. Pour être compatible avec l'article 1 du Protocole no 1 une telle ingérence doit être opérée « pour cause d'utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n'était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II) ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).
92. Dès lors, la Cour n'estime pas opportun de fonder son raisonnement sur le simple constat qu'une réparation en faveur des requérants n'a pas eu lieu (Carbonara, précité, § 62).
2. Sur le respect du principe de légalité
93. L'article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Iatridis, précité, § 58). Le principe de légalité signifie l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296-A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).
94. Dans l'arrêt Belvedere Alberghiera (Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI) et dans l'arrêt Carbonara et Ventura précité, la Cour n'avait pas estimé utile de juger in abstracto si le rôle qu'un principe jurisprudentiel, tel que celui de l'expropriation indirecte, occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives. L'important est en tout état de cause que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, d'accessibilité et de précision énoncés plus haut. La Cour est toujours convaincue que l'existence en tant que telle d'une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.
95. La Cour prend note de l'évolution jurisprudentielle qui a conduit à l'élaboration du principe de l'expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, la loi no 662 de 1996 et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d'expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires qui ont lieu dans l'historique de la jurisprudence, et relève également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi écrits susmentionnés.
96. A titre d'exemple, la Cour note que s'il est vrai que la jurisprudence a exclu, à compter de 1996-1997, que l'expropriation indirecte puisse s'appliquer lorsque la déclaration d'utilité publique a été annulée (paragraphes 39-44 ci-dessus), il est également vrai que le Répertoire a tout dernièrement prévu (paragraphe 59 ci-dessus) qu'en l'absence de déclaration d'utilité publique, tout terrain peut être acquis au patrimoine public, si le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain occupé et transformé par l'administration.
97. A vu de ces éléments, la Cour n'exclut pas que le risque d'un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés subsiste.
98. La Cour note ensuite que le mécanisme de l'expropriation indirecte permet en général à l'administration de passer outre les règles fixées en matière d'expropriation, avec le risque d'un résultat imprévisible ou arbitraire pour les intéressés, qu'il s'agisse d'une illégalité existant depuis le début ou d'une illégalité survenue par la suite.
99. A cet égard, la Cour note que l'expropriation indirecte permet à l'administration d'occuper un terrain et de le transformer irréversiblement, de telle sorte qu'il soit considéré comme acquis au patrimoine public, sans qu'en parallèle un acte formel déclarant le transfert de propriété ne soit adopté. En l'absence d'un acte formalisant l'expropriation et intervenant au plus tard au moment où le propriétaire a perdu toute disponibilité du bien, l'élément qui permettra de transférer au patrimoine public le bien occupé et d'atteindre une sécurité juridique est le constat d'illégalité de la part du juge, valant déclaration de transfert de propriété. Il incombe à l'intéressé -qui continue d'être formellement propriétaire - de solliciter du juge compétent une décision constatant, le cas échéant, l'illégalité assortie de la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public, conditions nécessaires pour qu'il soit déclaré rétroactivement privé de son bien.
100. Au vu de ces éléments, la Cour estime que le mécanisme de l'expropriation indirecte n'est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique.
101. La Cour note ensuite que l'expropriation indirecte permet en outre à l'administration d'occuper un terrain et de le transformer sans pour autant verser d'indemnité en même temps. L'indemnité doit être réclamée par l'intéressé et cela dans un délai de prescription de cinq ans, commençant à compter de la date à laquelle le juge estime que la transformation irréversible du terrain a eu lieu. Ceci peut entraîner des conséquences néfastes pour l'intéressé, et rendre vain tout espoir de réparation (Carbonara et Ventura, précité, § 71).
102. La Cour relève enfin que le mécanisme de l'expropriation indirecte permet à l'administration de tirer parti de son comportement illégal et que le prix à payer n'est que de 10% plus élevé que dans le cas d'une expropriation en bonne et due forme (paragraphe 53 ci-dessus). Selon la Cour, cette situation n'est pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d'expropriation et à prévenir des épisodes d'illégalité.
103. En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.
104. Dans la présente affaire, la Cour relève qu'en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré les requérants privés de leur bien à compter du 19 juin 1971, les conditions d'illégalité de l'occupation et d'intérêt public de l'ouvrage construit étant réunies. Or, en l'absence d'un acte formel d'expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n'est que par la décision définitive – l'arrêt de la Cour de cassation – que l'on peut considérer le principe de l'expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l'acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, les requérants n'ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 6 juin 2000, date du dépôt au greffe de l'arrêt de la Cour de cassation.
105. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l'administration de tirer parti d'une occupation de terrain devenu sine titulo à compter de 1971. En d'autres termes, l'administration a pu s'approprier le terrain au mépris des règles régissant l'expropriation en bonne et due forme et, entre autres, sans qu'une indemnité ne soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.
106. S'agissant de l'indemnité, la Cour constate que l'application rétroactive du délai de prescription de cinq ans au cas d'espèce a eu pour effet de priver les requérants de toute réparation du préjudice subi.
107. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'est pas compatible avec le principe de légalité et qu'elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.
108. Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
109. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
110. Les requérants observent préliminairement qu'en l'espèce il s'agit d'une dépossession illicite en soi et allèguent que la satisfaction équitable devra dès lors effacer totalement les conséquences de l'ingérence litigieuse. Ils se réfèrent à la jurisprudence Belvedere Alberghiera s.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 31524/96, arrêt du 30 octobre 2003, §§ 30-33 ; Ex-Roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 75, CEDH 2002). Par ailleurs, les requérants soulignent que le Gouvernement n'a pas restitué le terrain.
111. S'agissant du préjudice matériel, les requérants sollicitent la restitution du terrain, en plus d'une somme de 22 815 611, 98 EUR couvrant la non-jouissance du terrain pour la période d'occupation, jusqu'à la restitution. Pour le cas où l'Etat ne restituerait pas le terrain, en plus du montant ci-dessus les requérants demandent 18 799 544, 89 EUR, somme correspondant à la valeur actuelle du terrain, plus 13 348 374 EUR, somme correspondant à la plus-value apportée par le bâtiment qui a été construit. A l'appui de leurs prétentions, les requérants ont produit une expertise, datée du mois d'octobre 2004.
112. Quant au préjudice moral, les requérants demandent 50 000 EUR chacun, soit un montant global de 150 000 EUR. Ils précisent que le montant qui leur sera accordé au titre du préjudice moral sera dévolu à des associations à but non lucratif.
113. Les requérants demandent enfin le remboursement des frais encourus devant les juridictions nationales et de ceux exposés devant la Cour, y compris les frais d'expertise.
114. Le Gouvernement n'a pas présenté de commentaires sur les montants demandés. Il s'est borné à observer que la Cour n'est pas compétente pour ordonner la restitution du terrain et qu'en tout état de cause celle-ci n'aura pas lieu. A cet égard, le Gouvernement argue que sur le plan juridique, en vertu des décisions des juridictions nationales, l'administration est devenue propriétaire du terrain à compter de 1971 et fera librement usage de celui-ci sans limitation dans le temps. Pour le cas où l'expropriation indirecte serait remise en cause, le Gouvernement soutient que la propriété du terrain a été en tout cas acquise par usucapion.
115. Pour le cas où la Cour déciderait d'accorder une satisfaction équitable, le Gouvernement fait observer que les requérants ont hérité le terrain d'une personne qui en était devenue propriétaire à titre gratuit. Il en déduit qu'aucune somme ne doit être octroyée au titre de préjudice matériel. Subsidiairement, le Gouvernement argue que la somme accordée au titre du préjudice matériel ne devrait en aucun cas être établie par rapport à la valeur du terrain, puisque, si l'expropriation du terrain avait été régulière, les requérants auraient en tout cas perdu leur bien.
116. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Rejette, l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juillet 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président
ARRÊT DONATI c. ITALIE
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