DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DOÄžANGÃœN c. TURQUIE
(Requête no 30302/03)
ARRÊT
STRASBOURG
2 juin 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Doğangün c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 mai 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30302/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. A. K. D. (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me H. S., avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 5 mars 2008, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1935 et réside à Ankara.
5. Le 4 septembre 2000, il assigna la mairie de Keçiören (« l’administration ») devant le tribunal de grande instance d’Ankara (« le tribunal »). Il demanda des dommages et intérêts d’un montant de 2 000 000 000 d’anciennes livres turques (TRL) – (soit environ 3 410 euros (EUR) à cette époque) pour expropriation de facto de son terrain.
6. Le juge ordonna une expertise visant à l’établissement de la valeur du terrain litigieux.
7. Le rapport d’expertise du 25 mai 2001 l’évalua à 42 510 000 000 de TRL (soit environ 45 095 EUR à l’époque).
8. Le 14 juin 2001, le tribunal condamna l’administration à payer au requérant la totalité de la somme qu’il avait réclamée, à savoir 2 000 000 000 de TRL (soit environ 1 905 EUR à cette époque), assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 6 septembre 1995.
9. L’administration forma un pourvoi en cassation contre cette décision.
10. Par un arrêt du 18 mars 2002, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué après l’avoir modifié sur le point des intérêts moratoires, qui devaient ainsi courir à compter du 4 septembre 2000, date de la saisine par l’intéressé de la juridiction de première instance.
11. L’administration fit un recours en rectification de l’arrêt.
12. Le 27 juin 2002, la Cour de cassation rejeta cette demande et confirma son arrêt initial du 18 mars 2002 en toutes ses dispositions.
13. Le 26 décembre 2002, le tribunal, saisi par une requête additionnelle du requérant, se conforma au rapport d’expertise du 25 mai 2001 et accorda à l’intéressé la somme complémentaire de 40 510 000 000 de TRL (soit environ 24 060 EUR à l’époque), assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 4 septembre 2000.
14. A défaut de paiement de sa dette par l’administration, le requérant entama la procédure d’exécution forcée.
15. Le 7 octobre 2005, en exécution du jugement du 14 juin 2001, l’administration paya à l’intéressé 8 057 nouvelles livres turques (YTL) (soit environ 4 875 EUR à l’époque), ce qui clôtura le dossier de la procédure d’exécution.
16. Le 15 octobre 2007, un protocole de paiement fut signé entre les parties pour l’exécution du jugement du 26 décembre 2002. Conformément à cet accord, l’administration procéda au paiement de la créance du requérant de manière échelonnée, comme indiqué ci-après :
Date du paiement Montant du paiement
15 octobre 2007 40 000 YTL (23 760 EUR)
30 octobre 2007 40 000 YTL (23 355 EUR)
15 novembre 2007 40 000 YTL (23 205 EUR)
30 novembre 2007 40 000 YTL (22 800 EUR)
17 décembre 2007 40 000 YTL (23 395 EUR)
8 janvier 2008 7 540 YTL (4 380 EUR)
9 janvier 2008 7 533,42 YTL (4 415 EUR)
11 janvier 2008 1 250 YTL (735 EUR)
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, §§ 13-16, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV), Aka c. Turquie (23 septembre 1998, §§ 17-25, Recueil 1998-VI), Gaganuş et autres c. Turquie (no 39335/98, § 18, 5 juin 2001), Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 51, CEDH 2004-XII) et Ak c. Turquie (no 27150/02, 31 juillet 2007).
En vertu de l’article 82 de la loi no 2004 du 9 juin 1932 sur les voies d’exécution et la faillite, et de l’article 19 de la loi no 1530 du 3 avril 1930 sur les communes, les biens appartenant à l’Etat et aux communes ainsi que les biens destinés à l’usage public ne peuvent faire l’objet d’une saisie.
En ce qui concerne les données économiques, les effets de l’inflation en Turquie sont indiqués sur la liste de l’indice des prix de détail, publiée par l’Institut des statistiques de l’Etat.
EN DROIT
18. Le requérant se plaint d’une absence de paiement, par l’administration, de sa créance établie par une décision de justice devenue définitive. Invoquant à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, il dénonce une atteinte à son droit au respect de ses biens.
19. Selon le Gouvernement, le requérant a cessé d’être victime de la violation alléguée, dans la mesure où la totalité de sa créance lui a été payée.
20. Le requérant récuse ce raisonnement. Il fait observer que l’administration n’a procédé au paiement de sa créance qu’après la saisine de la Cour. Il soutient que le paiement tardif de sa créance et l’insuffisance des intérêts moratoires lui ont causé un préjudice indéniable.
21. La Cour considère, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, 15 janvier 2009, Bourdov c. Russie (no 1), no 59498/00, 7 mai 2002, et Akkuş, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que le requérant peut se prétendre victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1. Elle estime dès lors que la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Constatant en outre que la requête ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.
22. Quant au fond, la Cour rappelle que, selon le principe qui se dégage de sa jurisprudence, une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’elle est suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B, et Bourdov (nos 1 et 2), précités). Elle note que tel est le cas dans la présente affaire.
23. Elle relève ensuite que le requérant n’a pu obtenir l’exécution intégrale du jugement du 14 juin 2001, devenu définitif le 27 juin 2002, que le 7 octobre 2005, après avoir entamé une procédure d’exécution forcée (paragraphe 15 ci-dessus). En ce qui concerne l’exécution du jugement du 26 décembre 2002, elle observe que l’administration n’a payé la créance de l’intéressé qu’à partir du 15 octobre 2007 (paragraphe 16 ci-dessus).
24. La Cour reconnaît que la dette de l’administration s’est trouvée ainsi soldée et elle ne décèle aucune perte réelle pour le requérant, au sens de sa jurisprudence Akkuş (pour le mode de calcul adopté par la Cour, voir Akkuş, précité, § 35). Cependant, elle estime que le versement tardif des sommes dues au requérant par le biais de la procédure d’exécution forcée ne saurait remédier au refus prolongé des autorités nationales de se conformer aux décisions de justice et qu’il n’opère pas une réparation adéquate (Ak, précité, § 25, Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004, et Karahalios c. Grèce, no 62503/00, § 23, 11 décembre 2003).
25. En outre, la Cour rappelle qu’une autorité de l’Etat ne saurait prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (Ak, précité, § 24, Bourdov (no 1), précité, § 41).
26. Par conséquent, en ne se conformant pas aux jugements du tribunal de grande instance d’Ankara dans un laps de temps raisonnable (paragraphe 23 ci-dessus), l’administration non seulement a laissé le requérant dans l’incertitude quant à la date du paiement mais l’a aussi empêché de jouir paisiblement de ses biens (Bourdov (no 2), précité, § 87, et Bourdov (no 1), précité, § 41).
27. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
28. Reste la question de l’application de l’article 41 de la Convention. Le requérant réclame 300 000 EUR pour préjudice matériel et 300 000 EUR pour préjudice moral. Il ne chiffre pas sa demande pour les frais et dépens et s’en remet à la sagesse de la Cour.
29. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral. En ce qui concerne les frais et dépens, elle note que le requérant n’a produit aucune pièce justificative. Dès lors, elle considère qu’il n’y a pas lieu de lui allouer une somme à ce titre.
30. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôtNote ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juin 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe PrésidentNote