TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DIVER c. ROUMANIE
(Requête no 35510/06)
ARRÊT
STRASBOURG
13 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Diver c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35510/06) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant français, M. M. D. (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 août 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit au respect de ses biens, dans la mesure où il ne peut pas jouir d'un appartement dont la propriété lui a été reconnue par les tribunaux, en raison de la vente de celui-ci par l'Etat, qui n'a jamais eu de titre de propriété valable.
4. Le 5 mai 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
5. Le gouvernement français, auquel une copie de la requête a été communiquée par la Cour en vertu de l'article 44 § 1 a) du règlement, n'a pas souhaité présenter son point de vue sur l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1927 et réside à Bernin, France.
7. Les parents du requérant étaient propriétaires de l'appartement no 8 se trouvant au 2ème étage d'un immeuble situé à Bucarest, au no 22, rue Nicolae Iorga (ancienne rue Benito Mussolini).
8. Le 6 juillet 1965, l'Etat prit possession de l'appartement, en vertu du décret no 111/1951.
9. Le 14 novembre 1996, l'Etat vendit l'appartement aux époux M. qui l'habitaient en tant que locataires.
10. Le 31 juillet 2002, le requérant introduisit, auprès du tribunal de première instance de Bucarest, contre les époux M. et la municipalité de Bucarest une action en revendication de l'appartement et en annulation du contrat de vente portant sur ce bien immobilier. Par un arrêt définitif du 27 mars 2006, la cour d'appel de Bucarest reconnut le caractère abusif de la nationalisation et, en conséquence, le droit de propriété du requérant, mais jugea toutefois que les acheteurs avaient acquis l'appartement de bonne foi et que, dès lors, ils étaient en droit de le garder.
11. Le 3 mai 2001, le requérant adressa à la municipalité de Bucarest une notification afin de se voir restituer l'appartement litigieux en vertu de la loi no 10/2001. A la suite de plusieurs démarches du requérant, la municipalité de Bucarest l'informa, par lettre du 11 octobre 2005, qu'elle avait donné suite à sa notification par une décision définitive du 16 mai 2005. Par lettre du 14 février 2006, elle l'invita à son siège pour prendre connaissance de cette décision, aux termes de laquelle, la municipalité rejetait la restitution de l'appartement et fixait l'indemnité à 66 124 dollars (USD), soit 52 425 euros (EUR). Cette indemnité n'a pas été versée au requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
12. Les dispositions légales (y compris celles de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'Etat entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989, et de ses modifications subséquentes) et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, §§ 31-33, CEDH 1999-VII, Străin et autres c. Roumanie, no 57001/00, §§ 19-26, CEDH 2005-VII, Păduraru c. Roumanie, no 63252/00, §§ 38-53, 1er décembre 2005 et Tudor c. Roumanie, no 29035/05, §§ 15–20, 11 décembre 2007.
13. Il ressort des observations du Gouvernement roumain fournies à la Cour le 8 juillet 2008 dans d'autres affaires concernant des biens immobiliers sortis du patrimoine des anciens propriétaires par des décrets de nationalisation, que des mesures visant l'accélération de la procédure d'octroi des dédommagements à travers le fonds d'investissement « Proprietatea » ont été prises récemment par les autorités nationales en vertu notamment de l'ordonnance d'urgence du Gouvernement no 81/2007. Le Gouvernement renvoie en particulier à une lettre des autorités dirigeant ledit fonds, soulignant que ce fonds fonctionne désormais sous la forme d'une société d'investissements de type fermé qui sera enregistrée auprès de la Commission nationale de valeurs mobilières en tant qu'organisme de placement collectif, après évaluation des actifs se trouvant dans le patrimoine du fonds. Le Gouvernement fait valoir que les personnes détenant des actions du fonds ont désormais deux options, à savoir garder le placement en actions auprès du fonds et bénéficier d'un revenu sous la forme de dividendes, ou demander leur conversion en numéraire, montants qu'il est désormais possible de percevoir. Le Gouvernement précise qu'au 1er février 2008, 2440 demandes exprimant de telles options ont été enregistrées, dont 855 ont été résolues, le montant global des indemnités versées par ce fonds s'élevant à 72 000 000 nouveaux lei roumains (RON), soit environ 20 400 000 EUR. De plus, à compter du 1er novembre 2007, le fonds a commencé à distribuer des dividendes.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
14. Le requérant allègue une atteinte à son droit au respect de ses biens, dans la mesure où il ne peut pas jouir d'un appartement dont la propriété lui a été reconnue par les tribunaux, en raison de sa vente par l'Etat, qui n'a jamais eu de titre de propriété valable. Il invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
15. Le Gouvernement réitère les arguments présentés dans des affaires similaires antérieures (voir, parmi d'autres, Cîrstoiu c. Roumanie, no 22281/05, § 22, 4 mars 2008).
16. La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir les affaires citées ci¬dessus, notamment Străin précité, §§ 39, 43 et 59 et Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, §§ 32-35, 16 février 2006).
17. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. La Cour réaffirme notamment que, dans le contexte législatif roumain régissant les actions en revendication immobilière et la restitution des biens nationalisés par le régime communiste, la vente par l'Etat du bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation définitive en justice du droit de propriété de l'intéressé, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Vodă et Bob c. Roumanie, no 7976/02, § 23, 7 février 2008).
18. Pour autant que le Gouvernement fait valoir qu'il est loisible au requérant d'obtenir une indemnisation par l'intermédiaire de l'organisme de placement collectif en valeurs mobilières « Proprietatea » sur le fondement de la loi no 10/2001, à hauteur de la valeur du bien établie par expertise, la Cour réitère son constat antérieur selon lequel le fonds Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'être regardée comme équivalant à l'octroi effectif d'une indemnité (voir, parmi d'autres, Petrini c. Roumanie, no 3320/05, § 34, 24 février 2009).
19. Cette conclusion est sans préjuger toute évolution positive que pourraient connaître, à l'avenir, les mécanismes de financement prévus par cette loi spéciale en vue d'indemniser les personnes qui, comme le requérant, se sont vu reconnaître la qualité de propriétaires par une décision judiciaire définitive. A cet égard, la Cour prend note avec satisfaction de l'évolution récente qui semble s'amorcer en pratique et qui va dans le bon sens en la matière (paragraphe 13 ci-dessus).
20. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la mise en échec du droit de propriété du requérant sur son bien, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l'iniquité de la procédure, en raison des décisions rendues par les juridictions nationales dans la procédure en annulation du contrat de vente. Les dispositions pertinentes de l'article 6 § 1 de la Convention sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
22. Compte tenu de ses conclusions figurant aux paragraphes 17-20 ci¬dessus, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la recevabilité et le bien-fondé de ce grief (voir, mutatis mutandis et entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I, Zanghì c. Italie, 19 février 1991, § 23, série A no 194-C, Église catholique de la Canée c. Grèce, 16 décembre 1997, § 50, Recueil 1997-VIII, et Denes et autres c. Roumanie no 25862/03, § 59, 3 mars 2009).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
23. L'article 46 de la Convention dispose :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
24. La conclusion de violation de l'article 1 du Protocole no 1 révèle un problème à grande échelle résultant de la défectuosité de la législation sur la restitution des immeubles nationalisés qui ont été vendus par l'Etat à des tiers. Dès lors, la Cour estime que l'Etat doit aménager dans les plus brefs délais la procédure mise en place par les lois de réparation (actuellement les lois nos 10/2001 et 247/2005) de sorte qu'elle devienne réellement cohérente, accessible, rapide et prévisible (voir les arrêts Viaşu c. Roumanie, no 75951/01, § 83, 9 décembre 2008, Katz c. Roumanie, no 29739/03, §§ 30¬37, 20 janvier 2009 et Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, §§ 48-54, 13 janvier 2009).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
26. Le requérant demande, au titre du dommage matériel qu'il aurait subi, la restitution de l'appartement. A défaut d'une telle restitution, il réclame 257 000 euros (EUR), représentant la valeur marchande actuelle de l'appartement et 1 400 EUR par mois à partir du 27 mars 2006, au titre des loyers non perçus. Il soumet à la Cour une expertise de l'appartement établie le 9 juin 2008, ainsi que plusieurs annonces immobilières. Il sollicite aussi 50 000 EUR à titre de préjudice moral.
27. Le Gouvernement estime la valeur marchande du bien immobilier à 134 405 EUR et fournit l'avis d'un expert, établi en mars 2009. Concernant le manque à gagner, il s'oppose à cette prétention. Quant au préjudice moral allégué, le Gouvernement fait valoir qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la somme demandée à ce titre et la prétendue violation de la Convention. Il estime que cette somme est, en tout état de cause, excessive au regard de la jurisprudence de la Cour en la matière.
28. La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de la vente par l'Etat du bien du requérant à des tiers, combinée avec l'absence totale d'indemnisation.
29. Elle estime que la restitution de l'appartement, dans les circonstances de l'espèce, placerait le requérant autant que possible dans une situation équivalant à celle où il se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues.
30. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution, la Cour décide qu'il devra verser au requérant, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle du bien.
31. En l'espèce, s'agissant de déterminer le montant du préjudice matériel, compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur du bien à 181 000 EUR.
32. Quant à la somme demandée au titre des loyers non perçus, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité et le rendement d'une location de l'appartement en question (Buzatu c. Roumanie (satisfaction équitable), no 34642/97, § 18, 27, janvier 2005) et rejette ce chef de demande.
33. Concernant la demande du requérant au titre du dommage moral, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné pour lui des désagréments et des incertitudes pour lesquels la somme de 1 000 EUR représente une réparation équitable.
B. Frais et dépens
34. Le requérant demande environ 1 700 EUR et verse au dossier les justificatifs des honoraires d'avocat, à savoir 1 296 EUR, et des frais engagés pour l'expertise technique de l'appartement, à savoir 500 EUR.
35. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais à condition qu'ils soient réels, justifiés, nécessaires et raisonnables. Il fait observer que le requérant n'a pas versé au dossier les contrats justifiant les honoraires d'avocat et qu'il n'y a aucun lien entre ceux-ci et la présente affaire.
36. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu du fait que la Cour a conclu à une violation de l'article 1 du Protocole no 1, des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, elle estime raisonnable la somme de 1 700 EUR et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
37. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 Ã la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit restituer au requérant l'appartement no 8 se trouvant au 2ème étage de l'immeuble situé à Bucarest, au no 22, rue Nicolae Iorga, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;
b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans le même délai de trois mois, 181 000 EUR (cent quatre¬vingt-un mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
c) qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans le même délai, les sommes suivantes :
i) 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 700 EUR (mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
d) que les sommes mentionnées aux points b) et c) seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
e) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président