DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DI VICO c. ITALIE
(Requête no 32751/02)
ARRÊT
STRASBOURG
13 novembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire di Vico c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 32751/02) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. D. d. V. (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 juin 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes A. N. et T. V., avocats à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, MM. I.M. Braguglia et R. Adam et Mme E. Spatafora, et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 24 mai 2004, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1945 et réside à Durazzano (Bénévent).
A. La procédure principale
5. Le 5 novembre 1992, le requérant déposa un recours devant le juge d'instance de Bénévent, (RG no 7324/92), faisant fonction de juge du travail, afin d'obtenir la reconnaissance de son droit à une pension ordinaire d'invalidité.
6. Le 1er décembre 1992, le juge d'instance fixa la première audience au 7 mars 1994. Le jour venu, le juge nomma un expert et fixa la mise en délibéré de l'affaire au 26 novembre 1996. Par une décision du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 30 décembre 1996, le juge rejeta la demande du requérant.
7. Le 27 février 1997, ce dernier interjeta appel devant le tribunal de Bénévent (RG no 71/97). Des quatre audiences fixées entre le 24 septembre 1997 et le 25 novembre 1998, une fut renvoyée à la demande du requérant, deux concernaient l'exécution d'une expertise et une la mise en délibéré de l'affaire. Par un jugement du 25 novembre 1998, dont le texte fut déposé au greffe le 2 décembre 1998, le tribunal rejeta l'appel. Cette décision fut notifiée à la partie défenderesse le 13 mai 1999 et passa en force de chose jugée le 12 juillet 1999.
B. La procédure « Pinto »
8. Le 6 septembre 2001, le requérant saisit la cour d'appel de Rome au sens de la loi « Pinto » et demanda la constatation d'une violation de l'article 6 § 1 de la Convention (durée excessive de la procédure) et notamment 12 394,96 euros (EUR) à titre de dommage moral.
9. Par une décision du 27 décembre 2001, dont le texte fut déposé au greffe le 18 janvier 2002, la cour d'appel constata le dépassement d'une durée raisonnable et accorda 1 032,91 EUR en équité comme réparation du dommage moral et 1 807,59 EUR pour frais et dépens, dont 464,81 EUR pour frais d'avocat, 309,87 EUR pour dépens et 1 032,91 EUR pour les coûts de la procédure devant cette Cour. Notifiée au ministère de la Justice le 6 mars 2002, cette décision acquit l'autorité de la chose jugée le 6 mai 2002.
10. Les sommes accordées en exécution de la décision « Pinto » furent payées le 12 juin 2003, à la suite d'une saisie.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
12. Le requérant se plaint de la durée de la procédure civile. Après avoir épuisé la voie de recours « Pinto », il considère que le montant accordé par la cour d'appel à titre de dommage moral n'est pas suffisant pour réparer le préjudice causé par la violation de l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, il affirme que la procédure « Pinto » n'est pas un remède effectif, comme l'exige l'article 13 de la Convention.
13. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
14. Les articles 6 § 1 et 13 de la Convention sont ainsi libellés :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours internes
15. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en ce que le requérant ne s'est pas pourvu en cassation et qu'il a omis d'entamer une procédure d'exécution.
16. La Cour rappelle qu'elle a rejeté des exceptions semblables dans l'affaire Delle Cave et Corrado c. Italie (no 14626/03, §§ 17-24, 5 juin 2007). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l'exception du Gouvernement.
2. Qualité de « victime »
17. Afin de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention, il y a lieu d'examiner si les autorités nationales ont reconnu puis réparé de manière appropriée et suffisante la violation litigieuse (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 25-31 ; Cocchiarella c. Italie, précité, §§ 69-98).
18. La Cour, après avoir examiné l'ensemble des faits de la cause et les arguments des parties, considère que le redressement s'est révélé insuffisant et que le paiement de la somme « Pinto » s'est avéré tardif. Partant, le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention.
3. Conclusion
19. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B. Sur le fond
20. La Cour rappelle avoir examiné des griefs identiques à ceux présentés par le requérant et avoir conclu, d'une part, à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention mais, d'autre part, à la non-violation de l'article 13 (voir Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 35-39 et §§ 43-46).
21. Quant à la durée de la procédure, la Cour estime que la période à considérer a commencé le 5 novembre 1992, avec la saisie du juge d'instance de Bénévent, pour s'achever le 2 décembre 1998, date du dépôt au greffe du jugement du tribunal de Bénévent, statuant en tant que juge d'appel. Elle a donc duré plus de six ans pour deux degrés de juridiction.
22. La Cour note également que la somme octroyée par la juridiction « Pinto » n'a été versée que le 12 juin 2003, soit plus de seize mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d'appel : ce paiement a donc largement dépassé les six mois à compter du moment où la décision d'indemnisation devient exécutoire. La Cour sera amenée à revenir sur cette question sous l'angle de l'article 41 de la Convention (voir Cocchiarella c. Italie, précité, § 120).
23. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
24. Par contre, le requérant a disposé d'un recours effectif pour exposer les violations de la Convention qu'il alléguait (Delle Cave et Corrado c. Italie, précité). Par conséquent, il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
25. Le requérant se plaint également de la violation des articles 14, 17 et 34 de la Convention, au motif qu'il aurait été victime d'une discrimination fondée sur la richesse, compte tenu des frais avancés pour intenter la procédure « Pinto » ainsi que du risque d'être condamné à payer les frais de procédure en cas de rejet de son recours.
26. La Cour estime qu'il y a lieu d'examiner ces griefs sous l'angle du droit d'accès à un tribunal au regard de l'article 6 de la Convention. Elle observe que bien qu'un individu puisse être admis, d'après la loi italienne, au bénéfice de l'assistance judiciaire gratuite en matière civile, le requérant n'a pas demandé l'aide judiciaire. Elle relève, en outre, qu'il a pu saisir les juridictions compétentes aux termes de la loi « Pinto » et que la cour d'appel a fait droit à sa demande, lui accordant une somme au titre des frais de procédure. Or, on ne saurait pas parler d'entraves à l'accès à un tribunal lorsqu'une partie, représentée par un avocat, saisit librement la juridiction compétente et présente devant elle ses arguments. Partant, aucune apparence de violation ne pouvant être décelée, la Cour déclare les griefs portant sur les frais de procédure irrecevables car manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § § 3 et 4 de la Convention (Nicoletti c. Italie (déc.), no 31332/96, 10 avril 1997).
27. Le requérant dénonce en outre la violation des articles 14, 17 et 34 de la Convention, en raison des dépens supportés dans la procédure « Pinto » (233,44 EUR).
28. La Cour estime que ce grief porte en substance sur l'effectivité du recours « Pinto » et qu'il doit être analysé sous l'angle de l'article 13 de la Convention. Abstraction faite des conclusions exposées au paragraphe 24 ci-dessus quant à l'effectivité du recours « Pinto », la Cour constate que la cour d'appel de Rome a accordé au requérant 309,87 EUR pour les dépens relatifs à la procédure « Pinto » et rejette partant ce grief car manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § § 3 et 4 de la Convention.
29. Le requérant se plaint enfin du manque d'équité de la procédure « Pinto ». Les juridictions « Pinto » ne représenteraient pas un tribunal impartial au motif que des juges exercent un contrôle sur la conduite d'autres collègues et que la Cour des comptes est tenue d'entamer une procédure en responsabilité à l'encontre de ces derniers, au cas où la longueur d'une procédure interne leur serait imputable.
30. En l'espèce, la crainte d'un défaut d'impartialité tenait au fait que la cour d'appel aurait pu débouter le requérant au nom d'un « esprit de corps » qui amènerait les juges « Pinto » à rejeter systématiquement les demandes de satisfaction équitable pour défendre la conduite d'autres juges. Or, d'une part la Cour constate que la cour d'appel de Rome a fait droit à la demande du requérant. D'autre part, les allégations du requérant sont vagues et non étayées. La Cour rejette donc ce grief car globalement manifestement mal fondé, également au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (Padovani c. Italie, arrêt du 26 février 1993, série A no 257-B, §§ 25-28).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
32. Le requérant réclame 12 394,97 EUR à titre de préjudice moral, moins 1 032,91 EUR accordés par la cour d'appel « Pinto ».
33. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
34. La Cour estime qu'elle aurait pu accorder au requérant, en l'absence de voies de recours internes et compte tenu du fait que l'affaire concerne une pension d'invalidité ainsi que des retards imputables au requérant, la somme de 6 000 EUR. Le fait que la cour d'appel de Rome ait octroyé au requérant 17,21 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu'elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue au requérant 1 667 EUR ainsi que 1 000 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement des 1 032,91 EUR, intervenu seulement le 12 juin 2003, soit plus de seize mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d'appel.
B. Frais et dépens
35. Le requérant demande le remboursement de 233,44 EUR pour frais et dépens relatifs à la procédure « Pinto » et laisse à la Cour le soin de fixer ceux encourus devant elle.
36. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
37. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
38. Quant aux frais et dépens devant la cour d'appel de Rome, la Cour estime raisonnable la somme allouée par l'instance interne, compte tenu de la durée et de la complexité de la procédure « Pinto ». Elle rejette donc la demande. Quant aux frais et dépens encourus devant elle, la Cour relève d'une part que la juridiction « Pinto » a accordé 1 032,91 EUR à ce titre et constate de l'autre part que le requérant n'a pas justifié des dépens ultérieurs. Elle décide partant de ne rien accorder.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la durée excessive de la procédure et de l'effectivité du remède « Pinto » et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 667 EUR (deux mille six cent soixante-sept euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur ladite somme ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe de section Présidente