DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DE GUGLIELMO c. ITALIE
(Requête no 5489/03)
ARRÊT
STRASBOURG
22 juillet 2008
DÉFINITIF
22/10/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire de Guglielmo c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5489/03) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme G. d. G. (« la requérante »), a saisi la Cour le 19 février 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me S. d. N. d. M, avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, MM. I.M. Braguglia et R. Adam, et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 29 août 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1964 et réside à Bénévent.
A. La procédure principale
5. Le 11 février 1988, la requérante assigna M. M. et Mme A, représentés par leur compagnie d’assurances Z., devant le tribunal de Bénévent (RG no 395/88), afin d’obtenir le dédommagement des graves préjudices physiques subis en raison d’un accident de la route.
La mise en état de l’affaire commença le 13 avril 1988. Des quatorze audiences fixées entre le 21 septembre 1988 et le 4 juillet 1994, trois furent renvoyées d’office, deux concernaient le mandat d’un expert et une la fixation de l’audience de présentation des conclusions.
Le 20 mars 1995, le tribunal prononça l’interruption de la procédure en raison du décès de Me C., avocat de la partie défenderesse. Le 5 juin 1995, la procédure fut reprise devant le même tribunal.
La mise en état de l’affaire fut fixée à l’audience du 13 mai 1996, renvoyée d’office au 28 avril 1997. Le jour venu, en raison de la mise en liquidation administrative (« liquidazione coatta amministrativa ») de la compagnie Z., le tribunal prononça l’interruption de la procédure. Le 27 octobre 1997, la procédure fut reprise par la requérante devant le même tribunal.
Par la suite, des neuf audiences fixées entre le 13 juillet 1998 et le 27 juin 2003, trois furent renvoyées d’office, trois concernaient une tentative de règlement amiable et une la fixation de l’audience de présentation des conclusions.
6. Le 11 juillet 2003, les parties conclurent un règlement amiable aux termes duquel la requérante renonça à sa demande contre le paiement d’une somme de 174 615 euros (EUR).
Après quatre audiences renvoyées d’office et une en raison de l’absence des parties, le 17 février 2005 le tribunal raya l’affaire du rôle.
B. La procédure « Pinto »
7. Le 3 octobre 2001, la requérante saisit la cour d’appel de Rome au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée excessive de la procédure décrite ci-dessus. Elle demanda à la cour de dire qu’il y avait eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien au dédommagement des préjudices moraux subis. Elle demanda notamment 50 000 000 lires [soit 25 822,84 euros (EUR)] à titre de dommage moral.
Par une décision du 25 février 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 23 avril 2002, la cour d’appel évalua la procédure jusqu’à la date de la décision et constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle accorda 7 000 EUR comme réparation du dommage moral et 800 EUR pour frais et dépens. Cette décision ne fut pas notifiée et acquit l’autorité de la chose jugée le 8 juin 2003.
Par une lettre du 26 juillet 2002, la requérante informa la Cour du résultat de la procédure nationale et la pria de reprendre l’examen de sa requête.
Par la même lettre, la requérante informa aussi la Cour qu’il n’avait pas l’intention de se pourvoir en cassation au motif que ce remède pouvait être introduit seulement pour des questions de droit.
8. Les sommes accordées en exécution de la décision Pinto furent payées le 12 septembre 2005.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
9. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
10. La requérante allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
11. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
12. Après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties, la Cour estime que le redressement s’est révélé insuffisant et que le paiement de la somme « Pinto » s’est avéré tardif (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 26-31, 5 juin 2007 et Cocchiarella c. Italie, précité). Partant, la requérante peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
13. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
14. Quant à la durée de la procédure, la Cour estime que la période à considérer s’étend du 11 février 1988, jour de l’introduction de la demande de la requérante devant le tribunal de Bénévent, jusqu’au 11 juillet 2003, date de la signature du règlement amiable. Elle a donc duré quinze ans et cinq mois pour un degré de juridiction.
15. Dans l’estimation de cette période, la Cour tient compte du fait que la cour d’appel a évalué la durée de la procédure à la date de sa décision, soit le 25 février 2002. Partant, une période de seize mois (du 25/02/2002 au 11/07/2003, date à laquelle la procédure de quo prit fin) n’a pas pu être prise en considération par la cour d’appel.
De surcroit, elle note que la requérante n’a pas eu la possibilité de retourner devant une cour d’appel pour faire appliquer la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation du 26 janvier 2004 (voir l’arrêt no 1339) et que la durée restante de seize mois n’était en soi pas suffisante pour constituer une seconde violation dans le cadre de la même procédure (voir, a contrario, Rotondi c. Italie, no 38113/97, §§ 14-16, 27 avril 2000 et S.A.GE.MA S.N.C. c. Italie, no 40184/98, §§ 12-14, 27 avril 2000). Partant, la Cour estime que, puisque la requérante peut se prétendre « victime » de la durée de la procédure, elle peut prendre en considération toute la procédure nationale sur le fond et pas seulement celle déjà examinée par la cour d’appel (voir Cocchiarella c. Italie, précité, §§ 115-116).
16. La Cour note également que la somme octroyée par la juridiction « Pinto » n’a été versée que le 12 septembre 2005, soit plus de quarante mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel : ce paiement a donc largement dépassé les six mois à compter du moment où la décision d’indemnisation devint exécutoire. Le fait que la procédure « Pinto » examinée dans son ensemble, et notamment dans sa phase d’exécution, n’a pas fait perdre à la requérante sa qualité de « victime » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour sera donc amenée à revenir sur cette question sous l’angle de l’article 41 (voir Cocchiarella c. Italie, précité, § 120).
17. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
18. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
19. La requérante réclame 17 976 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
20. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
21. La Cour estime qu’elle aurait pu accorder à la requérante, en l’absence de voies de recours internes et compte tenu de l’enjeu du litige, la somme de 20 000 EUR. Le fait que la cour d’appel de Rome ait octroyé à la requérante environ 35 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu’elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue à la requérante 2 000 EUR à ce titre, plus 2 000 EUR pour la durée supplémentaire subie par la requérante après le constat de violation par la juridiction « Pinto », ainsi que 3 400 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement des 7 000 EUR, intervenu seulement le 12 septembre 2005, soit plus de quarante mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel.
B. Frais et dépens
22. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 5 971 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et à Strasbourg.
23. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
24. Selon la jurisprudence de la Cour, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie, no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22). Quant aux frais et dépens encourus devant les juridictions « Pinto », estimant raisonnable la somme allouée par l’instance interne, la Cour rejette cette demande. Quant aux frais et dépens encourus devant elle, elle estime que dans le cadre de la préparation de la présente requête, certains frais ont dû être encourus. Dès lors, statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’octroyer 1 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
25. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 7 400 EUR (sept mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juillet 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente