TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DARNAI c. ROUMANIE
(Requête no 36297/02)
ARRÊT
STRASBOURG
8 décembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Darnai c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 36297/02) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. A. A. D. (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 septembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 septembre 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1938 et réside à Baia Mare.
A. Arrestation du requérant et la procédure pénale à son encontre
5. Durant l'année 1991, le requérant fut mis en examen pour des faits de détournement de fonds et il fut placé en détention provisoire du 15 au 20 novembre 1991.
6. Par un jugement du 8 mars 1993 du tribunal départemental de Satu Mare, le requérant fut acquitté des charges retenues à son encontre. Le jugement devint définitif à la suite d'un arrêt du 19 avril 1996 de la Cour suprême de justice.
7. Pendant la procédure, le requérant s'est vu confisquer son passeport pour une période d'un an et une partie de ses biens personnels fut saisie pour une période de dix mois.
B. Action en réparation du préjudice subi par le requérant du fait de sa détention provisoire
8. A une date non-précisée, le requérant saisit le tribunal départemental de Maramureş d'une action contre l'Etat représenté par le ministère des Finances (« le ministère ») visant à obtenir réparation pour le préjudice subi du fait de sa détention provisoire et de la procédure pénale à son encontre, demandant également le remboursement des frais et dépens exposés pendant ladite procédure.
9. Par un jugement du 3 novembre 2000, le tribunal départemental accueillit partiellement l'action du requérant et ordonna au ministère de lui verser une somme de 150 millions lei roumains (ROL) au titre de préjudice moral pour les cinq jours de détention provisoire, ainsi que de lui payer la somme de 20 millions ROL pour les frais et dépens exposés pendant la procédure pénale.
10. Le jugement devint définitif à la suite d'un arrêt du 5 juin 2002 de la Cour suprême de justice.
11. Le 4 février 2003, le requérant demanda à la Direction générale des finances publiques de Maramureş (« la direction générale ») le paiement de la somme accordée par l'arrêt définitif susmentionné. Par une note interne du 17 février 2003, la direction générale envoya la demande au ministère afin d'obtenir l'aval de ce dernier pour honorer le paiement. Le
11 septembre 2003, le ministre des finances donna son accord pour le paiement, mais celui-ci ne fut pas effectué.
C. Condamnation du requérant à supporter le passif de sa société
12. Par un jugement du 9 juin 2003, le tribunal départemental de Maramureş condamna le requérant à supporter le passif de sa société L. à concurrence de 2 187 118 029 ROL, dont 2 130 082 163 ROL dette fiscale envers l'Administration des finances publiques de Maramureş (« l'administration des finances »), créditrice de la société. Le jugement devint définitif par un arrêt du 11 novembre 2003 de la cour d'appel de Cluj.
D. La compensation de la créance du requérant
13. Par une lettre du 22 avril 2004 adressée à la direction générale, l'administration des finances institua une saisie-attribution pour toute somme éventuellement due par la direction générale au requérant.
14. En application des dispositions légales portant sur la compensation des créances fiscales, par un ordre de paiement du 10 mai 2004, le montant de 170 millions ROL dû au requérant fut versé aux comptes de l'administration des finances afin d'assurer le remboursement des sommes que le requérant devait acquitter en vertu de l'arrêt du 11 novembre 2003 précité. Ce dernier en fut informé par une lettre du 24 septembre 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Les dispositions internes pertinentes sont décrites dans l'arrêt
S.C. Ghepardul S.R.L. c. Roumanie (no 29268/03, §§ 36-41, 14 avril 2009).
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
16. Le requérant allègue que la non-exécution de l'arrêt définitif du 5 juin 2002 a porté atteinte à son droit d'accès à un tribunal ainsi qu'à son droit au respect de ses biens. Il invoque les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
17. Le Gouvernement soulève une exception quant au défaut de qualité de victime du requérant. Il considère que l'arrêt définitif a été exécuté le 10 mai 2004 et que le requérant a reconnu ce fait dans ses lettres à la Cour. Il en conclut que le requérant n'a plus la qualité de « victime » au sens de l'article 34 de la Convention.
18. Le requérant conteste cette thèse. Il estime que la manière envisagée par l'Etat d'exécuter l'arrêt ne saurait lui enlever la qualité de « victime », dans la mesure où aucune majoration de retard ne lui avait été avancée et que la compensation n'est intervenue qu'ultérieurement à l'arrêt qui lui était favorable et à la suite d'une procédure inéquitable dont le résultat a été sa condamnation à supporter le passif de sa société.
19. La Cour estime que l'exception du Gouvernement est étroitement liée à la substance des griefs en question, de sorte qu'il y a lieu de la joindre au fond. Par ailleurs, la Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
20. Le Gouvernement note que l'arrêt définitif du 5 juin 2002 a été exécuté et, qu'en tout état de cause, les autorités internes ne sont pas restées passives face à l'obligation imposée par ledit arrêt définitif, dans la mesure où le délai d'exécution n'est pas excessif et qu'il est dû notamment aux procédures administratives prescrites par la législation en vigueur.
21. Le requérant relève que la somme accordée ne lui a pas été versée malgré l'existence d'un titre exécutoire et que la compensation mise en œuvre par les autorités était intervenue suite à une procédure ultérieure.
22. La Cour estime qu'il convient tout d'abord d'examiner si l'ordre de paiement du 10 mai 2004 peut être considéré comme mettant fin à la situation de non-exécution dont se plaint le requérant. A ce titre, elle note que la somme due à l'intéressé en vertu de l'arrêt précité a été saisie à la suite d'un arrêt définitif postérieur condamnant le requérant à supporter le passif de sa société, dont l'administration des finances était créditrice.
23. La Cour observe ensuite que les autorités internes ont mis en œuvre la procédure administrative pour honorer le paiement ordonné par l'arrêt définitif favorable au requérant. Toutefois, compte tenu de l'obligation de paiement établi à la suite de l'arrêt du 11 novembre 2003 de la cour d'appel de Cluj, la direction générale avait fait application des dispositions légales permettant la compensation des créances fiscales en versant la somme due au requérant directement aux comptes de l'administration des finances.
24. Eu égard aux éléments présentés ci-dessus et au fait que le requérant n'a pas contesté devant les juridictions internes la compensation effectuée, la Cour considère que les autorités internes se sont conformées à l'obligation qui leur a été imposée par l'arrêt définitif favorable au requérant.
25. La Cour relève toutefois que l'ordre de paiement n'est intervenu que le 10 mai 2004 et que le requérant a été informé le 24 septembre 2004 de la manière dont les autorités internes ont entendu régler la situation. Or, dans la mesure où, malgré le retard dans l'exécution de l'arrêt définitif du
5 juin 2002, les autorités internes n'ont, à aucun moment, reconnu une éventuelle violation ni réparé le préjudice allégué par le requérant du fait de la durée de l'exécution, ce dernier peut se prétendre victime d'une violation de ses droits protégés par la Convention (voir, mutatis mutandis, Glod c. Roumanie, no 41134/98, §§ 27 et 28, 16 septembre 2003, et Acatrinei c. Roumanie, no 7114/02, § 30, 26 octobre 2006).
26. En l'espèce, la Cour observe qu'un délai d'environ deux ans s'est écoulé avant que les autorités internes ne procèdent au paiement de la somme tel qu'ordonné par l'arrêt définitif précité, délai qui n'apparaît pas comme raisonnable, au vu de la jurisprudence de la Cour en la matière (Dorneanu c. Roumanie, no 1818/02, § 52, 26 juillet 2007 ; Becciu c. Moldova, no 32347/04, § 28, 13 novembre 2007).
27. Elle rappelle que l'omission des autorités, sans justification pertinente, d'exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive peut entraîner une violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, surtout quand l'obligation de faire exécuter la décision en cause appartient à une autorité administrative (voir, Acatrinei, précité, § 40 et Dorneanu, précité, § 41).
28. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime que l'Etat n'a pas déployé tous les efforts nécessaires afin de faire exécuter avec célérité la décision judiciaire favorable au requérant.
29. Partant, la Cour rejette l'exception du Gouvernement relative au défaut de qualité de victime du requérant et conclut qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
30. Invoquant l'article 5 §§ 1 et 5 de la Convention, le requérant se plaint de l'insuffisance du montant accordé par les tribunaux internes au titre de réparation pour sa détention entre les 15 novembre et 20 novembre 1991, qui a été illégale. Sur le fondement de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant estime que la saisie de ses biens pendant la procédure pénale a porté atteinte à son droit au respect de ses biens. Invoquant l'article 2 du Protocole no 4 à la Convention, il estime que la confiscation de son passeport pour une période d'un an a constitué une entrave injustifiée à son droit à la libre circulation.
31. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles de la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
33. Le requérant réclame, au titre du préjudice matériel, 45 426 euros (EUR) représentant la somme due suite à l'arrêt définitif du 5 juin 2002, réactualisée pour tenir compte de l'inflation, 331 513 EUR en tant que dommages matériels non accordés pendant la procédure pénale à son encontre, ainsi que 100 000 EUR au titre de réparation pour le préjudice subi en raison de la confiscation de son passeport, soit un total de 476 939 EUR. Pour le préjudice moral, le requérant demande une somme de 30 000 EUR.
34. Le Gouvernement estime qu'il convient de ne rien accorder au titre du préjudice matériel, certains chefs de demande (confiscation du passeport) n'ayant d'ailleurs aucun lien avec la présente affaire. Pour ce qui est du préjudice moral, le Gouvernement estime que le montant demandé est excessif.
35. La Cour rappelle que la seule base d'octroi d'une satisfaction équitable en l'espèce réside dans le délai constaté dans l'exécution de l'arrêt définitif du 5 juin 2002, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Elle estime que le requérant a du subir un préjudice matériel en raison du retard mis par les autorités pour exécuter l'arrêt définitif qui lui était favorable. Tenant compte du taux d'intérêt annuel moyen appliqué par les banques roumaines et des circonstances de l'espèce (voir, parmi d'autres, Prodan c. Moldova, no 49806/99, CEDH 2004-III (extraits), Dumbraveanu c. Moldova, no 20940/03, 24 mai 2005, et Daniliuc c. Moldova, no 46581/99, 18 octobre 2005), elle alloue au requérant 300 EUR pour préjudice matériel. En revanche, la Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et les autres demandes du requérant au titre du dommage matériel et les rejette.
36. Par ailleurs, la Cour considère que l'impossibilité de voir exécuter l'arrêt rendu en sa faveur a entraîné pour le requérant pendant la période en question un état d'incertitude et de frustration qu'un constat de violation ne suffit pas à réparer. Elle estime que la somme de 1 000 EUR constitue une réparation équitable du préjudice moral subi par le requérant.
B. Frais et dépens
37. Le requérant demande également 74 454 EUR pour les frais et dépens engagés pendant la procédure pénale à son encontre, ainsi que 900 EUR au titre de frais de traduction des documents envoyés à la Cour.
38. Le Gouvernement note que les frais exposés par le requérant ne sont pas prouvés et qu'ils n'ont pas de lien de causalité avérée avec la présente affaire. S'agissant de la traduction, il observe que le requérant n'a pas prouvé son lien avec la présente affaire.
39. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime que les justificatifs fournis par le requérant ne permettent pas d'établir un lien entre les frais y mentionnés et la présente affaire.
40. Dès lors, elle n'alloue rien au requérant à ce titre.
C. Intérêts moratoires
41. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l'exception soulevée par le Gouvernement quant au défaut de qualité de victime du requérant et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
b) que les sommes susmentionnées seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
c) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président