DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CRESCI c. ITALIE
(Requête no 35783/03)
ARRÊT
STRASBOURG
13 novembre 2007
DÉFINITIF
02/06/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cresci c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Mme F. Tulkens, présidente,
MM. A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
M. Ugrekhelidze,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Mularoni,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35783/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. L. C. (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 octobre 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me C. D., avocat à Parme. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ivo Maria Braguglia, et son coagent adjoint, M. Nicola Lettieri.
3. Le 6 avril 2005, la Cour a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs tirés des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention, 1 du Protocole no 1 à la Convention et 2 du Protocole no 4 à la Convention. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1948 et réside à Florence.
A. La procédure de faillite
5. A une date non précisée, le tribunal de Florence (« le tribunal ») déclara la faillite de la société R.L.B. S.r.l., exerçant une activité de restauration, dont le requérant était administrateur unique.
6. A la demande du syndic de la faillite, par un jugement du 7 octobre 1997, déposé à une date non précisée, le tribunal déclara la faillite personnelle du requérant par extension.
7. Le 1er juin 1998, l'audience pour la vérification de l'état du passif de la faillite eut lieu et le comité des créanciers fut constitué.
8. Le 9 juin 1998, le syndic déposa un rapport.
9. Le 24 septembre 1998, le juge délégué (« le juge ») autorisa le syndic à introduire une action en révocation à l'encontre de la société E.S. relativement à l'achat de la part de cette dernière d'une autre société.
10. Le 27 octobre 1998, le requérant fit opposition au jugement déclarant sa faillite.
11. Le 21 décembre 1998, le juge autorisa le syndic à introduire une action à l'encontre de la société E.S. visant à établir que le contrat d'achat avait été simulé.
12. Le 30 décembre 1998, le syndic déposa un rapport.
13. Entre le 19 novembre 1998 et le 6 décembre 2002, seize demandes tardives d'admission à l'état du passif de la faillite furent déposées.
14. A une date non précisée, la société M.T. fit opposition à l'état du passif de la faillite.
15. Le 7 juillet 1999, le tribunal autorisa un règlement amiable entre la faillite et la société M.T. et, le 22 juillet 1999, le juge autorisa le syndic à modifier l'état du passif de la faillite.
16. Le 13 mars 2000, une vente aux enchères de certains biens faisant partie de la faillite eut lieu.
17. Par un jugement du 24 avril 2002, le tribunal, se prononçant sur l'opposition du requérant à sa déclaration de faillite, rejeta la demande de ce dernier.
18. A une date non précisée, le requérant interjeta appel devant la cour d'appel de Florence.
19. Par un arrêt déposé le 28 février 2005, la cour d'appel fit droit à la demande du requérant et révoqua la déclaration de faillite de celui-ci.
B. La procédure introduite conformément à la loi Pinto
20. Le 22 octobre 2003, le requérant introduisit un recours devant la cour d'appel de Gênes conformément à la loi Pinto se plaignant de la durée de la procédure de faillite ainsi que des incapacités dérivant de sa déclaration de faillite.
21. Par une décision déposée le 1er juin 2006, la cour d'appel estima que la durée de la procédure avait été excessive et accorda au requérant 3 000 euros (EUR) à titre de dédommagement moral, compte tenu aussi des incapacités dérivant de sa mise en faillite, ainsi que 7 50 EUR pour frais et dépens.
22. Le 19 février 2007, le requérant se pourvut en cassation. Selon les informations fournies par celui-ci le 4 septembre 2007, le pourvoi était à cette date encore pendant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
23. Le droit interne pertinent est décrit dans les arrêts Campagnano c. Italie (no 77955/01, §§ 19-22, 23 mars 2006), Albanese c. Italie (no 77924/01, §§ 23-26, 23 mars 2006) et Vitiello c. Italie (no 77962/01, §§ 17-20, 23 mars 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION, QUANT À LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
24. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure.
25. Le Gouvernement tout d'abord soulève le fait que cette requête a été présentée par M. C.« pour son propre compte ainsi que comme étant administrateur de la société R.L.B. S.r.l. ». Quant à la partie de la requête introduite pour le compte de la société, le Gouvernement fait valoir que, le requérant ne pouvant plus représenter la société à la suite de la mise en faillite de celle-ci, il n'aurait pas la qualité à agir devant la Cour pour le compte de dite société.
26. La Cour constate d'emblée que cette requête a été introduite exclusivement par M. C. pour son propre compte et porte sur la partie de la déclaration de faillite touchant personnellement celui-ci. Elle rejette, partant, l'exception du Gouvernement.
27. Le Gouvernement estime que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes au sens de la loi Pinto.
28. Le requérant maintient son grief.
29. La Cour constate que, selon les dernières informations du 4 septembre 2007 dans le dossier, le recours du requérant conformément à la loi Pinto est toujours pendant en cassation. Cette partie de la requête est donc prématurée et doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes selon l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT DU REQUÉRANT À LA DÉFENSE
30. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir eu libre accès au dossier de sa faillite. Ainsi, il n'aurait « pas pu s'opposer aux restrictions dérivant de sa déclaration de faillite ».
31. La Cour estime que ce grief n'a pas été étayé et qu'il doit donc être rejeté pour défaut manifeste de fondement selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT DU REQUÉRANT D'ESTER EN JUSTICE, 8 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA CORRESPONDANCE, 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION ET 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
32. Sans invoquer aucun article de la Convention, le requérant se plaint du fait que, suite à sa déclaration de faillite, il ne peut pas ester en justice. Invoquant l'article 8 de la Convention, il se plaint de la violation de son droit au respect de sa correspondance, en raison de la durée de la procédure. Invoquant l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, il se plaint que la déclaration de faillite l'a privé de ses biens, notamment en raison de la durée de la procédure. Invoquant l'article 2 du Protocole no 4 à la Convention, il dénonce la limitation de sa liberté de circulation, notamment en raison de la durée de la procédure. La Cour estime que le grief tiré du droit du requérant d'ester en justice doit être analysé sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention.
33. Le Gouvernement estime que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes conformément à la loi Pinto.
34. Le requérant maintient son grief.
35. La Cour réitère que le requérant a introduit un recours conformément à la loi Pinto qui était pendant en cassation au 4 septembre 2007 (paragraphe 29 ci-dessus). Cette partie de la requête est donc également prématurée et doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes selon l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
36. Invoquant l'article 3 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint de la limitation de ses droits électoraux suite à sa mise en faillite.
37. La Cour note que la perte des droits électoraux suite à la mise en faillite ne peut pas excéder cinq ans à partir de la date du jugement déclarant la faillite. Or, ce jugement datant du 7 octobre 1997, le requérant aurait dû introduire son grief au plus tard le 7 avril 2003, compte tenu aussi du délai de six mois prévu par l'article 35 § 1 de la Convention. La requête ayant été introduite le 30 octobre 2003, la Cour considère que ce grief est tardif et doit être rejeté conformément à l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE
38. Le requérant se plaint du fait que les incapacités personnelles dérivant de la mise en faillite perdurent jusqu'à l'obtention de la réhabilitation, laquelle ne peut être demandée qu'au bout de cinq ans après la clôture de la procédure de faillite. La Cour estime que ce grief doit être analysé sous l'angle de l'article 8 de la Convention quant au droit du requérant au respect de sa vie privée.
A. Sur la recevabilité
39. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
40. La Cour estime que, compte tenu de la nature automatique de l'inscription du nom du requérant dans le registre des faillis, de l'absence d'une évaluation et d'un contrôle juridictionnel sur l'application des incapacités qui y sont relatives ainsi que du laps de temps prévu pour l'obtention de la réhabilitation, il y a eu ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée.
41. La Cour a déjà traité d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 8 de la Convention, étant donné qu'une telle ingérence n'était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Campagnano c. Italie, précité, §§ 50-66, Albanese c. Italie, précité, §§ 50-66 et Vitiello c. Italie, précité, §§ 44-62).
42. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle estime donc qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
43. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas disposer d'un recours effectif pour se plaindre des incapacités le touchant tout au long de la procédure de faillite.
A. Sur la recevabilité
44. La Cour note d'emblée que, dans l'arrêt Bottaro c. Italie (no 56298/00, du 17 juillet 2003), elle a constaté la violation de l'article 13 de la Convention en raison de l'absence d'un recours effectif pour se plaindre de la limitation prolongée du droit au respect de la correspondance du requérant. Elle estime donc que le grief soulevé par le requérant doit être examiné uniquement sous l'angle de cette disposition.
45. Ensuite, quant à la partie du grief liée à ceux concernant la limitation prolongée du droit d'ester en justice, du droit au respect des biens (article 1 du Protocole no 1 à la Convention), de la correspondance (article 8 de la Convention) et de la liberté de circulation du requérant (article 2 du Protocole no 4 à la Convention), la Cour rappelle avoir conclu à l'irrecevabilité de ces derniers. Elle estime donc que, ne s'agissant pas de griefs « défendables » au regard de la Convention, cette partie du grief tiré de l'article 13 de la Convention doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
46. Quant à la partie du grief portant sur l'absence d'un recours effectif pour se plaindre des incapacités personnelles dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre des faillis et perdurant jusqu'à l'obtention de la réhabilitation civile, la Cour constate qu'elle n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
47. La Cour a déjà traité d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 13 de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Bottaro c. Italie, précité, §§ 41-46 et Campagnano c. Italie, précité, §§ 67-77).
48. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
49. Partant, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
50. Le requérant se plaint enfin de la violation de l'article 1 du Protocole no 4 à la Convention en raison de ce que les incapacités dérivant de la mise en faillite entraîneraient une situation comparable à celle de l'emprisonnement pour dettes.
51. La Cour relève que le requérant n'a pas fait l'objet d'une privation de la liberté personnelle telle que l'emprisonnement. Ce grief doit donc être rejeté pour défaut manifeste de fondement selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
VIII. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
53. Le requérant réclame 433 823,79 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 12 394,98 EUR au titre de dédommagement moral qu'il aurait subis.
54. Le Gouvernement s'oppose à cette prétention.
55. N'apercevant pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué, la Cour rejette cette demande. Quant au préjudice moral, elle estime que, eu égard à toutes les circonstances de l'affaire, les constats de violation figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
56. La requérante demande également 21 827,35 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.
57. Le Gouvernement s'oppose à cette prétention.
58. Compte tenu des éléments en sa possession, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
59. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 de la Convention (respect de la vie privée) et 13 de la Convention, en ce qui concerne l'absence d'un recours pour se plaindre des incapacités personnelles dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre des faillis, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention, quant au droit au respect de la vie privée ;
3 Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention, quant à l'absence d'un recours pour se plaindre des incapacités personnelles ;
4. Dit que les constats de violation figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé F. Tulkens
Greffière Présidente