TROISIÈME SECTION
AFFAIRE COSTÄ‚CHESCU c. ROUMANIE
(Requête no 37805/05)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
29 septembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Costăchescu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Ann Power, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 septembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37805/05) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Viorica Costăchescu (« la requérante »), a saisi la Cour le 3 octobre 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 23 janvier 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1948 et réside à Bucarest.
1. Procédure concernant la conclusion d'un contrat de bail
5. Par un ordre de répartition délivré le 14 mai 1983, l'Archevêché de Bucarest attribua à la requérante et à sa fille en vertu de la loi no 5/1973 sur la gestion des logements et les rapports entre propriétaires et locataires un appartement sis à Bucarest 18 rue Doamnei. L'appartement était attribué à titre de location en application des dispositions de la loi précitée.
6. Le 10 janvier 1984 la Paroisse orthodoxe Colţea, en tant qu'administrateur de l'immeuble qui faisait partie du fonds locatif de l'État et la requérante conclurent un contrat de bail pour une durée de 3 ans avec possibilité de prolongation.
7. A une date non précisée, la requérante saisit le tribunal de première instance du 3ème arrondissement de Bucarest d'une action dirigée contre le conseil général de Bucarest et la direction de l'administration du fonds immobilier de Bucarest, SC DAFI SA (institution d'intérêt public locale sous la coordination du conseil général), tendant à les obliger à conclure un contrat de bail portant sur ledit appartement.
Par un jugement du 7 avril 2000 le tribunal accueillit l'action de la requérante et ordonna à celles-ci d'émettre un ordre d'attribution de l'appartement no 3, situé au 18, rue Doamnei, à Bucarest, en faveur de la requérante et de conclure avec elle, dans les conditions de la loi no 114/1996 sur le logement un contrat de bail portant sur l'appartement susmentionné. Faute d'appel des parties le jugement devint définitif.
8. A une date non précisée, ce jugement fut revêtu de la formule exécutoire.
9. Par courrier du 15 juin 2000, le maire de Bucarest demanda à la direction générale de dresser le contrat de bail à signer par les parties.
10. Ce contrat n'a pas été conclu à ce jour.
2. Action tendant à constater le droit de propriété de la Paroisse sur l'immeuble
11. Le 23 février 2000, la Paroisse Colţea introduisit devant le tribunal départemental de Bucarest une action dirigée contre l'Archevêché de Bucarest, tendant à faire constater son droit de propriété sur l'immeuble et la construction sise 18, rue Doamnei. La requérante et huit autres locataires firent une demande d'intervention dans la procédure pour faire constater que la Paroisse n'avait pas de droit de propriété sur l'immeuble.
Au cours de l'instance, la Paroisse renonça à poursuivre l'action.
12. Par un jugement définitif du 14 novembre 2001, le tribunal départemental prit note de la renonciation de la Paroisse et accueillit les demandes d'intervention de la requérante et d'autres locataires constatant que la Paroisse n'avait pas de droit de propriété de l'immeuble.
Faute d'appel des parties, ce jugement devint définitif.
3. Situation de l'immeuble et démarches en vue de l'exécution
13. Par une décision du 30 septembre 1954 le Patriarche de l'Église Orthodoxe roumaine ordonna que le patrimoine de l'Église Sf.Ilie, Hanul Colţei, parmi lequel figurait l'immeuble sis 18, rue Doamnei soit administré et utilisé par la Paroisse Colţea. Le 27 février 2002, par décision du Patriarche, l'immeuble en question fut confié à l'administration de l'Archevêché de Bucarest.
14. Par courrier du 17 mars 1997 le conseil général de Bucarest indiqua à un autre locataire de l'immeuble que, selon les éléments fonciers à sa disposition, le terrain appartenait pour une surface de 1455 m² à l'État et pour une autre surface de 475 m² à l'Église Sf.Ilie, Hanul Colţei.
15. Par des courriers des 30 octobre 1997 et 21 février 2000 respectivement, la mairie de Bucarest, s'appuyant sur les documents des Archives Nationales, conclut que l'Église Sf.Ilie, Hanul Colţei n'était pas la propriétaire de l'immeuble en question et qu'elle bénéficiait seulement du droit de l'administrer.
16. La requérante s'adressa ensuite auprès de la Commission spéciale de reconstitution des biens ayant appartenu aux cultes religieux qui lui répondit que l'Archevêché de Bucarest n'avait pas déposé de demande de restitution de l'immeuble sis 18, rue Doamnei.
17. Par un courrier du 20 mars 2001 la mairie, en réponse à un courrier de la requérante, lui indiqua que la direction de l'administration du fonds immobilier n'avait pas présenté la documentation nécessaire pour conclure le bail.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Les dispositions pertinentes du Statut sur l'organisation et le fonctionnement de l'Église Orthodoxe roumaine publié au Bulletin Officiel du 23 février 1949, en vigueur à l'époque des faits sont rédigées comme suit :
Article 39
« Les parties composantes et les organes locaux de l'Église Orthodoxe roumaine sont :
a) La Paroisse
(...)
e) L'Éparchie (Évêché ou Archevêché). »
Article 40
« Chacune des parties composant l'Église, conformément à ce Statut, a le droit de gestion et d'administration (...) »
Article 168
« L'ensemble des biens appartenant à la Patriarchie (...) Évêché, Paroisse (...) constitue la fortune de l'Église (...) »
19. La loi no 69/1991 régissant l'administration publique locale, en vigueur à l'époque des faits.
Article 83
« L'ensemble des biens appartenant aux unités administratives-territoriales doivent faire l'objet d'un inventaire annuel. Un rapport annuel sur la situation des biens est présenté aux conseils locaux et départementaux. »
Article 84
« (1) Les conseils locaux et départementaux décident de ce que les biens appartenant au domaine public ou privé de l'État, seront administrés par des régies autonomes et institutions publiques ou seront attribués en concession ou en location (...)
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. La requérante allègue que l'inexécution du jugement du 7 avril 2000 du tribunal de première instance du 3ème arrondissement de Bucarest a enfreint son droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
21. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
22. Le Gouvernement fait valoir qu'il s'agit en l'occurrence d'une impossibilité objective d'exécution, due au fait que l'arrêt du 7 avril 2000 a été rendu à l'encontre d'une autorité publique qui n'est pas compétente pour assurer son exécution. Il ajoute que, bien que la direction de l'administration du fonds immobilier ait fait des démarches en vue de la conclusion du contrat, l'immeuble se trouve dans le patrimoine de l'Église orthodoxe roumaine et que de ce fait, la direction n'est pas compétente pour conclure le contrat.
23. La requérante s'oppose à cette thèse. Elle estime que les autorités retardent de mauvaise foi l'exécution du jugement précité.
24. La Cour rappelle qu'elle a déjà conclu dans plusieurs affaires que les actes ou omissions de l'administration à la suite d'une décision de justice ne peuvent avoir comme conséquence ni d'empêcher ni, encore moins, de remettre en question le fond de cette décision (voir parmi beaucoup d'autres Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999-V).
25. Se tournant vers les circonstances de la présente affaire, la Cour note que, bien que la requérante ait obtenu le 7 avril 2000 un jugement définitif ordonnant au conseil général et à la direction de l'administration du fonds immobilier de conclure avec elle un contrat de bail portant sur l'appartement no 3, sis 18, rue Doamnei, ce jugement n'a été ni exécuté, ni annulé ou modifié à la suite de l'exercice d'une voie de recours prévue par loi.
26. La Cour constate que, nonobstant la décision de justice favorable à la requérante, les autorités n'ont pas procédé à l'exécution au motif que l'immeuble ne relevait pas de leur propriété ou de leur administration. Accepter cet argument équivaudrait à admettre que, dans le cas d'espèce, l'administration pourrait se soustraire à l'exécution d'un arrêt de justice en arguant simplement de l'interprétation incorrecte de la loi interne par les juridictions nationales, remettant ainsi en cause le fond de l'affaire (mutatis mutandis, Ioannidou-Mouzaka c. Grèce, no 75898/01, § 33, 29 septembre 2005). Admettant qu'une incertitude puisse subsister quant à la situation juridique de l'immeuble, la Cour rappelle que les juridictions nationales ont estimé que le conseil général et la direction de l'administration du fonds immobilier étaient tenus de conclure le contrat de bail (voir, mutais mutandis, S.C. Ruxandra Trading S.r.l. c. Roumanie, no 28333/02, § 56, 12 juillet 2007).
27. La Cour note que le Gouvernement a motivé son refus d'exécuter ledit jugement par le fait que les autorités visées dans le jugement et tenues à l'exécution n'étaient pas propriétaires ou administratrices de l'immeuble et qu'il s'agissait de ce fait d'une impossibilité objective d'exécution. Toutefois, il ne peut pas s'en prévaloir si ces justifications n'ont pas été avancées à la requérante, par les autorités administratives ou par les tribunaux internes (Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 76, 2 mars 2004).
Tout en acceptant qu'il ne lui appartient pas de confirmer ou d'infirmer le contenu d'une décision de justice interne, la Cour ne peut cependant se dispenser de constater la situation juridique établie entre les parties (S.C. Ruxandra Trading, précité, § 56). Ainsi, pour autant qu'une incertitude puisse persister quant au titulaire du droit de propriété ou d'administration sur l'immeuble (voir §§ 12, 14 et 15), la Cour constate que ni le conseil général ni la direction de l'administration du fonds immobilier n'ont jugé nécessaire de contester valablement le jugement du 7 avril 2000 devant les juridictions nationales afin de clarifier la situation. Par ailleurs, elle estime qu'en tout état de cause il appartenait aux autorités et non pas à la requérante de clarifier la situation juridique de l'immeuble par rapport aux autres institutions publiques et d'informer la requérante des circonstances rendant impossible l'exécution, ce qui n'a pas été le cas d'espèce.
28. Dès lors, ayant à l'esprit le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique, la Cour estime que le jugement définitif rendu par les juridictions nationales prévaut et que les autorités administratives étaient tenues de s'y conformer entièrement (Pântea c. Roumanie, no 5050/02, § 35, 15 juin 2006).
29. Eu égard à ce qui précède et rappelant que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour estime qu'en s'abstenant depuis neuf ans maintenant de mettre en exécution le jugement du 7 avril 2000, les autorités ont ôté tout effet utile au droit d'accès de la requérante à un tribunal.
30. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
31. La requérante allègue en substance que le refus de l'administration de conclure le contrat de bail conformément au jugement du 7 avril 2000 a emporté violation de son droit au respect de ses biens prévu à l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
32. Le Gouvernement propose de déclarer cette partie de la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Le Gouvernement argue du fait que la requérante ne disposait pas d'un bien au sens de cette disposition. Il fait valoir qu'à la différence de l'affaire Malinovski c. Russie, no 41302/02, la décision de justice a enjoint à l'administration de conclure avec la requérante un contrat de bail sur un appartement précis qui pourtant ne se trouvait pas dans la propriété ou sous l'administration de l'État.
33. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le droit à un bail, reconnu par une décision judiciaire définitive, représente une créance suffisamment établie pour constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Malinovski c. Russie, no 41302/02, § 45, CEDH 2005-VII (extraits) ; Tétériny c. Russie, no 11931/03, § 50, 30 juin 2005 ; Koukalo c. Russie, no 63995/00, § 58, 3 novembre 2005 ; Licu c. Roumanie, no 35077/02, §§ 36-37, 4 mars 2008). Partant, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.
34. Par ailleurs, elle constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
35. Dans la mesure où la Cour estimerait qu'il y a eu une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens, le Gouvernement l'invite à retenir que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les divers intérêts en cause, compte tenu du fait que l'immeuble se trouvait dans le patrimoine d'un tiers.
36. La Cour relève que par un jugement définitif du 7 avril 2000, le tribunal de première instance du 3ème arrondissement de Bucarest a ordonné au conseil général de Bucarest et à la direction générale pour l'administration du fonds immobilier de Bucarest, de conclure avec la requérante un contrat de bail portant sur l'appartement no 3, sis 18 rue Doamnei.
37. Eu égard au fait qu'elle a conclu que le droit à un bail d'un logement est suffisamment bien établi pour constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et compte tenu de ses conclusions figurant aux paragraphes 26-30, la Cour considère que l'impossibilité pour la requérante de faire exécuter le jugement définitif du 7 avril 2000, s'analyse en une ingérence dans son droit à la libre jouissance des biens (voir mutatis mutandis Malinovski c. Russie, précité, § 47) pour laquelle le Gouvernement n'a pas avancé de justification satisfaisante (voir §§ 27 et 28 ci-dessus).
38. La Cour conclut dès lors qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. La requérante sollicite que l'État conclue avec elle le contrat de location portant sur l'appartement litigieux. Elle ne formule pas d'autre demande.
41. Le Gouvernement réitère ces arguments tirés de l'impossibilité objective d'exécution (voir § 22).
42. En l'espèce, la Cour a conclu à la violation des articles 6 § 1 et 1 du Protocole no 1 en raison de l'inexécution du jugement du 7 avril 2000.
43. Elle considère néanmoins que, dans les circonstances de l'espèce, la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, de sorte qu'il convient de la réserver en tenant également compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et la requérante (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 Ã la Convention ;
4. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
a) réserve cette question en entier ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 septembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Josep Casadevall
Greffier adjoint Président