Conclusion Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1 ; Partiellement irrecevable ; Préjudice moral - réparation ; Dommage matériel - réparation
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CONE c. ROUMANIE
(Requête no 35935/02)
ARRÊT
STRASBOURG
24 juin 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cone c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupancic,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35935/02) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme G. C. (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 septembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Razvan-Horatiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 29 juin 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1960 et réside dans le village de Traian (Teleorman).
A. Prononcé des jugements définitifs en faveur de la requérante et démarches en vue de leur exécution
5. Par une décision du 7 mai 1998, la société agricole par actions à capital majoritaire d'Etat A. (« la société A. ») licencia la requérante de son poste d'ingénieur chef d'une ferme agricole, décision qui prenait effet, de manière rétroactive, en janvier 1998.
6. Par un jugement du 17 février 1999, le tribunal de première instance de Turnu Magurele fit droit à la contestation de la requérante, annula la décision susmentionnée et ordonna à la société A. de réintégrer l'intéressée dans le poste qu'elle avait occupé.
7. Le 6 mars 1999, lors d'une réunion interne portant sur la réorganisation de la société A. en vue de sa privatisation, il fut décidé, entre autres, de procéder à la restructuration des trois fermes existantes et à une réduction du personnel. En réponse à une question relative à une éventuelle division de la société, le directeur annonça avoir reçu une lettre du ministère de l'Agriculture, de laquelle il ressortait que cette division n'était plus envisagée et que seul subsistait le projet de restructuration. Selon le Gouvernement, les décisions envisagées lors de cette réunion eurent pour conséquence la suppression du poste occupé par la requérante avant son licenciement.
8. Par une décision du 30 septembre 1999 du tribunal départemental de Teleorman, l'appel de la société A. contre le jugement du 17 février 1999 précité fut rejeté pour tardiveté. Ledit jugement devint ainsi définitif.
9. Le 22 mars 2000, la requérante saisit les juridictions internes
d'une action tendant à faire condamner la société A. à lui payer des droits salariaux pour la période comprise entre janvier 1998 et avril 2000. Par un arrêt du 9 novembre 2000, le tribunal départemental de Teleorman fit partiellement droit à cette action et condamna la société A. à payer à l'intéressée le montant de 18 741 423 anciens lei roumains (ROL), représentant le préjudice subi par celle-ci entre janvier 1998 et
novembre 1999. Selon la requérante, le tribunal a rejeté sa demande visant à faire accueillir des preuves supplémentaires à l'appui de son action. L'arrêt susmentionné devint définitif par un arrêt du 21 février 2001 de la cour d'appel de Bucarest, qui rejeta comme irrecevable le recours formé par la société A.
10. Après avoir accompli plusieurs démarches oralement, la requérante sollicita par écrit les 28 février et 20 décembre 2000 auprès du directeur de la société A. l'exécution des décisions définitives du 17 février 1999 et du 9 novembre 2000 respectivement, mais elle ne reçut pas de réponse.
11. Par des décisions de non-lieu des 19 mars et 27 avril 2001, le parquet près le tribunal de première instance de Turnu Magurele rejeta les plaintes pénales de la requérante pour inexécution d'un jugement définitif dirigées contre le comptable et le directeur de la société A., au motif que les faits allégués ne correspondaient pas à la réalité et qu'ils ne pouvaient être qualifiés de délit. Le procureur appuya les décisions susmentionnées aux motifs que le comptable n'était pas responsable de l'inexécution en cause, et que celle-ci était due à la suppression du poste de l'intéressée en 1999 et aux difficultés financières de la société A., qui faisait l'objet d'une procédure régie par la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaires. Il ressort du dossier que la requérante s'est vu notifier les décisions de non-lieu, sans les motifs en question. Celles-ci furent confirmées par des décisions des 15 avril et 7 août 2002 rendues par les parquets hiérarchiquement supérieurs, qui informèrent également la requérante des motifs susmentionnés.
B. Procédure en redressement et liquidation judiciaires de la société A.
12. Par un jugement du 28 novembre 2000, le tribunal départemental de Teleorman avait fait droit à la demande d'une société tierce, créancière de la société A., et ordonné l'ouverture à l'égard de cette dernière de la procédure prévue par la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaires. Le 6 mars 2001, le tribunal accueillit la demande de la requérante et ordonna l'inscription de celle-ci sur la liste des créanciers de la société A. avec le montant fixé par l'arrêt du 9 novembre 2000 (paragraphe 9 ci-dessus).
13. Par un jugement du 26 juin 2001, en présence de la requérante, le tribunal départemental de Teleorman accueillit la demande des créanciers et, constatant que le plan de redressement de la société débitrice n'avait pas été confirmé par le tribunal, décida l'ouverture de la procédure de faillite et désigna un liquidateur à cette fin.
14. Par des jugements des 30 septembre et 3 décembre 2003, le tribunal départemental de Teleorman constata que les actifs de la débitrice n'avaient pas été suffisants pour couvrir toutes les créances inscrites, dont celle de la requérante, et clôtura la procédure de faillite en ordonnant la dissolution de la société A. et sa radiation du registre du commerce.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
15. Dans sa rédaction en vigueur à l'époque des faits, la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaires (legea reorganizarii judiciaire si a falimentului) (« la loi no 64/1995 ») prévoyait dans son
article 69 (2) que, si aucun plan de redressement n'était confirmé, le tribunal ordonnait au juge compétent (judecatorul sindic) d'ouvrir la procédure de liquidation judiciaire (faliment) de la société débitrice. Les principales mesures de cette procédure consistaient en la désignation d'un liquidateur, la société débitrice n'ayant plus le droit de mener ses activités dans le cas du rejet du plan de redressement, la mise sous scellés des biens de la société et la vente de ses actifs, ainsi que la distribution entre les créanciers des sommes ainsi obtenues (articles 77 et suivants).
16. La société A. figurait dans les annexes de l'ordonnance d'urgence du gouvernement no 198 du 10 décembre 1999 et de la loi no 268 du
8 mai 2001 comme concernée par les dispositions légales en question, lesquelles prévoyaient la privatisation de certaines sociétés commerciales à capital intégral ou majoritaire d'Etat, au nom de l'Etat, par le ministère de l'Agriculture et, dans la loi précitée, par une Agence pour les domaines de l'Etat (ADS). La privatisation devait se faire par la vente des actions et des actifs de ces sociétés et par la privatisation de leur management.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
17. La requérante se plaint en substance de l'inexécution par les autorités du jugement du 17 février 1999 du tribunal de première instance de Turnu Magurele et de l'arrêt du 9 novembre 2000 du tribunal départemental de Teleorman rendus en sa faveur. Par ailleurs, dans ses observations du 17 décembre 2007, elle se plaint de l'iniquité de la procédure à l'issue de laquelle fut rendu ledit arrêt. Elle invoque en substance les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes en l'espèce :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement invoque la tardiveté de la requête pour autant qu'elle concerne le jugement définitif du 17 février 1999 du tribunal de première instance de Turnu Magurele ordonnant la réintégration de la requérante dans le poste qu'elle occupait dans la société A. Tout en admettant que l'inexécution d'un jugement définitif s'analyse en une situation continue et que le délai de six mois ne commence à courir qu'à partir du moment où cette situation prend fin, il estime que la procédure en redressement et liquidation judiciaires de la société A. a rendu impossible la réintégration de l'intéressée. Partant, il soutient que le délai de six mois a commencé à courir soit le 28 novembre 2000 soit, au plus tard, le
26 juin 2001, lorsque les tribunaux ont ouvert la procédure de liquidation judiciaire de la société A.
19. La requérante combat la thèse du Gouvernement, estimant que le délai à considérer n'a commencé à courir que le 7 août 2002, lorsque le parquet près la cour d'appel de Bucarest a confirmé le non-lieu relatif à la plainte pour non-exécution du jugement du 17 février 1999.
20. Avant de se pencher sur l'exception soulevée par le Gouvernement, et même si elle n'a pas été saisie d'une exception en ce sens, la Cour estime nécessaire de rechercher dans le cadre de l'examen de sa compétence si les griefs invoqués par la requérante peuvent engager la responsabilité de l'Etat ratione personae (voir, mutatis mutandis, Blecic c. Croatie, no 59532/00, §§ 67 à 69, CEDH 2006-...). A cet égard, il ressort des éléments du dossier que, tout en étant une personne morale distincte, la société A. détenait des actifs et des terrains appartenant aux domaines public et privé de l'Etat et ne jouissait pas d'une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis des autorités, notamment du ministère de l'Agriculture et de l'ADS, pour que l'Etat puisse être exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention pour ses actions et omissions (voir les paragraphes 7 et 16 ci-dessus et, mutatis mutandis, Mikhaïlenki et autres c. Ukraine, nos 35091/02 et autres, §§ 41-46, CEDH 2004-XII et Cooperativa Agricola Slobozia-Hanesei c. Moldova, no 39745/02, § 19, 3 avril 2007). D'ailleurs, le Gouvernement ne le conteste pas. Il s'ensuit que la Cour est compétente ratione personae pour connaître des griefs de la requérante.
21. La Cour observe d'emblée qu'en ce qui concerne le grief relatif à l'iniquité de la procédure en appel à l'issue de laquelle le tribunal départemental de Teleorman a rendu l'arrêt du 9 novembre 2000, la requérante n'a pas formé de recours contre cet arrêt, de sorte qu'il convient de rejeter ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
22. S'agissant de l'exception de tardiveté de la requête pour autant qu'elle concerne le jugement définitif du 17 février 1999 relatif à la réintégration de la requérante dans son ancien poste, la Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Elle rappelle également que, lorsque la violation alléguée consiste en une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu'à partir du moment où cette situation continue prend fin (voir, entre autres, Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 50, 2 mars 2004). Par ailleurs, concernant les circonstances susceptibles de faire échec à l'exécution en nature d'une obligation imposée par une décision judiciaire définitive, la Cour rappelle avoir considéré que l'Etat ne peut pas se prévaloir d'une telle justification sans avoir dûment informé le requérant, par l'intermédiaire d'une décision judiciaire, de l'impossibilité d'exécuter telle quelle l'obligation initiale, surtout quand il agit en double qualité de détenteur de la force publique et de débiteur de l'obligation (voir, entre autres, SC Ruxandra Trading SRL c. Roumanie,
no 28333/02, § 57, 12 juillet 2007). Partant, la Cour doit examiner l'argument du Gouvernement selon lequel il s'agirait en l'espèce d'une « impossibilité objective » d'exécuter le jugement précité après l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société A. par le jugement du 26 avril 2001, jugement qui serait de nature à mettre fin à la situation continue et qui constituerait le point de départ du délai de six mois.
23. La Cour rappelle avoir conclu à l'existence d'une situation continue dans des affaires relatives à la réintégration d'un requérant dans son poste par les autorités, bien que l'Etat eût invoqué la suppression du poste en question et la dissolution de la direction gouvernementale ou la liquidation de l'entreprise ou de l'institution étatique dans laquelle l'intéressé était employé. Pour arriver à une telle conclusion, elle avait noté dans une première affaire qu'aucune autorité interne n'avait constaté de manière définitive l'impossibilité pour le requérant de se voir réintégrer dans son poste et que la question qui s'était posée en l'espèce de savoir si l'obligation en cause avait été reprise par un nouveau ministère n'avait pas été tranchée (Stefanescu c. Roumanie, no 9555/03, §§ 25, 26 et 29, 11 octobre 2007). Dans une seconde affaire, elle a rejeté l'exception tirée du délai de six mois, ayant constaté que le jugement définitif en cause était encore en vigueur et demeurait inexécuté, et noté subsidiairement que les autorités avaient continué les démarches en vue de l'exécution du jugement (Tarverdiyev c. Azerbaïdjan, no 33343/03, §§ 50 à 52, 26 juillet 2007).
24. En examinant les éléments pertinents de la présente affaire, la Cour estime qu'il convient de la distinguer des affaires susmentionnées pour les raisons ci-dessous. D'abord, elle observe que, si la requérante pouvait encore s'attendre à ce que les autorités mettent en exécution le jugement du 17 février 1999 malgré la suppression de son poste en 1999, suppression dont elle fut informée au plus tard par l'arrêt du 9 novembre 2000 qui ne lui octroyait que partiellement les salaires demandés, il en va différemment après le prononcé du jugement du 26 juin 2001 par le tribunal départemental de Teleorman. A cet égard, la Cour note que, à la demande des créanciers, dont la requérante faisait partie, le tribunal précité a constaté que le redressement de la société A. s'avérait impossible et a ordonné l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société débitrice, ce qui s'est traduit par la cessation des activités de cette dernière et la mise en vente de ses biens par un liquidateur (paragraphe 15 in fine ci-dessus).
25. De l'avis de la Cour, à la suite de ces décisions judiciaires, les autorités, qui jusqu'alors pouvaient être tenues pour responsables de l'inexécution du jugement en cause, n'étaient plus en mesure de procéder à la réintégration de la requérante dans le poste qu'elle avait occupé au sein de la société A. Dans ces circonstances, le recours de l'intéressée contre les décisions de non-lieu rendues par le parquet ne pouvait mener qu'à d'éventuelles poursuites contre les responsables, sans incidence sur l'exécution de l'obligation de la réintégrer dans son poste ou dans un poste équivalent. A ce titre, la Cour observe que, à la différence des affaires précitées, il n'y a aucun élément dans le dossier permettant de conclure que les autorités ont adopté des positions contradictoires quant à la possibilité d'exécuter le jugement du 17 février 1999 précité ou que la société A. a été remplacée par une structure analogue, de sorte qu'une exécution par équivalent eût été envisageable. La requérante n'a pas non plus soutenu cette thèse (voir, a contrario, Tarverdiyev, précité, §§ 19 à 23 et 57, Stefanescu, précité, §§ 8 et 25, SC Ruxandra Trading SRL, précité, § 57
in fine, et, mutatis mutandis, Costin c. Roumanie, no 57810/00, § 28,
26 mai 2005).
26. Eu égard aux circonstances très particulières de la présente affaire, la Cour considère que l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la société débitrice par le jugement du 26 juin 2001 a été de nature à mettre fin à la situation continue relative à l'obligation de réintégrer la requérante dans son ancien poste et qu'elle constitue le point de départ du délai de
six mois, qu'il convient d'appliquer en l'espèce. Vu que la requérante a saisi la Cour du grief tiré de l'inexécution du jugement du 17 février 1999 précité le 20 septembre 2002, il convient d'accueillir l'exception invoquée par le Gouvernement et de rejeter cette partie de la requête pour tardiveté, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
27. S'agissant du restant de la requête, à savoir les griefs relatifs à l'inexécution de l'arrêt du 9 novembre 2000 du tribunal départemental de Teleorman, la Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
28. Le Gouvernement concède que l'inexécution de l'arrêt du 9 novembre 2000 par lequel le tribunal départemental de Teleorman a octroyé à la requérante un montant de 18 741 423 ROL représente une ingérence dans l'exercice du droit d'accès de l'intéressée à un tribunal et dans son droit au respect de ses biens. Toutefois, il considère que l'ingérence a respecté l'exigence de proportionnalité dans la mesure où l'inexécution était due aux difficultés financières de la société A. et à l'insuffisance des sommes obtenues par la vente aux enchères de ses biens dans la procédure de liquidation judiciaire. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour en ce qui concerne le bien-fondé des griefs en cause.
29. La requérante combat les arguments du Gouvernement.
30. La Cour observe que, dans la présente affaire, bien que l'arrêt du 9 novembre 2000, devenu définitif par le rejet pour irrecevabilité du recours formé par la société A., eût ordonné à la société A. le paiement d'un montant représentant le préjudice subi par la requérante entre janvier 1998 et novembre 1999 du fait du non-paiement des salaires dus, cet arrêt n'a été ni exécuté, malgré les démarches de l'intéressée, ni annulé ou modifié à la suite de l'exercice d'une voie de recours prévue par la loi. A ce titre, la Cour note que, même si la requérante a inscrit sa créance découlant de l'arrêt définitif en cause dans la procédure de liquidation judiciaire de la société A., elle n'en a pas obtenu le paiement et que le Gouvernement n'a pas prouvé que l'arrêt ait été exécuté ultérieurement.
31. Par ailleurs, ayant constaté que les autorités étaient responsables pour l'exécution de cet arrêt (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle elles ne sauraient prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 35, CEDH 2002-III). Partant, le fait qu'une procédure en redressement et liquidation judiciaires ait été en cours puis achevée à l'égard d'une société relevant de la responsabilité de l'Etat ne saurait, selon la Convention, décharger celui-ci de son obligation d'exécuter l'arrêt susmentionné ni constituer une justification pour son inexécution (Shlepkin c. Russie, no 3046/03, § 25, 1er février 2007, et Mikhaïlenki et autres, précité, § 53).
32. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle de la présente espèce, dans lesquelles elle a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (Shlepkin, précité, §§ 26-28, Mikhaïlenki et autres, précité, §§ 54 et 63, et Miclici c. Roumanie, no 23657/03, §§ 53 et 58, 20 décembre 2007).
33. Après examen de tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime que l'Etat, par l'inexécution de l'arrêt du 9 novembre 2000, a ôté tout effet utile au droit d'accès à un tribunal de la requérante et a privé celle-ci sans justification valable du montant auquel elle avait droit en vertu de cet arrêt.
34. Partant, il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
35. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
36. La requérante réclame 229 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu'elle estime avoir subi à partir du 16 janvier 1998, soit la date de son licenciement, jusqu'à présent, en raison du non-paiement des salaires, qu'elle évalue à 1 000 EUR par mois, et du « profit afférent aux salaires ». Par ailleurs, elle sollicite la mise à jour de son « carnet de travail » afin que la période susmentionnée puisse compter pour ses droits de retraite. Enfin, la requérante demande 250 000 EUR pour le préjudice moral subi en raison de la frustration et de la détresse provoquées par l'inexécution en cause.
37. Le Gouvernement estime que, en ce qui concerne le préjudice matériel allégué, la requérante ne saurait demander que le montant octroyé par l'arrêt du 9 novembre 2000 du tribunal départemental de Teleorman, réactualisé à compter de la date de son prononcé jusqu'à présent en fonction de l'indice des prix à la consommation établi par l'Institut national de statistique (INS), à savoir 4 503 nouveaux lei roumains (RON). Par ailleurs, il considère que la requérante n'a pas prouvé le lien de causalité entre la somme demandée pour dommage moral et les violations alléguées, qu'un constat de violation représenterait une réparation suffisante et que, de toute manière, le montant demandé est excessif au regard de la jurisprudence de la Cour.
38. La Cour considère tout d'abord que le seul élément permettant d'octroyer une satisfaction équitable est la violation constatée des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 en raison de la non-exécution par les autorités de l'arrêt du 9 novembre 2000 du tribunal départemental de Teleorman, qui a ordonné à celles-ci de payer à la requérante un montant de 18 741 423 ROL, représentant le préjudice subi par l'intéressée entre janvier 1998 et novembre 1999 du fait de son licenciement.
39. Elle rappelle ensuite qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à cette violation (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 35, 27 mai 2004, et Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
40. En l'espèce, elle estime que le paiement du montant fixé par l'arrêt susmentionné, réactualisé selon l'indice d'inflation à partir de la date du prononcé de l'arrêt jusqu'à ce jour, placerait la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. Compte tenu des éléments en sa possession et statuant en équité, la Cour estime que le préjudice matériel de la requérante s'élève à 1 300 EUR. En outre, elle considère que la mise à jour du « carnet de travail » n'est pas une obligation incombant aux autorités en vertu de l'arrêt du 9 novembre 2000, de sorte qu'il convient de rejeter la demande de l'intéressée sur ce point.
41. Par ailleurs, la Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral du fait de la frustration provoquée par la non-exécution de l'arrêt du 9 novembre 2000 rendu en sa faveur et que ce préjudice n'est pas suffisamment compensé par les constats de violation. Eu égard à l'ensemble des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante 3 500 EUR pour le préjudice moral subi.
B. Frais et dépens
42. La requérante n'a pas soumis de demande de remboursement des frais et dépens exposés pour la procédure devant les juridictions internes ou devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
43. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l'article 6 § 1 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1, et relatifs à l'inexécution de l'arrêt du 9 novembre 2000 du tribunal départemental de Teleorman, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 300 EUR (mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel,
ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 juin 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président