DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE COMPANHIA AGR�COLA DO VALE DE �GUA, S.A.
c. PORTUGAL
(Requête no 11019/06)
ARRÊT
STRASBOURG
15 décembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Companhia AgrÃcola do Vale de Ã�gua, S.A. c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popović,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 novembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 11019/06) dirigée contre la République portugaise et dont une société anonyme de droit portugais, C. A. d. V. d. �., S.A. (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 mars 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me J. A. F. d. B., avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.
3. La requérante alléguait que la fixation et le paiement tardifs d'une indemnisation consécutive à l'expropriation de ses terrains avaient porté atteinte au droit au respect de ses biens.
4. Le 8 juillet 2008, la Présidente de la deuxième section de la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est une société anonyme de droit portugais ayant son siège à Algés (Portugal).
6. La requérante était propriétaire de plusieurs terrains d'une superficie totale de près de 2 900 hectares, lesquels firent l'objet d'une expropriation en 1975 dans le cadre de la politique relative à la réforme agraire. La législation pertinente en la matière prévoyait que les propriétaires pouvaient, sous certaines conditions, exercer leur droit de « réserve » (direito de reserva) sur une partie des terrains afin d'y poursuivre leurs activités agricoles. Elle prévoyait par ailleurs l'indemnisation des intéressés. Le montant, le délai et les conditions de paiement d'une telle indemnisation restaient à définir.
7. Suite à l'exercice de son droit de réserve, la requérante reprit possession de ses propriétés le 27 juillet 1995.
8. Par des arrêtés ministériels du ministre de l'Agriculture en date du 27 juin 2005 et du secrétaire d'Etat au Trésor en date du 3 novembre 2005, portés à la connaissance de la requérante le 19 décembre 2005, l'indemnisation définitive fut fixée à 184 466 096 escudos portugais (PTE), soit 920 113 euros (EUR). Cette somme, majorée de 154 893 692 PTE (772 606,48 EUR) d'intérêts, fut versée à la requérante le 29 janvier 2006.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
9. L'arrêt Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal (nos 29813/96 et 30229/96, CEDH 2000-I) décrit, en ses paragraphes 31 à 37, le droit et la pratique internes pertinents en matière de réforme agraire. Il convient d'ajouter que le Tribunal constitutionnel a confirmé sa jurisprudence en la matière (arrêt Almeida Garrett précité, § 37) par son arrêt no 85/03/T du 12 février 2003.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
10. La requérante allègue que le montant de l'indemnisation ne saurait correspondre à une « juste indemnisation » et se plaint du retard dans la fixation et le paiement de l'indemnisation définitive. Elle invoque la violation du droit au respect de leurs biens, prévu par l'article 1 du Protocole nº 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
11. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
12. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité (voir, à cet égard, Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal précité, §§ 41-43). Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
13. La Cour rappelle qu'elle a déjà été appelée à examiner des affaires similaires, s'agissant de la politique d'indemnisation des nationalisations et expropriations ayant eu lieu au Portugal en 1975 (voir l'arrêt Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres précité et, en dernier lieu, Companhia AgrÃcola Cortes e Valbom, S.A. c. Portugal, nº 24668/05, 30 septembre 2008). Dans toutes ces affaires, elle a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1, considérant que les intéressés avaient eu à supporter une charge spéciale et exorbitante ayant rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.
14. La Cour n'aperçoit pas de motifs justifiant de s'écarter de cette jurisprudence dans la présente affaire.
15. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
16. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
17. La requérante réclame une somme au titre du préjudice matériel qu'elle aurait subi.
18. Le Gouvernement conteste cette demande.
19. La Cour relève, conformément à sa jurisprudence constante en la matière, que la requérante a pu subir un préjudice matériel, correspondant à la différence entre les intérêts à recevoir aux termes de la législation pertinente et la dépréciation monétaire au Portugal pendant la période concernées, qui a débuté le 9 novembre 1978, date de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard du Portugal, et s'est terminée à la date de mise à disposition de la requérante de l'indemnisation en cause. En effet, les sommes que la requérante devait recevoir n'ont pas été mises à sa disposition dans les délais prévus par la législation interne pertinente et le taux d'intérêt moratoire était trop faible par rapport à la dépréciation de la monnaie pendant la période en cause (voir Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal (satisfaction équitable), nos 29813/96 et 30229/96, §§ 22 et 23, 10 avril 2001).
20. Le calcul précis d'un tel préjudice se heurte toutefois à des difficultés, l'indemnisation fixée à la requérante tenant en effet déjà compte, dans une certaine mesure, de l'écoulement du temps, même si le montant indiqué à titre d'intérêts, certes important, se révèle de toute évidence insuffisant pour compenser le long laps de temps en cause dans la présente affaire. Ces difficultés augmentent si l'on tient compte des différents éléments composant l'indemnisation en cause, dont le calcul a par ailleurs certainement retardé la détermination du montant de ladite indemnisation.
21. La Cour décide ainsi de calculer le préjudice de la requérante en équité, comme le permet l'article 41 de la Convention. Compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire, ainsi que de sa jurisprudence en la matière, elle juge raisonnable d'allouer à la requérante la somme de 350 000 EUR pour le dommage matériel.
B. Frais et dépens
22. La requérante demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens.
23. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
24. La Cour décide, conformément à sa pratique dans ce type d'affaires et en tenant compte des documents soumis par le requérante, d'octroyer à titre de frais et dépens la somme forfaitaire de 2 000 EUR.
C. Intérêts moratoires
25. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit,
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 350 000 EUR (trois cent cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour préjudice matériel et 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante, pour frais et dépens;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 décembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens Greffière adjointe Présidente