DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CITARELLA c. ITALIE
(Requête no 28466/03)
ARRÊT
STRASBOURG
15 janvier 2008
DÉFINITIF
15/04/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Citarella c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Riza Türmen,
Mindia Ugrekhelidze,
Vladimiro Zagrebelsky,
Antonella Mularoni,
Dragoljub Popović, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 28466/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. G. C. (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 août 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Mes A. F. et M R., avocats à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ivo Maria Braguglia, et son coagent adjoint, M. Nicola Lettieri.
3. Le 13 octobre 2005, la Cour a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs tirés des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1965 et réside à Bénévent.
A. La procédure de faillite
5. Par un jugement déposé le 30 juin 1997, le tribunal de Bénévent déclara la faillite du requérant en tant qu'associé unique de la société « M.S. ».
6. L'audience pour la vérification de l'état du passif de la faillite fut fixée au 27 janvier 1998.
7. Le 14 juillet 1997, le syndic procéda à l'inventaire des biens de la société.
8. A l'audience du 2 février 1998, la vérification de l'état passif de la faillite fut renvoyée au 7 mai 1998 en raison de l'absence du syndic. A cette date, l'audience fut reportée au 9 novembre 1998 et, ensuite, au 20 mai 1999 en raison de « l'abstention des avocats du barreau de Bénévent ». A cette dernière date, l'audience fut reportée de quatre jours.
9. Le 14 décembre 1998, un comité provisoire des créanciers fut constitué.
10. Les 7 et 24 juin 1999, la vérification de l'état eut lieu.
11. A cette dernière date, le comité définitif des créanciers fut constitué et l'état du passif de la faillite fut déclaré exécutoire.
12. Le 1er octobre 2002, un expert demanda au juge délégué (ci après « le juge ») d'obtenir sa rémunération suite au dépôt d'un rapport d'expertise et, le 9 novembre 2002, le juge fit droit à cette demande.
13. Le 23 avril 2003, le syndic demanda au juge de pouvoir entamer deux procédures visant respectivement à la récupération d'une créance du requérant et d'un appartement dont celui-ci était copropriétaire. Le 9 mai 2003, le juge fit droit à cette demande.
14. Le 13 octobre 2003, un bien immeuble faisant partie de l'actif de la faillite fut vendu aux enchères.
15. Le 30 décembre 2003, le syndic déposa un rapport indiquant au juge les développements des procédures de récupération.
16. Le 2 décembre 2005, le syndic déposa le compte-rendu de gestion et, le 6 décembre 2005, il déposa un rapport indiquant que la procédure avait été particulièrement complexe en raison des procédures entamées pour récupération des biens destinés à la masse active.
17. Selon les informations fournies par le requérant, par une décision du 10 août 2006, le juge clôtura la procédure de faillite.
B. La procédure introduite conformément à la loi « Pinto »
18. Le 27 octobre 2003, le requérant introduisit un recours devant la cour d'appel de Rome conformément à la loi « Pinto ». Il demanda d'obtenir 10 000 euros (EUR) à titre de dédommagement pour la durée de la procédure de faillite ainsi que des incapacités civiles et politiques dérivant de celle-ci.
19. Par une décision déposée le 26 février 2004, la cour d'appel estima que la procédure était particulièrement complexe en raison d'une part du nombre des demandes d'admission au passif de la faillite et, d'autre part, des procédures visant à acquérir certains biens à la masse active. Elle rejeta donc la demande du requérant.
20. Le 23 mars 2004, le requérant se pourvut en cassation.
21. Par un arrêt déposé le, la Cour de cassation fit droit à la demande du requérant et renvoya l'affaire à une autre section de la cour d'appel.
22. Selon les informations fournies par le requérant, cette procédure était pendante au 5 avril 2007.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
23. Le droit interne pertinent est décrit dans les arrêts Campagnano c. Italie (no 77955/01, §§ 19-22, 23 mars 2006), Albanese c. Italie (no 77924/01, §§ 23-26, 23 mars 2006) et Vitiello c. Italie (no 77962/01, §§ 17-20, 23 mars 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 10 DE LA CONVENTION (QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA CORRESPONDANCE), 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION ET 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
24. Invoquant les articles 8 et 10 de la Convention, 1 du Protocole no 1 à la Convention et 2 du Protocole no 4 à la Convention, le requérant se plaint de la violation de son droit au respect de la correspondance, de sa liberté d'expression, de son droit au respect de ses biens et sa liberté de circulation notamment en raison de la durée de la procédure.
25. La Cour estime d'emblée que le grief tiré de la limitation du droit du requérant au respect de sa correspondance doit s'analyser uniquement sous l'angle de l'article 8 de la Convention (voir Collarile c. Italie, no 10644/02, § 17, 8 juin 2006).
26. Le requérant soutient que les observations du Gouvernement ont été présentées tardivement, contrairement à l'article 38 du règlement de la Cour.
27. La Cour relève avoir fixé au 24 janvier 2006 le délai pour la présentation des observations du Gouvernement et que celles-ci ont été envoyées le 20 janvier 2006.
28. En application de sa jurisprudence constante, (voir, parmi beaucoup d'autres, Ciaramella c. Italie, no 6597/03, §§ 28-33, 6 juillet 2006), la Cour estime que, la procédure introduite au sens de la loi « Pinto » étant pendante au 5 avril 2007, cette partie de la requête est prématurée et doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
29. Invoquant l'article 3 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint de la limitation de ses droits électoraux suite à sa mise en faillite.
30. La Cour note que la perte des droits électoraux suite à la mise en faillite ne peut pas excéder cinq ans à partir de la date du jugement déclarant la faillite. Or, ce jugement ayant été déposé le 30 juin 1997, le requérant aurait dû introduire son grief au plus tard le 30 décembre 2002, compte tenu aussi du délai de six mois prévu par l'article 35 § 1 de la Convention. La requête ayant été introduite le 29 août 2003, la Cour considère que ce grief est tardif et devrait être rejeté conformément à l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION (QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET FAMILIALE)
31. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint d'une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale dans la mesure où, en raison de l'inscription de leur nom dans le registre des faillis, il ne peut exercer aucune activité professionnelle ou commerciale. En outre, il dénonce le fait que, selon l'article 143 de la loi sur la faillite, sa réhabilitation, qui met fin à ces incapacités personnelles, ne peut être demandée que cinq ans après la clôture de la procédure de faillite.
A. Sur la recevabilité
32. Quant à la partie de ce grief portant sur le droit au respect de la vie familiale, la Cour note que le requérant a omis d'étayer ce grief et décide de rejeter cette partie de la requête pour défaut manifeste de fondement selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
33. Quant au restant du grief, la Cour constate que celui-ci n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
34. La Cour considère que l'ensemble des incapacités dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre entraîne en soi une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant qui, compte tenu de la nature automatique de l'inscription, de l'absence d'une évaluation et d'un contrôle juridictionnels sur l'application des incapacités y relatives ainsi que du laps de temps prévu pour l'obtention de la réhabilitation, n'est pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention (voir Campagnano c. Italie, précité, §§ 50-66, Albanese c. Italie, précité, §§ 50-66 et Vitiello c. Italie, précité, §§ 44-62).
La Cour estime donc qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
35. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint enfin de ne pas disposer d'un recours effectif pour se plaindre des incapacités le touchant tout au long de la procédure de faillite.
A. Sur la recevabilité
36. La Cour note d'emblée que ce grief doit être analysé uniquement sous l'angle de l'article 13 de la Convention (voir Bottaro c. Italie, no 56298/00, du 17 juillet 2003)
37. Ensuite, quant à la partie du grief concernant la limitation prolongée du droit au respect des biens (article 1 du Protocole no 1 à la Convention), de la correspondance (article 8 de la Convention) et de la liberté de circulation du requérant (article 2 du Protocole no 4 à la Convention), la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus à l'irrecevabilité de ces griefs. Elle estime donc que, ne s'agissant pas de griefs « défendables » au regard de la Convention, cette partie de la requête doit être rejetée en tant que manifestement mal fondée selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
38. Quant à la partie du grief portant sur les incapacités personnelles dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre des faillis et perdurant jusqu'à l'obtention de la réhabilitation civile, la Cour constate qu'elle n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
39. La Cour a déjà traité d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 13 de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Bottaro c. Italie, précité, §§ 41-46 et Campagnano c. Italie, précité, §§ 67-77).
40. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
Partant, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
42. Le requérant présente une expertise chiffrant à 85 568 euros (EUR) le préjudice matériel qu'il aurait subi. Cette somme correspond au salaire minimum (pensione sociale) que le requérant aurait reçu à partir de sa déclaration de faillite. Le requérant réclame aussi 150 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
43. Le Gouvernement s'oppose à ces prétentions.
44. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette la demande. Quant au préjudice moral, elle estime que, eu égard à toutes les circonstances de l'affaire, les constats de violations figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
45. Le requérant demande également 21 568,8 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour ainsi que 2 077,58 EUR pour les frais d'expertise.
46. Le Gouvernement s'oppose à ces prétentions.
47. La Cour constate que le requérant a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire. Eu égard à l'activité déployée par leur représentant, après déduction des 850 EUR reçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire, la Cour accorde au requérant la somme de 1 150 EUR pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
48. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 de la Convention (quant au droit au respect de la vie privée) et 13 de la Convention (quant à l'absence d'un recours pour se plaindre des incapacités personnelles dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre des faillis) et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
4. Dit que les constats de violation figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 150 EUR (mille cent cinquante euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente