DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CÄ°N ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 305/03)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cin et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 305/03) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. H. C., O. C. et H. C. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 novembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes M.H. Ş. et S. D., avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Les requérants alléguaient la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
4. Le 5 décembre 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Les requérants sont nés respectivement en 1940, 1942 et 1945 et résident à Istanbul.
7. En 1959, un terrain de 25 000 m², sis à Uskumru (Sarıyer-Istanbul), fut enregistré sous le numéro de parcelle 60 au nom des héritiers de H.G. avec la qualification de champ agricole (tarla).
8. Le 1er mars 1976, il fut vendu à A.E.
9. Le 28 juin 1976, les requérants acquirent le terrain litigieux par acte de vente.
A. La procédure relative à l'annulation du titre de propriété des requérants et à son inscription au registre foncier au nom du Trésor public
10. Le 13 février 2001, le Trésor public saisit le tribunal de grande instance de Sarıyer d'une action visant à l'annulation du titre de propriété porté sur les registres fonciers pour la parcelle no 60 au nom des requérants et à sa réinscription à son nom. Il fit savoir que la parcelle litigieuse faisait à l'origine partie du domaine forestier et que le 13 septembre 1993, une annotation avait été apposée sur les registres fonciers conformément à l'article 2 § B de la loi no 6831. Selon cet article, les terrains qui ont complètement perdu le caractère de forêts doivent être exclus du domaine forestier au profit du Trésor public ; or le titre de propriété n'avait pas été transféré au Trésor public.
Le Trésor public déclara la valeur du terrain comme étant de 500 milliards de livres turques (TRL) (environ 791 765 euros (EUR), soit 31,6 EUR/m².
11. Le 5 décembre 2001, le collège d'experts désigné par le tribunal remit son rapport. Selon le rapport les premiers travaux de délimitation avaient eu lieu en 1938 et une partie de la parcelle litigieuse fut considéré comme domaine forestier public. Ensuite, de nouveaux travaux quant à la nature du terrain furent effectués en 1977. Le 5 mars 1977, la commission cadastrale décida d'exclure 7 919 m² du terrain litigieux du domaine forestier au profit du Trésor public. Ces conclusions de la commission furent affichées le 14 septembre 1982 et, faute d'opposition des intéressés, elles devinrent définitives. Quant à la valeur du terrain, le collège d'expert constata que le prix du mètre carré s'élevait à 60 millions de TRL (environ 95, 15 EUR) à la date de l'introduction de l'action.
12. Le 19 février 2002, en se fondant sur les conclusions des experts, le tribunal fit partiellement droit à la demande du Trésor public et décida d'annuler le titre de propriété des requérants pour la partie de 7 919 m², conformément à l'article 2 § B de la loi 6831. Il décida que le restant du terrain ne faisait pas partie du domaine forestier et que le titre de propriété des requérant était valide pour cette partie.
Par ailleurs, le tribunal enjoignit aux requérants de payer 25 657 560 000 TRL (environ 21 560 EUR) de frais de procédure, ainsi que 11 291 400 000 TRL (environ 9 490 EUR) de frais de la représentation du Trésor public. Le tribunal se basa, pour le calcul de ces montants, sur la valeur du terrain définie dans le rapport d'expertise.
13. Les deux parties se pourvurent en cassation. Les requérants affirmèrent qu'ils avaient acquis le terrain en se fiant aux registres fonciers, qui ne comportaient aucune restriction ni annotation lors de la transaction. Ils soutinrent en outre qu'ils avaient cultivé le terrain pendant plus de vingt ans entre le 5 mars 1977, date des conclusions de la commission cadastrale selon lesquelles le terrain devait être exclu du domaine forestier au profit du Trésor public car il avait complètement perdu son caractère de forêt, et le 13 février 2002, date de l'introduction de l'action, ce qui à leur yeux les rendait en tout état de cause propriétaires par la prescription acquisitive.
14. Le 22 mai 2002, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
15. Le 25 juillet 2002, les requérants formulèrent un recours en rectification d'arrêt.
16. Le 5 septembre 2002, les requérants versèrent au dossier des observations supplémentaires au sujet des frais de représentation. Ils rappelèrent que le Trésor public avait intenté initialement une action pour la totalité du terrain, qui faisait 25 000 m² de superficie, et que le tribunal ne leur avait enjoint de supporter les frais de la représentation qu'en fonction de la surface pour laquelle le tribunal avait annulé le titre de propriété, soit 7 919 m² seulement. Dans ces conditions le tribunal devait, selon les requérants, enjoindre au Trésor public de leur payer les frais de représentation sur la base de la partie restante du terrain.
17. Le 18 novembre 2002, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification.
B. La procédure relative à la demande des requérants tendant à la rectification des frais de représentation
18. Le 10 janvier 2003, les requérants saisirent le tribunal d'une demande visant à la clarification-explicitation (tavzih) du jugement du 19 février 2002 au sujet des frais de représentation. Ils soutinrent que le tribunal avait par erreur omis de se prononcer en leur faveur sur les frais de représentation pour la partie de 17 081 m² pour laquelle ils avaient eu gain de cause.
19. Par un jugement complémentaire du 13 janvier 2003, le tribunal débouta les requérants de leur demande, au motif qu'ils avaient fait valoir cet argument devant la Cour de cassation à l'occasion du recours en rectification d'arrêt et que leur demande avait été rejetée. L'arrêt de la Cour de cassation était ainsi devenu définitif, constata le tribunal.
C. La procédure relative à la demande des requérants en dommages-intérêts
20. Le 24 février 2003, les requérants introduisirent une action en dommages-intérêts à l'encontre du ministère des Finances pour un montant de 1 milliard de TRL (environ 575 EUR). Ils se réservèrent le droit d'introduire une autre action pour le restant des dommages, qui s'élevait selon eux à 1 226 719 513 485 TRL (environ 705 010 EUR). Pour le calcul du montant, ils se fondèrent sur le rapport d'expertise du 5 décembre 2001, ainsi que le jugement du tribunal du 19 février 2002. Ils invoquèrent les articles 35 (droit de propriété) et 46 (expropriation) de la Constitution ainsi que les articles 1023 (protection de la bonne foi des tiers lors de l'acquisition d'un bien immeuble sur le vu des registres fonciers) et 1007 (responsabilité étatique pour les dommages résultant d'erreurs dans les registres fonciers) du code civil.
21. Le 9 septembre 2003, le tribunal rejeta la demande des requérants en considérant, dans ses attendus, que le terrain litigieux avait fait partie de la forêt, qu'à ce titre il ne pouvait faire l'objet d'aucun titre de propriété privée et que dès lors le Trésor public ne leur avait pas causé de préjudice. Il nota par ailleurs que la Cour de cassation avait approuvé un de ses jugements par lequel il avait refusé d'octroyer une indemnité dans une affaire qui portait sur le même sujet. Le jugement fut notifié aux requérants le 17 février 2007. Ils se pourvurent en cassation le 24 février 2007.
22. Le 15 janvier 2008, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué, par trois voix contre deux. Les juges minoritaires formulèrent des opinions dissidentes.
Ainsi, en se fondant sur l'article 46 de la Constitution et l'article 1 du Protocole no 1, le juge K. Kancabaş affirma qu'un titre de propriété obtenu en bonne et due forme ne pouvait pas faire l'objet d'une annulation sans versement d'une indemnité. Selon lui, un tel acte ne serait pas conforme aux principes de la continuité de l'Etat et de l'Etat de droit. Il soutint aussi que les requérants avaient obtenu le titre de propriété en question en application des lois existantes et que l'annulation de ce titre équivaudrait à ne pas appliquer ces lois.
Le juge A. Sezgin, quant à lui, mit l'accent sur les articles 1007 et 1023 du code civil et souligna que les registres fonciers ne contenaient aucune restriction quant au droit de propriété des requérants lors de l'acquisition. Selon lui, les requérants devraient être indemnisés de la valeur qu'avait le terrain au moment de la perte de leur titre de propriété.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l'arrêt Turgut et autres c. Turquie (no 1411/03, §§ 41-67, 8 juillet 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCLE No 1
24. Les requérants soutiennent que l'annulation de leur titre de propriété, sans versement d'une indemnité, constitue une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leurs biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
25. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
26. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable dans la mesure où les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes (l'article 35 § 1 de la Convention).
D'abord, le Gouvernement fait valoir que les requérants ne se sont pas opposés aux conclusions de la commission du cadastre, annoncées par voie d'affichage le 14 septembre 1982, suite aux travaux qui avaient commencé en 1977.
Ensuite, il soutient que les requérants n'ont pas intenté d'action en annulation des plans cadastraux devant le tribunal de cadastre.
Enfin, le Gouvernement prétend que les requérants auraient pu s'adresser à l'administration pour demander une indemnité en se fondant sur l'article 125 de la Constitution – selon lequel tous les actes et décisions de l'administration peuvent faire l'objet d'un recours judiciaire – ou sur les dispositions pertinentes du code de procédure administrative.
27. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils soutiennent qu'il n'existe pas de voie de recours disponible pour demander une indemnisation à la suite d'une telle privation. Le sort de l'action qu'ils ont intentée devant le tribunal de grande instance serait un exemple de la jurisprudence constante en la matière. Si la voie administrative était un recours effectif, le tribunal se serait déclaré incompétent ratione materiae, ce qui n'a pas été le cas, selon les requérants.
En ce qui concerne l'opposition aux conclusions de la commission cadastrale et la possibilité d'intenter une action en annulation des plans cadastraux, les requérants soutiennent qu'il n'existe pas là non plus de recours effectifs. Ils affirment qu'ils n'avaient aucun intérêt à agir contre les travaux de cadastration selon lesquels le terrain litigieux était un champ agricole. En 1958, il avait été constaté que le terrain n'avait aucun lien avec le domaine forestier. Les travaux de cadastre qui ont été menés dans le cadre de l'article 2 § B de la loi no 6831 ont démontré également que le terrain n'était pas de nature forestière.
28. La Cour rappelle qu'elle s'est déjà prononcée sur de telles exceptions et qu'elle les a rejetées (voir, entre autres, Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, §§ 25-30, 10 mars 2009). Elle ne relève dans la présente affaire aucune circonstance pouvant l'amener à s'écarter de ses précédentes conclusions.
Par ailleurs, la Cour constate que le Gouvernement n'a pas expliqué en quoi des objections aux conclusions de la commission cadastrale pourraient constituer des voies effectives dans le cadre d'une procédure dont l'objectif principal est l'obtention d'une indemnisation en raison de l'annulation du titre de propriété. Malgré l'annotation apposée au registre foncier, il n'est pas contesté que, jusqu'à la date de l'annulation de leurs titres de propriété au profit du Trésor public, les requérants avaient été les propriétaires légitimes du terrain selon le droit interne – d'où la nécessité pour le Trésor public d'une nouvelle procédure afin d'obtenir un jugement définitif d'annulation et de transfert de ces titres à son nom (voir, dans le même sens, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, no 45651/04, § 28, 10 mars 2009).
Partant, elle rejette l'exception préliminaire du Gouvernement pour ces deux branches.
B. Sur le fond
29. En l'occurrence, la Cour constate que l'ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens s'analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.
Eu égard aux motifs avancés par les juridictions nationales, la Cour estime que le but de la privation imposée aux requérants, à savoir la protection de la nature et des forêts, entre dans le cadre de l'intérêt général au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, précité, § 42).
30. La Cour rappelle avoir déjà examiné un grief identique à celui présenté par les requérants et avoir conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1. En effet, elle a dit que, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et qu'une absence totale d'indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (voir Turgut et autres c. Turquie, précité, §§ 86-93 et Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, précité, § 43). En l'espèce, les requérants n'ont reçu aucune indemnisation en raison du transfert de propriété de leur bien à la Direction générale des forêts. La Cour constate que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce (Turgut et autres c. Turquie, précité, § 92 et Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, § 43).
31. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
33. Les requérants allèguent avoir subi un préjudice matériel, pour lequel ils réclament un montant total de 1 660 446 EUR. Pour la justification, ils se réfèrent au rapport d'expertise du 5 décembre 2001, versé au dossier sur la demande du tribunal de grande instance de Sarıyer. Ils expliquent que dans ce rapport la valeur du terrain a été évaluée, à la date de l'introduction de l'action, à 95,15 EUR/m², soit 753 792,85 EUR pour la superficie de 7919 m² qui leur a été retirée. A l'heure actuelle, la valeur du terrain litigieux serait de 200 EUR/m², soit 1 583 800 EUR. A cela, ils ajoutent 58 740 EUR qu'ils auraient dû payer pour les frais de la procédure ainsi que pour les frais de la représentation du Trésor public. A cet égard ils produisent un ordre de paiement du 1er avril 2002 pour une somme de 25 657 560 000 TRL (environ 21 800 EUR). Ils soulignent que pour évaluer ces montants, le tribunal s'est fondé sur le rapport d'expertise. En dernier lieu, les requérants réclament la somme de 17 906 EUR pour les frais de leur propre représentation, dont le remboursement aurait dû leur être accordé pour la partie pour laquelle ils ont eu gain de cause.
Au titre du dommage moral, les requérants réclament 100 000 EUR chacun.
Aucune demande n'a été formulée pour les frais et dépens.
34. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes, qu'il juge excessives et dépourvues de fondement. Il fait savoir que la satisfaction équitable ne constitue pas le principal but du mécanisme de contrôle de la Convention et que celle-ci doit être raisonnable et équitable. Par ailleurs, la satisfaction équitable ne doit pas constituer une source d'enrichissement indu pour les requérants.
35. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI). Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d'appréciation quant aux modalités d'exécution d'un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l'obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l'Etat défendeur de la réaliser, la Cour n'ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l'accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder, s'il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I).
36. En l'occurrence, la Cour vient de conclure à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de l'absence d'indemnisation. Elle estime donc que, dans la présente affaire, la nature de la violation constatée ne lui permet pas de partir du principe d'une restitutio in integrum. Le caractère licite de la dépossession se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l'Etat défendeur, les conséquences financières d'une mainmise licite ne pouvant être assimilées à celles d'une dépossession illicite (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 249-250, CEDH 2006-..., et Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 75, 28 novembre 2002).
37. En outre, la Cour rappelle avoir dit dans les affaires portant sur le même sujet (Turgut et autres c. Turquie, précité, § 90 et Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, § 42) que :
« [l]a protection de la nature et des forêts et plus généralement l'environnement constituent une valeur dont la défense suscite dans l'opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu. Des impératifs économiques et même certains droits fondamentaux, comme le droit de propriété, ne devraient pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l'environnement, en particulier lorsque l'Etat a légiféré en la matière (...) ».
Selon la jurisprudence constante de la Cour, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. L'article 1 du Protocole no 1 ne garantit cependant pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale. Des objectifs légitimes « d'utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur des biens expropriés (voir, mutatis mutandis, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 121, série A no 102, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V, et Scordino c. Italie (no 1), précité, § 95).
38. A la lumière de ces considérations et pour déterminer la réparation adéquate, la Cour prendra en compte l'ensemble des pièces présentées par les parties et des informations pertinentes dont elle dispose (voir, mutatis mutandis, N.A. et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 37451/97, § 18, 9 janvier 2007). Plus précisément, elle juge opportun de se baser sur les conclusions des expertises effectuées au cours de la procédure nationale, même si elle ne s'estime pas liée par le montant auquel elles ont abouti (voir, dans le même sens, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 85, 19 février 2009).
39. A cet égard, la Cour note que les requérants présentent un rapport d'expertise établi par l'expert désigné par le tribunal et que le tribunal s'est fondé sur ce rapport pour évaluer les frais de la procédure et les frais de représentation du Trésor public que les requérants devaient payer. Ce rapport a évalué les terrains à 95,15 EUR/m², à la date de l'introduction de l'action – le 13 février 2001. Elle note également que le Trésor public a indiqué la valeur du terrain comme étant de 31,6 EUR/m², à la même date.
40. Compte tenu de ces éléments – y compris l'objectif légitime d'utilité publique poursuivi par l'ingérence litigieuse – et statuant en équité, la Cour juge raisonnable d'accorder aux requérants la somme de 980 000 EUR pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.
41. Quant au dommage moral, compte tenu des circonstances de la cause, la Cour estime que le constat de violation constitue une réparation suffisante (voir, a contrario, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 31524/96, §§ 40-42, 30 octobre 2003).
B. Intérêts moratoires
42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 980 000 EUR (neuf cent quatre-vingt mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente