DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CIGNOLI ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 68309/01)
ARRÊT
STRASBOURG
9 décembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cignoli et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 novembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 68309/01) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet Etat, M. P. F. C. et Mes M et N. C. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 1er mars 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me G. M, avocat à Bologne. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, par son coagent, M F. Crisafulli, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 8 mars 2004, la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1940, 1929, 1928 et 1931 et résident à Valeggio Sul Mincio, Godiasco et Voghera.
5. Les requérants étaient propriétaires de terrains situés à Voghera et enregistrés au cadastre feuille 59, parcelles 24/a, 24/b, 24/c, 24/d et 24/e et 244. Lesdits terrains étaient classés par le plan général d'urbanisme adopté par la municipalité de Voghera en 1972 comme terrains constructibles et étaient soumis à un permis d'exproprier en vue d'y construire des habitations.
6. Par des arrêtés des 13 et 5 mars 1980 respectivement, la municipalité de Voghera disposa l'occupation des terrains figurant aux parcelles 24/a, de 7609 mètres carrés, et 244, de 52 mètres carrés.
7. Par deux arrêtés des 30 juillet 1980 et 6 juillet 1981 respectivement, en application de la loi no 385 de 1980, la région de Lombardie procéda à des offres d'acompte sur l'indemnité d'expropriation déterminée au sens de la loi no 865 de 1971. La somme offerte, à savoir 16 161 160 ITL, était calculée comme s'il s'agissait de terrains agricoles sous réserve de fixer l'indemnisation définitive une fois adoptée une loi établissant de nouveaux critères d'indemnisation pour les terrains constructibles.
8. Les requérants refusèrent l'offre d'acompte de l'administration et la somme fut versée à la Caisse des dépôts et prêts.
9. Les 26 septembre et 12 juillet 1983 respectivement, la région déclara l'expropriation des terrains.
10. Par un arrêt no 223 de 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385 de 1980, au motif que celle-ci soumettait l'indemnisation à l'adoption d'une loi future.
11. Par une décision du 21 juillet 1986, la municipalité de Voghera fixa définitivement les indemnités découlant de l'expropriation des terrains litigieux au sens de la loi no 2359 de 1865, désormais applicable suite audit arrêt de la Cour constitutionnelle. La municipalité fixa l'indemnité d'expropriation à 12 000 ITL/m².
12. Par acte notifié le 23 décembre 1986, les requérants assignèrent la municipalité à comparaître devant la cour d'appel de Milan. Ils contestèrent l'indemnité fixée par l'administration et réclamèrent une indemnité calculée sur la base de la valeur marchande des terrains litigieux au moment de l'expropriation au sens de la loi no 2359 de 1865. La cour d'appel ordonna une expertise technique.
13. Par un jugement du 10 décembre 1991, la cour d'appel de Milan, affirmant la nature constructible des terrains litigieux, déclara que les requérants avaient droit à une indemnité d'expropriation de 389 128 000 ITL, soit 200 967,84 EUR, correspondant à la valeur vénale du terrain au moment de l'expropriation, telle qu'établie par l'expert commis d'office.
14. Le 18 septembre 1992, la municipalité de Voghera se pourvut en cassation. Elle contesta l'affirmation de la cour d'appel concernant la nature constructible des terrains et demanda l'application de la loi no 359 du 8 août 1992, entre-temps entrée en vigueur.
15. Par un arrêt du 19 septembre 1995, la Cour de cassation cassa le jugement de la cour d'appel et renvoya l'affaire devant une autre section de la cour d'appel de Milan pour l'application de l'article 5bis de ladite loi no 359.
16. Le 16 juillet 1996, les requérants saisirent la section compétente de la cour d'appel de Milan. Une nouvelle expertise technique fut ordonnée. L'expert affirma que le terrain avait nature constructible et établit que la valeur vénale du terrain au moment de l'expropriation était de 418 227 111 ITL, soit 215 996,29 EUR.
17. Par un jugement du 24 mai 2000, ayant acquis l'autorité de la chose jugée le 20 novembre 2000, la cour d'appel fit application des critères introduits par la loi no 359 et fixa l'indemnité d'expropriation à 209 165 296 ITL, soit 108 024,86 EUR. Cette somme devait être assortie d'intérêts à partir de 1983.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l'arrêt Scordino c. Italie (no 1) ([GC], no 36813/97, CEDH 2006-...).
Par l'arrêt no 348 du 22 octobre 2007, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l'article 5bis du décret no 333 de 1992, tel que modifié par la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l'indemnisation. La Cour Constitutionnelle a aussi indiqué au législateur les critères à prendre en compte pour une éventuelle nouvelle loi, en faisant référence à la valeur vénale du bien.
La loi de finances no 244 du 24 décembre 2007 a établi que l'indemnité d'expropriation pour un terrain constructible doit correspondre à la valeur vénale du bien. Lorsque l'expropriation rentre dans le cadre d'une réforme économique et sociale, une réduction de 25 % sera appliquée.
Cette disposition est applicable à toutes les procédures d'expropriation en cours au 1er janvier 2008, sauf celles où la décision sur l'indemnité d'expropriation a été acceptée ou est devenue définitive.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
19. Les requérants allèguent une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, au motif que l'indemnité n'est pas adéquate, et qu'elle a été calculée sur la base de l'article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Ils invoquent l'article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
20. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soutient que la requête a été introduite tardivement dans la mesure où les requérantes se plaignent de ce que le montant du dédommagement a été calculé au sens de la loi no 359 de 1992. Il estime que le délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir soit en 1992, à savoir à la date de l'entrée en vigueur de cette loi, soit en 1993, à savoir à la date du dépôt au greffe de l'arrêt par lequel la Cour constitutionnelle a confirmé la légalité de la disposition en question. A l'appui de ses allégations, le Gouvernement cite l'affaire Miconi c. Italie ((déc.), no 66432/01, 6 mai 2004).
22. Les requérant s'y opposent.
23. La Cour relève qu'elle a rejeté ce type d'exception dans plusieurs affaires (voir, entre autres, Donati c. Italie (déc.), no 63242/00, 13 mai 2004 ; Chirò c. Italie no 2 (déc.), no 65137/01, 27 mai 2004). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l'exception en question.
24. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
25. Les parties s'accordent pour dire qu'il y a eu « privation des biens » au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.
26. La requérante soutient avoir subi une atteinte disproportionnée à son droit au respect des biens. A cet égard, elle met en cause le montant de l'indemnité qui résulte de l'application de la loi no 359 de 1992 et fait valoir que l'indemnité calculée conformément à cette loi correspond à moins de la moitié de la valeur marchande du terrain.
27. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse et demande à la Cour de conclure à la non-violation de l'article 1 du Protocole no 1.
2. Appréciation de la Cour
28. La Cour observe que les intéressés ont été privés de leur propriété conformément à la loi et que l'expropriation poursuivait un but légitime d'utilité publique.
29. Elle rappelle que dans de nombreux cas d'expropriation licite, comme l'expropriation d'un terrain en vue de la construction d'une route ou à d'autres fins d'« utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 96, CEDH 2006-.. ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, §§ 61 et 66, 8 août 2006 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 43663/98, § 37, 24 juillet 2007 ; Gigli Costruzioni S.r.l. c. Italie, no 10557/03, § 43, 1er avril 2008). Cette règle n'est toutefois pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 78), étant donné que des objectifs légitimes « d'utilité publique », tels qu'en poursuivent des mesures de reforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 36, § 54).
30. La Cour constate que l'indemnité d'expropriation accordée aux requérants, calculée en fonction de l'article 5 bis de la loi no 359 de 1992, s'élève à 108 024,86 EUR, alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l'expropriation et retenue par la cour d'appel était de 215 996,29 EUR (paragraphe 16 ci-dessus). Il en résulte que l'indemnité d'expropriation est largement inférieure à la valeur marchande du bien en question.
31. Il s'agit en l'espèce d'un cas d'expropriation isolée, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière. Par conséquent, la Cour n'aperçoit aucun objectif légitime « d'utilité publique » pouvant justifier un remboursement inférieur à la valeur marchande (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 103).
32. Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l'indemnisation accordée aux requérants n'était pas adéquate, vu son faible montant et l'absence de raisons d'utilité publique pouvant légitimer une indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien. Il s'ensuit que les requérants ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.
33. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
35. Pour le préjudice matériel, les requérants réclament la différence entre la valeur marchande du terrain et le montant de l'indemnité accordée au niveau national, qu'ils chiffrent à 89 888,97 EUR, plus les intérêts légaux à compter de la date de l'expropriation.
36. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.
37. S'inspirant des critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relative à l'article 1 du Protocole no 1 (Scordino c. Italie (no 1) précité, §§ 93-98 ; Stornaiuolo c. Italie, no 52980/99, § 61, 8 août 2006 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction équitable), no 43663/98, § 38, 24 juillet 2007 ; Gigli Costruzioni S.r.l. c. Italie, no 10557/03, § 81, 1er avril 2008), la Cour estime que l'indemnité d'expropriation adéquate en l'espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande du bien au moment de la privation de celui-ci.
38. Conformément à sa jurisprudence la Cour devrait accorder aux requérants une somme correspondante à la différence entre la valeur marchande du terrain au moment de l'expropriation et l'indemnité obtenue au niveau national. Ladite somme devrait être assortie d'intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s'étant écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts devraient correspondre à l'intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement réévalué.
39. Considérant les prétentions des requérants et statuant en équité la Cour estime raisonnable d'accorder la somme de 267 000 EUR pour préjudice matériel.
B. Frais et dépens
40. Le requérant demande également 10 000 EUR pour frais et dépens dans la procédure devant la Cour.
41. Le Gouvernement estime cette somme excessive.
42. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
43. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 267 000 EUR (deux cent soixante-sept mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 décembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente