TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CHIVA c. ROUMANIE
(Requête no 46011/06)
ARRÊT
STRASBOURG
19 janvier 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Chiva c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupan�i�,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 46011/06) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. T. C. (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 octobre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me O. E. M. C., avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 17 juin 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1949 et réside à Bolintin Vale.
5. Le 17 juin 2003, le requérant saisit le tribunal de première instance de Bolintin Vale (« le tribunal ») d'une action à l'encontre de la commission locale pour l'application de la loi no 18/1991 sur le domaine foncier (« la commission locale ») visant à obtenir la reconstitution de son droit de propriété sur un terrain de 3 500 m2 situé à Bolintin Vale, dans l'endroit nommé « Poarta Luncii – râul Argeş », se trouvant à l'époque dans le domaine de la société d'Etat A.
6. Par un jugement définitif du 2 juillet 2003 (« le jugement définitif »), le tribunal accueillit son action et ordonna à la commission de le mettre en possession dudit terrain, dans l'emplacement mentionné, et de lui délivrer un titre de propriété, dès réception par cette dernière du terrain de l'Agence des domaines de l'Etat (« l'Agence »), selon la procédure prévue par l'article 9 de l'arrêté du Gouvernement no 626/2001.
7. Le 16 février 2004, le requérant saisit le tribunal d'une demande visant à obtenir l'annulation d'un contrat conclu entre les sociétés A. et S. et portant sur la vente de plusieurs terrains. Il alléguait que le terrain qui lui avait été attribué par le jugement définitif se retrouvait parmi les terrains faisant l'objet de la vente.
8. Le 22 avril 2004, le requérant saisit le tribunal d'une autre demande tendant à faire condamner la mairie de Bolintin Vale, la commission locale et la commission départementale pour l'application de la loi no 18/1991 sur le domaine foncier à lui délivrer un titre de propriété pour le terrain de 3 500 m2 qui lui avait été attribué par le jugement définitif.
9. Le tribunal joignit les deux demandes par un jugement avant dire droit du 16 décembre 2004.
10. Par un arrêt définitif du 5 avril 2006, le tribunal départemental de Giurgiu rejeta les demandes du requérant. Pour ce qui était de sa première demande, il retint que le terrain réclamé ne se trouvait pas parmi les terrains faisant l'objet du contrat de vente attaqué. S'agissant de sa deuxième demande, le tribunal releva que le jugement définitif du 2 juillet 2003 avait ordonné l'attribution dudit terrain uniquement après l'accomplissement des procédures concernant la remise du terrain par l'Agence à la commission locale, procédures qui n'étaient pas achevées.
11. Le 11 août 2008, avec l'accord du requérant, la commission locale lui délivra un titre de propriété pour un terrain de 3 500 m2 situé dans un autre emplacement que celui ordonné par le jugement définitif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. La législation interne pertinente, à savoir des extraits des lois nos 18/1991 sur le domaine foncier, 169/1997 portant modification de la loi no 18/1991 et 29/1990 sur le contentieux administratif, est décrite dans l'affaire Sabin Popescu c. Roumanie (no 48102/99, §§ 42-46, 2 mars 2004).
13. Les dispositions pertinentes en l'espèce de la loi no 268/2001 sur la privatisation des sociétés commerciales détenant des terrains agricoles relevant du domaine publique et privé de l'Etat (« loi no 268/2001 »), publiée au Journal officiel du 7 juin 2001, se lisent ainsi :
Article 7 § 7
« L'Agence des domaines de l'Etat, en coopération avec l'Office du cadastre agricole et de l'organisation du territoire agricole, établit l'inventaire des terrains faisant l'objet de la reconstitution du droit de propriété selon les dispositions des lois nos 18/1991 [sur le domaine foncier] et 1/2000 [sur la reconstitution du droit de propriété sur les terrains agricoles et forestiers] et les remet, sur la base d'un protocole, aux commissions locales, afin que les ayants droit se voient délivrer des titres de propriété et qu'ils soient mis en possession [des terrains attribués]. »
14. Selon les Normes méthodologiques d'application de la loi no 268/2001, entrées en vigueur à la suite de la publication au Journal officiel du 17 juillet 2001 de l'arrêté du Gouvernement no 626/2001, la remise des terrains par l'Agence des domaines de l'Etat se fait à la demande des commissions départementales sur la base d'un protocole. Avant la conclusion dudit protocole, l'Agence prend note de la demande de la commission départementale, accompagnée de tout document pertinent, ainsi que de la documentation relative à la remise des terrains, telle qu'établie par son Conseil d'administration. L'Agence doit procéder également à un contrôle de la légalité des documents présentés (article 9 §§ 1 et 2).
15. Le règlement d'application de la loi no 18/1991, entré en vigueur à la suite de la publication dans le Journal officiel du 21 décembre 2002 de l'arrêté gouvernemental no 1172/2001, prévoit également que les terrains mentionnés à l'article 7 § 7 de la loi no 268/2001 doivent être remis aux commissions locales sur la base d'un protocole (article 44 §§ 1 et 2).
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
16. Le requérant allègue que la non-exécution du jugement définitif rendu en sa faveur a enfreint son droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi que son droit au respect de ses biens, tel que prévu par l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
17. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
18. Le Gouvernement reconnaît que le requérant était en droit de se voir mettre en possession du terrain situé dans l'emplacement mentionné par le jugement définitif du 2 juillet 2003, mais rappelle toutefois que l'exécution dudit jugement dépendait de l'achèvement de la procédure de remise du terrain par l'Agence à la commission locale. Il relève enfin que le requérant a consenti à ce que la commission locale le mette en possession d'un terrain situé dans un autre emplacement et que, dès lors, les autorités internes ont satisfait à leurs obligations.
19. Le requérant admet qu'il a donné son accord à être mis en possession d'un terrain différent, mais souligne que celui-ci a une valeur bien inférieure au terrain auquel il avait droit et que la commission locale l'a mis en possession plusieurs années après le prononcé du jugement définitif en sa faveur.
20. La Cour relève tout d'abord que, par le jugement définitif susmentionné, le requérant s'est vu reconnaître son droit à se voir reconstituer le droit de propriété sur un terrain de 3 500 m2 situé dans un emplacement précis.
21. Elle observe que, selon le droit interne applicable en l'espèce (paragraphes 13-15 ci-dessus), il incombait à la commission départementale de transmettre la documentation concernant le terrain en question à l'Agence qui, à son tour, après un contrôle de légalité des documents présentés, devait le remettre à la commission locale sur la base d'un protocole.
22. La Cour observe ensuite que le requérant a donné son accord pour qu'il soit mis en possession d'un terrain différent de celui attribué par le jugement définitif. Bien qu'il lui a fallu attendre plusieurs années pour se voir proposer un terrain, la Cour estime que les autorités internes ont satisfait à leurs obligations découlant dudit jugement définitif, eu égard au consentement non équivoque du requérant.
23. La Cour relève toutefois qu'un délai d'environ cinq ans s'est écoulé en l'espèce avant que les autorités internes ne procèdent à la délivrance d'un titre de propriété au requérant.
24. A cet égard, la Cour rappelle qu'il appartient à chaque Etat contractant de se doter d'un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent
(Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003). Partant, dans la mesure où les dispositions internes susmentionnées mettaient à la charge des autorités internes des obligations concrètes afin d'assurer l'accomplissement des procédures visant la reconstitution du droit de propriété du requérant sur le terrain attribué, la Cour estime que le délai d'inactivité observé en l'espèce dû à l'inachèvement desdites procédures est imputable aux autorités internes.
25. Elle relève ensuite que ledit délai n'apparaît pas comme raisonnable, au vu de la jurisprudence de la Cour en la matière (Dorneanu c. Roumanie, no 1818/02, § 52, 26 juillet 2007 ; Becciu c. Moldova, no 32347/04, § 28, 13 novembre 2007) et rappelle à ce titre que l'omission des autorités, sans justification pertinente, d'exécuter dans un délai raisonnable une décision définitive peut entraîner une violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, surtout quand l'obligation de faire exécuter la décision en cause appartient à une autorité administrative (voir Acatrinei c. Roumanie, no 7114/02, § 40, 26 octobre 2006, et Dorneanu, précité, § 41).
26. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime que l'Etat n'a pas déployé tous les efforts nécessaires afin de faire exécuter avec célérité la décision judiciaire favorable au requérant.
Partant, il y a eu en l'espèce violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
27. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
28. Le requérant réclame 114 240 euros (EUR) au titre du préjudice matériel subi, montant représentant la différence de valeur entre le terrain qu'il avait reçu et celui attribué par le jugement définitif du 2 juillet 2003. Il sollicite également 500 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
29. Le Gouvernement conteste le montant demandé par le requérant au titre du préjudice matériel, estimant que la valeur d'un hectare dans la région est de maximum 75 EUR. S'agissant du dommage moral, il estime qu'un constat de violation suffirait pour réparer le préjudice moral allégué.
30. La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 uniquement en raison du retard observé dans l'exécution du jugement définitif favorable au requérant. Elle n'observe aucun lien de causalité entre la violation constatée et la demande au titre du préjudice matériel et la rejette. En revanche, elle estime que la durée de la non-exécution a dû causer au requérant un état de frustration et d'incertitude qu'un simple constat de violation ne suffit pas à réparer. La Cour considère donc qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
31. Le requérant demande également 1 954,59 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il fournit des justificatifs pour ce montant, notamment des contrats d'assistance juridique, des quittances de paiement des honoraires d'avocat, ainsi que d'autres justificatifs attestant le paiement des divers frais relatifs aux procédures internes engagées.
32. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais réels, nécessaires et raisonnables. Il fait toutefois observer que plusieurs contrats d'assistance juridique ne mentionnent pas les références des procédures internes et que plusieurs quittances de paiement sont relatives à des frais qui n'ont pas de lien de causalité avec la présente affaire.
33. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
34. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) que les sommes susmentionnées seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
c) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président