Conclusion Radiation du rôle ; Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'art. 8 (expulsion)
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CHERIF ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 1860/07)
ARRÊT
STRASBOURG
7 avril 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cherif et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mars 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 1860/07) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants tunisiens, MM. F. B. F. C. et K. C., et une ressortissante italienne, Mme S. B. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 janvier 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me A. B., avocate à Gênes. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora et par son co-agent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Les requérants invoquent une violation de leur droit de recours individuel et allèguent que la mise à exécution de la décision d'expulser le premier requérant a méconnu les articles 3, 6, 8, 13 et 34 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 7.
4. Le 13 mars 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le premier requérant est un ressortissant tunisien né en 1970 et résidant actuellement en Tunisie. La requérante est l'épouse du premier requérant. Ressortissante italienne, elle est née en 1964 et réside à Dazio (Sondrio). Le deuxième requérant est le frère du premier requérant. C'est un ressortissant tunisien. Sa date de naissance et son lieu de résidence ne sont pas connus.
A. L'expulsion du premier requérant
6. En janvier 1993, le premier requérant s'installa en Italie. Il emménagea avec la requérante, qu'il épousa le 24 mai 1996, et eut avec elle trois enfants, nés respectivement le 11 décembre 1996, le 28 août 2001 et le 21 juin 2004. Il obtint un permis de séjour régulier.
7. Les requérants affirment que le premier requérant n'a jamais été accusé d'aucune infraction pénale en Italie. Il aurait en revanche été condamné par contumace à huit années d'emprisonnement par le tribunal militaire de Tunis. Les requérants n'ont pas produit de copie de ce jugement.
8. Le 13 juillet 2005, des agents de la préfecture (Questura) de Sondrio perquisitionnèrent la demeure du premier requérant. Il ressort du procès-verbal de la perquisition qu'une « source confidentielle crédible » avait donné des indices amenant à croire que l'intéressé détenait illégalement des armes, des munitions ou des matières explosives. Toutefois, aucun de ces objets ne fut trouvé à son domicile.
9. Par un arrêté du 4 janvier 2007, le ministre des Affaires intérieures ordonna l'expulsion du premier requérant vers la Tunisie, en application des dispositions du décret-loi no 144 du 27 juillet 2005 (décret intitulé « mesures urgentes pour combattre le terrorisme international », et converti en la loi no 155 du 31 juillet 2005). Observant qu'il « ressortait des actes » que le premier requérant entretenait des relations suivies avec des éléments de premier plan de l'intégrisme islamiste en Italie qui avaient joué un rôle dans des projets terroristes, le ministre expliqua que compte tenu du « contexte actuel du terrorisme de type islamiste », il avait des raisons de penser que par sa présence en Italie, le premier requérant pouvait prêter assistance à des organisations ou des activités terroristes.
10. Le ministre précisa que le premier requérant ne pourrait revenir en Italie que sur la base d'une autorisation ministérielle ad hoc et que la préfecture de Sondrio était chargée de l'exécution de l'arrêté d'expulsion. Il indiqua en outre que cet arrêté pouvait être attaqué devant le tribunal administratif (« TAR ») du Latium dans un délai de soixante jours.
11. Le 4 janvier 2007, vers 16 heures, le premier requérant fut interpellé par la police et conduit à la préfecture (Questura) de Milan, où il se vit notifier l'arrêté d'expulsion ainsi qu'une ordonnance par laquelle le préfet de Sondrio révoquait le permis de séjour qui lui avait été octroyé le 19 janvier 2000 pour une durée indéterminée. Cette décision pouvait être contestée devant le TAR du Latium dans un délai de soixante jours.
12. Avant d'être conduit à la préfecture, le premier requérant aurait téléphoné à la requérante, l'informant que la police l'avait interpellé. Celle-ci aurait essayé par la suite à plusieurs reprises de le contacter, mais sans succès. Elle n'aurait pu lui parler que le soir, alors qu'il était en route vers l'aéroport en vue de son rapatriement.
13. Selon le récit fait par la requérante de cette communication téléphonique, le premier requérant aurait supplié qu'on ne le rapatriât pas, expliquant qu'il craignait pour sa vie, et aurait demandé à contacter un avocat. Quelqu'un lui aurait répondu que rien ne pouvait être fait, puis la ligne aurait été coupée.
14. Cette version des faits est contestée par le Gouvernement, qui a produit une note de la préfecture de Sondrio datée du 3 juillet 2007. Selon cette note, après avoir notifié au premier requérant l'arrêté d'expulsion, le personnel de la préfecture lui aurait demandé s'il souhaitait contacter quelqu'un avant que l'expulsion fût mise à exécution. L'intéressé aurait téléphoné à deux reprises à la requérante. On lui aurait alors demandé s'il avait besoin d'autre chose, et il aurait répondu par la négative, ajoutant seulement que certains de ses effets personnels et une certaine somme d'argent devaient être donnés à sa femme. Enfin, une fois arrivé à l'aéroport de Milan, il aurait téléphoné une troisième fois à la requérante.
15. Vers 21h10, la requérante aurait présenté une demande d'asile politique au nom de son mari. Cette demande ne fut pas examinée car le premier requérant avait déjà embarqué sur un vol à destination de Tunis, qui décollait à 21h20. Cependant, son nom ne figurait pas sur la liste des passagers de ce vol, et aucun laissez-passer ne lui avait été octroyé. A cet égard, les requérants soulignent que le passeport du premier requérant n'était plus valable, les autorités tunisiennes refusant depuis longtemps de le renouveler.
16. Selon les requérants, la police de Milan aurait exercé des pressions sur le premier requérant, l'invitant à « collaborer ».
17. Le 5 janvier 2007, un agent de la préfecture de Sondrio aurait déclaré à la requérante : « pour nous, Madame, votre mari est libre ; la Digos de Milan lui a demandé de collaborer et il n'a pas donné la réponse souhaitée ».
18. Le premier requérant arriva à Tunis en compagnie d'un autre ressortissant tunisien, dont le nom n'est pas connu. Celui-ci ne fut pas privé de sa liberté. Selon les requérants, M. C., en revanche, fut incarcéré et torturé jusqu'au 15 janvier 2007 dans les locaux du ministère des Affaires intérieures de Tunis.
19. Le 22 janvier 2007, les requérants ont indiqué que le premier requérant était détenu au pénitencier civil de Tunis, où il avait été placé « sous la responsabilité » des autorités militaires ; et que les membres de sa famille n'avaient aucun contact avec lui.
20. La famille du premier requérant aurait nommé un avocat pour le représenter en Tunisie. Cependant, cet avocat ne pourrait pas obtenir de copie des actes de la procédure ni connaître de manière précise les accusations portées contre son client.
21. Entre-temps, le 11 janvier 2007, la requérante et le deuxième requérant avaient présenté à la Cour une demande de mesure provisoire en vertu de l'article 39 du règlement. Ils demandaient que l'Italie fût invitée à produire des garanties quant au respect de la vie et de l'intégrité physique du premier requérant et à s'efforcer d'obtenir sa remise en liberté immédiate, son retour en Italie, ainsi que la possibilité pour lui de nommer un avocat de son choix en Tunisie et de communiquer avec sa famille. Le 12 janvier 2007, les avocats des requérants furent informés que leur demande avait été rejeté. Des nouvelles demandes visant à obtenir la mesure d'urgence de la suspension de l'arrêté d'expulsion, introduites le 23 mai et 2 juillet 2007, furent considérées comme se situant hors du champ d'application de l'article 39 et ne furent dès lors pas soumises pour décision au président de la chambre.
22. A une date non précisée, la requérante saisit le tribunal régional administratif (« TAR ») du Latium afin d'obtenir l'annulation de l'arrêté d'expulsion et de la révocation du permis de séjour de son mari. Elle demanda en outre la suspension de l'exécution des décisions litigieuses. Par une ordonnance du 26 avril 2007, le TAR du Latium rejeta la demande de suspension. Il observa d'abord que la requérante ne semblait pas avoir le locus standi pour attaquer des actes concernant son mari et que ce dernier n'avait pas nommé un avocat pour le représenter ; ensuite que le premier requérant était détenu à Tunis, ce qui rendait impossible, en l'état, son retour en Italie ; et enfin que l'intérêt de l'Etat à protéger la sécurité nationale semblait destiné à prévaloir sur l'intérêt particulier des requérants. L'issue du recours en annulation devant le TAR n'est pas connue.
23. Dans une note du 2 juillet 2007, le ministère des Affaires intérieures précisa que, contrairement à ce qui avait été affirmé par les requérants (voir le paragraphe 7 ci-dessus), le premier requérant avait de nombreux antécédents judiciaires en Italie. En particulier, par un jugement du 11 avril 1996, qui avait ensuite acquis la force de la chose jugée, le tribunal de Milan l'avait condamné à dix mois d'emprisonnement pour possession de stupéfiants ; le 22 mars 1999, ce même tribunal avait prononcé une condamnation pour possession et vente de stupéfiants à un an et un mois d'emprisonnement. Cette dernière condamnation était devenue définitive le 17 janvier 2004, et le sursis de l'exécution de la peine, octroyé lors de la première condamnation, avait été révoqué. De plus, en juin 1999 et en juillet 2001, le requérant avait été arrêté et poursuivi pour outrage et résistance à un officier public ; en 1997 et 2002, des poursuites avaient été entamées à son encontre pour rixe, coups et blessures, dégradation de chose d'autrui et port prohibé d'un objet pouvant être utilisé comme une arme.
24. Dans une note du 4 juillet 2007, le même ministère indiqua que la dangerosité du premier requérant avait été déduite du fait qu'il fréquentait, depuis 2002, de nombreux ressortissants étrangers impliqués dans des affaires faisant l'objet d'enquêtes judicaires.
B. Les assurances diplomatiques obtenues par les autorités italiennes
25. Le 29 août 2008, l'Ambassade d'Italie à Tunis adressa au ministère tunisien des Affaires étrangères une note verbale (no 3124) dans laquelle elle sollicita des assurances diplomatiques. Le contenu de cette note se trouve dans l'arrêt Soltana c. Italie, no 37336/06, § 19, 24 mars 2009.
26. Le 5 novembre 2008, les autorités tunisiennes firent parvenir leur réponse, signée par l'avocat général à la direction générale des services judiciaires. En ses parties pertinentes, cette réponse se lit comme suit :
« Dans sa note verbale en date du 29 août 2008, telle que complétée par sa note verbale datée du 4 septembre 2008, l'ambassade d'Italie à Tunis a sollicité, des autorités tunisiennes, les assurances, ci-après énumérées, concernant les citoyens tunisiens (...) F. C. [et autres] s'ils venaient à être expulsés vers la Tunisie. (...)
II. S'agissant du dénommé F. C., les autorités tunisiennes soulignent que suite à son expulsion vers la Tunisie, il a été traduit en justice du chef d'infractions terroristes portant sur son adhésion, hors du territoire de la république tunisienne, à une entente en rapport avec des infractions terroristes et la collecte de fonds dont il [sait] qu'ils sont destinés à financer des personnes, des organisations et des activités terroristes.
L'intéressé a bénéficié d'un procès équitable au cours duquel il a pu faire valoir tous ses moyens de défense. Il a été reconnu coupable d'octroi de contributions pécuniaires aux membres d'une bande de malfaiteurs et condamné, de ce chef, à un an d'emprisonnement et [il] a bénéficié d'un non-lieu pour l'infraction d'adhésion à une organisation terroriste.
F. C. a été libéré au cours du mois de janvier 2008, après [avoir purgé sa peine]. Il est à noter qu'il a bénéficié, dans l'établissement pénitentiaire, d'un programme de soutien psychologique et d'un programme de réhabilitation qui lui a permis d'apprendre un métier de manière à faciliter sa réinsertion dans la société.
(...)
La garantie du droit de recevoir des visites :
Si l'arrestation des intéressés [est] décidée par l'autorité judiciaire compétente, ils bénéficieront des droits garantis aux détenus par la loi du 14 mai 2001 relative à l'organisation des prisons. Cette loi consacre le droit de tout prévenu à recevoir la visite de l'avocat chargé de sa défense, sans la présence d'un agent de la prison ainsi que la visite des membres de leurs familles. Si leur arrestation [est] décidée, les intéressés jouiront de ce droit conformément à la réglementation, en vigueur et sans restriction aucune.
Concernant la demande de visite des intéressés par les avocats qui les représentent dans la procédure en cours devant la Cour européenne des droits de l'homme, les autorités tunisiennes observent qu'une telle visite ne peut être autorisée en l'absence de convention ou de cadre légal interne qui l'autoriserait.
En effet la loi relative aux prisons détermine les personnes habilitées à exercer ce droit : il s'agit notamment des membres de la famille du détenu et de son avocat tunisien.
La Convention d'entraide judiciaire conclue entre la Tunisie et l'Italie le 15 novembre 1967 ne prévoit pas la possibilité pour les avocats italiens de rendre visite à des détenus tunisiens. Toutefois les intéressés pourront, s'ils le souhaitent, charger des avocats tunisiens de leur choix [de] leur rendre visite et de procéder, avec leurs homologues italiens, à la coordination de leurs actions dans la préparation des éléments de leur défense devant la Cour européenne des droits de l'homme.
(...) ».
C. La représentation des requérants devant la Cour
27. Au moment de l'introduction de leur requête (10 janvier 2007), la requérante et le deuxième requérant avaient signé une procuration en faveur de deux avocats du barreau de Milan, Mes S. C. et B. M.. Aucune procuration n'avait été signée par le premier requérant, qui à cette époque venait d'être expulsé vers la Tunisie. Le formulaire de requête était signé par Mes C. et M..
28. Par une télécopie du 2 avril 2007, Me A. B. informa la Cour qu'elle était la nouvelle représentante des requérants, et que toute correspondance relative à la présente requête devait être adressée à son cabinet à Gênes. Par une lettre du 13 avril 2007, le greffe de la Cour transmit à Me B. un formulaire de procuration, l'invitant à le faire parvenir à la Cour, dûment rempli, dans les meilleurs délais. Dans le même temps, le greffe informa Mes C. et M. de la télécopie de Me B. et précisa que, sauf indication contraire de leur part, il serait estimé que seule cette dernière représentait les requérants. Aucune réponse ne fut reçue de Mes C. et M..
29. Par une télécopie du 27 avril 2007, Me B. fit parvenir au greffe de la Cour une procuration en sa faveur signée par la requérante. Les premier et deuxième requérants ne signèrent aucune procuration semblable.
30. Par la suite, Me B. produisit le document suivant, daté du 9 février 2007, et au bas duquel figure une signature illisible :
« Je soussigné Foued Ben Fitouri Cherif, né à Tunis le 31 mai 1970, nomme en tant qu'avocat de mon choix Me Alessandra Ballerini du barreau de Gênes afin qu'elle me représente et me défende devant le TAR [du] Latium par rapport à la révocation de [mon] permis de séjour et [à mon] expulsion d'Italie. J'élis domicile dans son cabinet à Gênes, Salita Viale no 5-2. »
EN DROIT
I. SUR LA REQUÊTE INTRODUITE AU NOM DU PREMIER REQUÉRANT
31. La Cour observe d'emblée que le formulaire de requête a été rempli également au nom du premier requérant, qui soutiendrait que la mise à exécution de la décision de l'expulser a violé les articles 3, 6, 8, 13 et 34 de la Convention et 1 du Protocole no 7.
32. Le Gouvernement conteste les griefs susmentionnés.
33. Il argue tout d'abord que le premier requérant n'a jamais mandaté d'avocat pour le représenter devant la Cour, la présente requête ayant été introduite uniquement par son épouse et par son frère (la requérante et le deuxième requérant), qui n'avaient pas le pouvoir de le représenter. Il indique ensuite que le jour de l'expulsion, la notification de l'arrêté ministériel a eu lieu à 16 heures, alors que le vol pour Tunis où le premier requérant a été embarqué ne décollait qu'à 21h20 : l'intéressé aurait donc disposé de plus de cinq heures pour faire appel aux services d'un avocat.
34. Les requérants affirment que le premier requérant a été emmené de force à la préfecture de Milan, où il n'a pas eu la possibilité de contacter un avocat de son choix. Il aurait ensuite été conduit à l'aéroport en vue de l'exécution de son expulsion. Une personne se présentant comme un inspecteur de police aurait par ailleurs téléphoné à la requérante, et lui aurait dit qu'il était inutile d'appeler un avocat, le premier requérant ayant été expulsé. La représentante des requérants devant la Cour aurait demandé aux autorités tunisiennes l'autorisation de visiter le premier requérant au pénitencier de Tunis, mais cette autorisation lui aurait été refusée, de même qu'aux fonctionnaires de l'ambassade d'Italie à Tunis. Seule la requérante aurait pu voir son mari en Tunisie, et ce serait ainsi qu'elle aurait obtenu une procuration signée par l'intéressé en sa présence. La teneur de cette procuration figure au paragraphe 30 ci-dessus.
35. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 36 § 1 de son règlement, « [l]es personnes physiques (...) peuvent initialement soumettre des requêtes en agissant soit par [elles]-mêmes, soit par l'intermédiaire d'un représentant ». En outre, une fois la requête notifiée à la Partie contractante défenderesse, tout requérant doit, sauf décision contraire du président de la chambre, être représenté par un conseil habilité à exercer dans l'une quelconque des Parties contractantes et résidant sur le territoire de l'une d'elles (voir les paragraphes 2 et 4 a) de l'article 36 précité). Enfin, toute requête formulée en vertu de l'article 34 de la Convention doit être présentée par écrit et signée par le requérant ou son représentant ; lorsqu'un requérant est représenté, son ou ses représentants doivent produire une procuration ou un pouvoir écrit (article 45 §§ 1 et 3 du règlement de la Cour).
36. En la présente espèce, aucun des requérants n'a présenté sa requête en agissant par lui-même ; les intéressés sont en effet passés par l'intermédiaire d'un ou plusieurs représentants, à savoir initialement Mes C. et M., et ensuite, à partir d'avril 2007, Me B.. Dès lors, lesdits représentants étaient tenus de produire une procuration ou un pouvoir écrit signés par leurs clients.
37. Or, les seules procurations écrites concernant la procédure devant la Cour qui sont parvenues au greffe ont été signées par la requérante et par le deuxième requérant (ce dernier s'étant borné à nommer Mes C. et M.). Aucune procuration semblable n'a été produite au nom du premier requérant (voir les paragraphes 27 et 29 ci-dessus).
38. La Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle l'intéressé disposait du temps et des facilités nécessaires pour chercher et nommer un représentant dans les quelques heures qui ont suivi son interpellation et précédé la mise à exécution de la décision de l'expulser. A cet égard, elle rappelle que le 4 janvier 2007, le premier requérant a été conduit à la préfecture de Milan vers 16 heures (voir le paragraphe 11 ci-dessus), et qu'il a été embarqué sur un vol à destination de Tunis qui a décollé à 21h20 (voir le paragraphe 15 ci-dessus). Dans la mesure où il s'est alors trouvé dans une situation qu'il devait percevoir comme dramatique et où il n'était pas rompu aux arcanes des procédures judiciaires, on ne saurait lui faire grief de ne pas avoir songé, dans un délai aussi bref, à entreprendre les démarches juridiques lui permettant d'être représenté par un conseil devant la Cour.
39. Il en va autrement, cependant, pour la période qui a suivi la mise à exécution de l'expulsion. Il ressort en effet des assurances diplomatiques données par les autorités tunisiennes qu'en prison, M. F. C. aurait eu la possibilité de recevoir des visites de son avocat et des membres de sa famille (voir le paragraphe 26 ci-dessus). En effet, la requérante elle-même admet avoir pu rencontrer son mari au pénitencier de Tunis. Elle aurait également obtenu, le 9 février 2007, une procuration signée par l'intéressé. Cette procuration ne concerne cependant que la procédure devant le TAR, et ne mentionne pas la procédure devant la Cour (voir le paragraphe 30 ci-dessus).
40. De plus, comme cela a été indiqué par les autorités tunisiennes sans que les requérants ne le contestent, le premier requérant a été libéré en janvier 2008 (voir le paragraphe 26 ci-dessus). A partir de cette date, rien ne l'empêchait de contacter sa femme ou l'avocate italienne qui la représentait et de leur faire parvenir, par courrier ou par télécopie, une procuration écrite.
41. La Cour attache également de l'importance au fait que, dès avril 2007, le greffe de Strasbourg avait invité Me B. à produire une procuration dûment remplie et signée par ses clients (voir le paragraphe 28 ci-dessus). En outre, Me B. a reçu une copie des observations du Gouvernement, qui excipait de l'absence de procuration concernant le premier requérant. Elle n'a cependant pas produit une telle procuration, mais s'est bornée à faire parvenir au greffe le document du 9 février 2007, non valide aux fins de la représentation devant la Cour (voir les paragraphes 30 et 39 ci-dessus).
42. Dans ces circonstances, la Cour considère que le premier requérant n'entend plus maintenir sa requête et/ou qu'il ne se justifie pas d'en poursuivre l'examen au sens de l'article 37 § 1 a) et/ou c) de la Convention (voir, mutatis mutandis, Fitzmartin et autres (déc.), no 34953/97 et autres, 21 janvier 2003). Par ailleurs, le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles n'exige pas la poursuite de l'examen de ladite requête. A cet égard, il convient de noter que les questions qu'elle soulève ont déjà été abordées par la Grande Chambre dans l'affaire Saadi c. Italie (no 37201/06, 28 février 2008) et par des arrêts de chambre dans plusieurs affaires similaires (voir, par exemple, Ben Khemais c. Italie, no 246/07, 24 février 2009).
43. Il s'ensuit qu'aux termes de l'article 37 § 1 a) et/ou c) de la Convention, il y a lieu de rayer l'affaire du rôle dans la mesure où elle a été introduite par le premier requérant.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 6, 13 ET 34 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 7
44. La requérante et le deuxième requérant allèguent que l'expulsion du premier requérant a été exécutée en dépit des risques de traitements inhumains auxquels l'intéressé serait exposé en Tunisie. De plus, ils allèguent que le premier requérant a été victime en Tunisie d'un déni de justice ; ils contestent la motivation de l'arrêté d'expulsion du 4 janvier 2007 ; et ils soutiennent qu'il était impossible pour le premier requérant d'attaquer la décision de l'expulser devant les tribunaux internes. Enfin, ils estiment que les modalités de l'exécution de l'expulsion ont porté atteinte à leur droit de recours individuel.
45. Ils invoquent les articles 3, 6, 13 et 34 de la Convention et 1 du Protocole no 7.
46. Le Gouvernement conteste ces griefs.
47. La Cour rappelle que pour pouvoir former une requête en vertu de l'article 34, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit se prétendre « victime d'une violation (...) des droits reconnus dans la Convention (...) ». L'article 34 exige qu'un individu requérant se prétende effectivement lésé par la violation qu'il allègue (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 239-240, série A no 25, et Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28) ; cet article n'institue pas au profit des particuliers une sorte d'actio popularis pour l'interprétation de la Convention et ne les autorise pas non plus à se plaindre d'une loi au seul motif qu'elle leur semble enfreindre la Convention (Norris c. Irlande, série A no 142, § 31, 26 octobre 1988, et Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). Ce principe s'applique aussi aux événements ou décisions qui seraient contraires à la Convention (Fairfield c. Royaume-Uni, (déc.) no 24790/04, CEDH 2005-VI, et Ada Rossi et autres c. Italie (déc.), nos 55185/08 et autres, 16 décembre 2008).
48. La Cour réaffirme également que l'existence d'une victime, c'est-à -dire d'un individu qui est personnellement touché par la violation alléguée d'un droit garanti par la Convention, est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par celle-ci, bien que ce critère ne puisse être appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX).
49. En l'espèce, les mauvais traitements et le déni de justice pouvant avoir lieu en Tunisie ne touchent personnellement que le premier requérant. Il en va de même en ce qui concerne la procédure ayant conduit à l'adoption et à l'exécution de l'arrêté d'expulsion. Il convient en effet de rappeler que seul le premier requérant a fait l'objet d'une telle procédure.
50. Dans ces circonstances, la requérante et le deuxième requérant ne sauraient se prétendre « victimes » des violations des articles 3, 6, 13 et 34 de la Convention et 1 du Protocole no 7 qu'ils allèguent.
51. Il s'ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
52. La requérante et le deuxième requérant allèguent que l'expulsion du premier requérant vers la Tunisie a violé leur droit au respect de leur vie familiale. Ils invoquent l'article 8 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale, (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...), à la sûreté publique, (...) à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, (...). »
53. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
54. La Cour observe tout d'abord que, dans la mesure où ils se plaignent des répercussions négatives que l'expulsion du premier requérant a eues sur leur vie familiale, la requérante et le deuxième requérant peuvent alléguer avoir été personnellement touchés par les faits qu'ils dénoncent. Ils ont donc locus standi pour soulever ce grief en leur nom propre. Elle constate ensuite que celui-ci n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 163).
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
55. La requérante et le deuxième requérant allèguent que leur vie familiale a été perturbée par l'exécution de l'expulsion du premier requérant, rappelant que ce dernier demeurait avec la requérante et les trois enfants du couple. Ils ajoutent que la requérante souffre d'hépatite et de broncho-pneumonie, et que les enfants sont également atteints de troubles des voies respiratoires et doivent effectuer des examens immunologiques réguliers.
56. Le premier requérant n'aurait jamais fait l'objet de poursuites en Italie, ce qui démentirait la thèse le présentant comme un élément dangereux pour la société, et les allégations du Gouvernement à cet égard ne se fonderaient sur aucun élément objectif mais reposeraient uniquement sur le fait que l'intéressé fréquentait la mosquée et connaissait d'autres musulmans pratiquants.
b) Le Gouvernement
57. Le Gouvernement souligne que l'ingérence dans la vie familiale des intéressés a une base légale en droit interne, à savoir la loi no 155 de 2005. Il soutient qu'il faut tenir compte premièrement de l'influence négative que le premier requérant, de par sa personnalité et l'ampleur de la menace terroriste, représentait pour la sécurité de l'Etat ; et deuxièmement de l'importance particulière qui doit être attachée à la prévention des infractions pénales graves et au maintien de l'ordre public. Ainsi, l'ingérence éventuelle dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale aurait poursuivi un but légitime et aurait été nécessaire dans une société démocratique. Aucune charge disproportionnée et exorbitante n'aurait été imposée à la cellule familiale. En particulier, le Gouvernement estime que même si les enfants du premier requérant étaient scolarisés en Italie et imprégnés de la culture italienne, rien ne les empêche de poursuivre leur scolarité en Tunisie, et que l'unité de la vie familiale pourra être préservée en dehors du territoire italien.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
58. La Cour réaffirme que la Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d'entrer ou de résider dans un pays particulier et que dans l'exercice de leur mission de maintien de l'ordre public, les Etats contractants ont la faculté d'expulser un étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l'article 8, doivent se révéler nécessaires dans une société démocratique, c'est-à -dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (Mehemi c. France, Recueil des arrêts 1997-VI, § 34, 26 septembre 1997 ; Dalia c. France, Recueil des arrêts 1998-I, § 52, 19 février 1998 ; Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001-IX ; Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X).
59. Même si un ressortissant étranger possède un statut non précaire de résident et a atteint un haut degré d'intégration, sa situation ne peut être mise sur le même pied que celle d'un ressortissant de l'Etat lorsqu'il s'agit du pouvoir précité des Etats contractants d'expulser des étrangers (Moustaquim c. Belgique, 18 mai 1991, § 49, série A no 193) pour une ou plusieurs des raisons énumérées au paragraphe 2 de l'article 8 de la Convention. Les Etats contractants ont le droit de prendre à l'égard des personnes ayant été condamnées pour des infractions pénales des mesures de nature à protéger la société. Semblables mesures administratives doivent être considérées comme revêtant un caractère préventif plutôt que punitif (Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 39, CEDH 2000-X).
60. La Cour a énuméré les critères devant être utilisés pour l'appréciation de la question de savoir si une mesure d'expulsion était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi (Boultif, précité, § 40, et Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, §§ 57-58, CEDH 2006-..). Ces critères sont les suivants :
– la nature et la gravité de l'infraction commise par le requérant ;
– la durée du séjour de l'intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
– le laps de temps qui s'est écoulé depuis l'infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;
– la nationalité des diverses personnes concernées ;
– la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d'autres facteurs témoignant de l'effectivité d'une vie familiale au sein d'un couple ;
– la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l'infraction à l'époque de la création de la relation familiale ;
– la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ;
– la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;
– l'intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l'intéressé doit être expulsé ; et
– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
b) Application de ces principes au cas d'espèce
61. En l'espèce, l'expulsion du premier requérant s'analyse en une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale de la requérante et du deuxième requérant. Il n'est pas contesté que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir le décret-loi no 144 du 27 juillet 2005 (voir le paragraphe 9 ci-dessus).
62. La Cour estime également que l'ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de la sûreté publique, la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales.
63. A cet égard, elle note que selon les informations fournies par le ministère des Affaires intérieures, le premier requérant a été condamné en Italie à deux reprises à des peines privatives de liberté pour possession et vente de stupéfiants ; en outre, en juin 1999 et en juillet 2001, il a été arrêté et poursuivi pour outrage et résistance à un officier public et des poursuites ont été entamées à son encontre pour des nombreuses autres infractions, parmi lesquelles rixe et coups et blessures (voir le paragraphe 23 ci-dessus). De plus, le ministre des Affaires intérieures a indiqué être en possession d'éléments amenant à penser que le premier requérant avait entretenu des relations suivies avec des éléments de premier plan de l'intégrisme islamiste en Italie, qui avaient participé à des projets terroristes (voir le paragraphe 9 ci-dessus). Au demeurant, la Cour observe que la thèse de l'implication du premier requérant dans des activités susceptibles de troubler l'ordre public est également corroborée par le fait que l'intéressé a été accusé, en Tunisie, d'adhésion à une organisation terroriste et de collecte de fonds destinés à financer des personnes, des organisations et des activités terroristes. Même s'il a bénéficié d'un non-lieu pour l'infraction d'adhésion à une organisation terroriste, l'intéressé a été reconnu coupable d'octroi de contributions pécuniaires aux membres d'une bande de malfaiteurs et condamné, de ce chef, à un an d'emprisonnement (voir le paragraphe 26 ci-dessus).
64. L'ensemble de ces éléments pouvait raisonnablement amener les autorités italiennes à croire que la présence du premier requérant sur le territoire de l'Etat représentait un danger pour la sûreté publique.
65. En ce qui concerne la vie familiale du premier requérant en Italie, la Cour observe que l'intéressé est marié avec la requérante et que les trois filles du couple sont nées, respectivement, en 1996, 2001 et 2004 (voir le paragraphe 6 ci-dessus). A l'époque de l'expulsion, elles étaient donc encore jeunes et capables de s'adapter. Nées d'une Italienne, elles possèdent la nationalité de cet Etat. Elles pourraient donc, si elles suivaient leur père en Tunisie, revenir en Italie régulièrement pour rendre visite aux membres de leur famille dans ce pays (voir, mutatis mutandis, Üner, précité, § 64).
66. La Cour ne sous-estime pas les difficultés d'ordre pratique qu'impliquerait pour la requérante le fait de suivre son mari en Tunisie. Elle observe cependant que rien ne prouve que la maladie dont est atteinte Mme B. ne pourrait pas être soignée d'une manière efficace dans ce pays. Par ailleurs, celle-ci a pu rencontrer son mari lorsqu'il était détenu à Tunis. En tout état de cause, dans les circonstances particulières de l'espèce, les exigences de protection de l'ordre public et de la sécurité nationale l'emportent sur les intérêts de la famille. Quant au deuxième requérant, il est de nationalité tunisienne et il n'a pas été allégué qu'un obstacle quelconque s'opposerait à ce qu'il se rende en Tunisie.
67. Il n'a pas non plus été allégué que le premier requérant n'avait aucun lien social ou culturel avec la société tunisienne. Il semblerait au contraire qu'il ait passé l'essentiel de sa vie dans ce pays, et que la langue locale soit sa langue maternelle.
68. Certes, le premier requérant ne peut, sans autorisation ministérielle, effectuer aucune visite, même de courte durée, en Italie. Toutefois, eu égard à la nature et à la gravité des infractions pour lesquelles il a été condamné, ainsi qu'à la gravité des soupçons qui pèsent sur lui, la Cour ne peut conclure que l'Etat défendeur a fait trop largement prévaloir l'intérêt public sur l'intérêt particulier lorsqu'il a décidé d'imposer cette mesure.
69. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l'expulsion du premier requérant n'a pas rompu le juste équilibre devant être ménagé en la matière entre les exigences du respect de la vie familiale de la requérante et du deuxième requérant et les buts légitimes poursuivis par les autorités. La mesure incriminée était donc nécessaire dans une société démocratique.
70. Il s'ensuit que la mise à exécution de l'expulsion du premier requérant vers la Tunisie n'a pas violé l'article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l'unanimité, de rayer la requête du rôle dans la mesure où elle a été introduite par le premier requérant ;
2. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable quant au grief de la requérante et du deuxième requérant tiré de l'article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, que la mise à exécution de la décision d'expulser le premier requérant vers la Tunisie n'a pas violé l'article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion concordante du juge Sajó et de l'opinion partiellement dissidente commune des juges Tulkens, Jo�iené et Popović.
F.T.
F.E.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
J'ai voté comme la majorité mais souhaite ajouter quelques mots afin d'expliquer certains points du raisonnement de la Cour tels que je le conçois.
Le premier requérant a été expulsé pour des raisons de sécurité nationale mais conformément à la loi. La Cour devait donc examiner les effets de l'expulsion au regard de l'article 8 et à la lumière des critères énoncés dans les arrêts Boultif et Üner. Dans les affaires de ce type, elle doit trouver entre ces critères le juste équilibre compte tenu des circonstances propres à l'affaire. Les motifs de l'expulsion sont ici dénués de pertinence. Le cas d'espèce porte sur l'impact de l'expulsion du requérant sur les droits de celui-ci et de son épouse en vertu de l'article 8. Les critères Boultif/Üner ont trait notamment à la nature de l'infraction. Pour cette raison, les condamnations passées du premier requérant doivent être appréciées à la lumière d'éléments actuels touchant à la sécurité nationale : la nature des condamnations passées est telle qu'elle a un poids considérable vu les faits récents qui pèsent sur la sécurité nationale. S'appuyer sur des considérations de sécurité nationale sans rapport avec la nature judiciairement établie de la condamnation serait aller au-delà des critères Boultif/Üner.
J'estime que le comportement du premier requérant après les condamnations pose également problème, même s'il n'y a eu aucune décision judiciaire à cet égard. A mon sens, pareille décision n'est pas requise par la jurisprudence actuelle de la Cour, même si le besoin pourrait un jour s'en faire sentir. Enfin, le premier requérant et son épouse ont plusieurs possibilités pour maintenir leur vie familiale. Je pense qu'à ce stade il serait prématuré de se prononcer sur les conditions de retour (paragraphe 68 de l'arrêt) appliquées au requérant.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES TULKENS, JOCIENE ET POPOVIĆ
Contrairement à la majorité, nous pensons que la mise à exécution de la décision d'expulser le premier requérant vers la Tunisie, laissant derrière lui une femme et trois enfants, a violé l'article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Nos raisons sont les suivantes.
1. Si les Etats ont en effet « le droit, en vertu d'un principe de droit international bien établi, de contrôler l'entrée, le séjour et l'éloignement des non-nationaux »1, en exerçant ce droit, ils doivent prendre en considération les droits protégés par la Convention. Les droits protégés par la Convention sont également « bien établis » et aucune hiérarchie ne permet de les placer à un niveau inférieur2.
2. Concernant l'expulsion des étrangers délinquants, dans les arrêts Boultif c. Suisse du 2 août 2001 et Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006 [GC], la Cour a énuméré les critères qui doivent être appliqués pour apprécier si une mesure d'expulsion est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi. Ceux-ci ne nous semblent pas réunis en l'espèce.
3. En ce qui concerne la durée du séjour de l'intéressé dans le pays dont il doit être expulsé, il convient de noter que le requérant est arrivé en Italie en 1993 et qu'il est titulaire d'un permis de séjour régulier. Au moment de son expulsion en janvier 2007, le requérant avait donc vécu en Italie quatorze ans, ce qui est une durée significative.
4. En ce qui concerne la nature et la gravité des infractions commises par le requérant, il n'est pas contesté que celui-ci a été condamné en 1996 à dix mois d'emprisonnement avec sursis pour possession de stupéfiants et en 1999 à un an et un mois d'emprisonnement pour possession et vente de stupéfiants. Par ailleurs, il a été poursuivi en 1997, 1999, 2001 et 2002 pour outrage et coups mais sans être condamné. Par comparaison avec d'autres affaires dont la Cour a été saisie, on ne peut raisonnablement soutenir que le parcours délinquant du requérant soit d'une gravité telle que « les exigences de protection de l'ordre public et de la sécurité nationale l'emportent sur les intérêts de la famille » (paragraphe 66). En outre, la dernière condamnation du requérant date de 1999 et son expulsion a eu lieu seulement en 2007. Enfin, l'allégation du requérant au moment de son expulsion et manifestement dans le but d'éviter celle-ci, selon laquelle il aurait été condamné par contumace à huit ans d'emprisonnement par le tribunal militaire de Tunis, n'est pas établie en l'espèce par une copie du jugement (paragraphe 7) et est sans pertinence en l'espèce.
En fait, ce ne sont pas les condamnations du requérant mais bien les soupçons qui pèsent sur lui qui constituent, aux yeux de la majorité, la véritable justification de son expulsion, lui permettant de conclure que l'Etat n'a pas trop largement fait prévaloir l'intérêt public sur l'intérêt particulier lorsqu'il a décidé d'imposer cette mesure (paragraphe 68). Il s'agit là , dans la jurisprudence de la Cour, d'un critère entièrement nouveau qui est susceptible de toutes les interprétations, risquant d'ouvrir la voie à l'arbitraire.
En l'espèce, ces soupçons se fondent sur des données fragiles et relatives. Il s'agit, d'une part, de la note du ministère de l'Intérieur indiquant que la dangerosité du requérant était déduite du fait qu'il fréquentait des ressortissants étrangers impliqués dans des affaires faisant l'objet d'enquêtes judiciaires (paragraphe 24). Il s'agit, d'autre part, du fait que, expulsé en Tunisie, le requérant a été reconnu coupable dans ce pays de l'octroi de contributions pécuniaires aux membres d'une bande de malfaiteurs et condamné de ce chef à un an d'emprisonnement alors même qu'il a bénéficié d'un non-lieu pour l'infraction d'adhésion à une organisation terroriste (paragraphe 26).
5. Enfin, en ce qui concerne la situation familiale du requérant, nous savons que celui-ci s'est marié en 1996 avec une ressortissante italienne et que, de cette union, sont issus trois enfants nés respectivement en 1996, 2001 et 2004 et qui possèdent la nationalité italienne. Au moment de l'expulsion du requérant en 2007, les enfants avaient 10, 7 et 3 ans, elles étaient scolarisées en Italie et y avaient toutes leurs attaches familiales et sociales. A titre de comparaison, dans l'arrêt Üner, les deux enfants étaient âgés respectivement de 6 ans et de 18 mois. Dans ces conditions, sauf à déraciner complètement la famille, un transfert de celle-ci en Tunisie ne nous paraît pas une hypothèse réaliste ni humaine.
6. L'arrêt est sensible à la nécessité d'assurer la protection contre la menace terroriste, ce que nous comprenons parfaitement. Nous pensons cependant que la protection la plus sûre contre cette menace réside dans le respect des droits fondamentaux au rang desquels la vie familiale occupe une place prépondérante. A défaut, la violence risque d'engendrer la violence.
1. Cour eur. D.H., arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, § 102.
2. S. SAROLEA, Droits de l’homme et migrations. De la protection du migrant aux droits de la personne migrante, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 475.