Conclusion Violation de l'art. 6-1 ; Non-violation de l’art. 6-1 ; Partiellement irrecevable ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE CHAUDET c. FRANCE
(Requête no 49037/06)
ARRÊT
STRASBOURG
29 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Chaudet c. France,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Jean-Paul Costa,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 49037/06) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme P. C. (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 novembre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me C. C., avocate à Montpellier. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante allègue en particulier la violation de son droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
4. Le 31 août 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est née en 1958 et réside à La Grande Motte.
6. La requérante fut recrutée en qualité d'hôtesse de l'air par une compagnie aérienne en 1982. Entre 1997 et 2001, elle fut victime de cinq accidents de travail en vol.
7. Par une décision en date du 5 juin 2002, la caisse primaire d'assurance maladie de Paris alloua une rente à la requérante et fixa le taux d'incapacité permanente de travail à 8 %.
8. Le 4 avril 2003, la Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) lui reconnut la qualité de travailleur handicapé classé en catégorie A pour une durée de cinq ans pour la période comprise entre le 1er février 2003 et le 1er février 2008.
9. Dans sa séance du 30 avril 2003, le conseil médical de l'aéronautique civile décida de déclarer la requérante inapte aux fonctions d'hôtesse de l'air, sans motiver sa décision.
10. Par un courrier du 14 mai 2003, la requérante demanda au conseil médical de l'aéronautique civile de transmettre les rapports d'expertise médicale à son médecin traitant. Le 2 juin 2003, le conseil adressa audit médecin les rapports sollicités.
11. Par une deuxième décision, du 12 mai 2004, le conseil déclara la requérante définitivement inapte aux fonctions d'hôtesse de l'air.
12. La requérante saisit à nouveau le conseil médical de l'aéronautique civile afin de faire constater que l'affection ayant motivé son inaptitude définitive à exercer sa profession était imputable au service aérien.
13. Par une décision du 25 octobre 2004, le conseil médical de l'aéronautique civile déclara que l'affection ayant motivé l'inaptitude définitive de la requérante à exercer sa profession de navigante n'était pas imputable au service. La décision était rédigée comme suit :
« Le Conseil médical de l'aéronautique civile,
- Vu l'article D-424-2 3o et 4o du code de l'aviation civile ;
- Vu la décision d'inaptitude définitive à exercer la profession de CSS Hôtesse de l'air qu'il a prise le 12 mai 2004 (...) vis-à -vis de Madame C. P., née le 15 décembre 1958 ;
- Vu la demande formulée par l'intéressée ;
- Après avoir examiné le dossier médical de madame C. P. dans sa séance du 20 octobre 2004 ;
Décide
Article unique
L'affection qui a motivé l'inaptitude définitive de Madame C. P., CSS Hôtesse de l'air, à exercer sa profession de navigante est déclarée non imputable au service aérien. »
14. Par un courrier du 10 novembre 2004, elle sollicita auprès du conseil médical une copie du rapport d'expertise médicale du professeur D. Ce rapport fut envoyé à son médecin traitant le 23 novembre 2004.
15. La requérante forma un recours devant le Conseil d'Etat contre la décision du 25 octobre 2004. Elle forma également une demande de recours gracieux devant le conseil médical de l'aéronautique civile, lequel statua à nouveau le 17 février 2005, confirmant sa décision.
16. A l'appui de son recours devant le Conseil d'Etat, la requérante soutint que la décision du conseil médical avait été rendue à l'issue d'une procédure irrégulière, qu'elle découlait d'une erreur manifeste d'appréciation et était insuffisamment motivée. Elle estimait en effet que cette décision, la privant du droit à percevoir une indemnité, entrait dans le champ d'application de l'alinéa 8 de l'article 1er de la loi du 11 juillet 1979 en vertu duquel les décisions individuelles défavorables, qui refusent un avantage dont l'attribution constitue un droit pour les personnes remplissant les conditions légales pour l'obtenir, doivent être motivées.
17. Dans ses conclusions relatives à cette affaire, le commissaire du gouvernement souligna, quant au moyen tiré du défaut de motivation, qu'il s'agissait d'une question nouvelle dont le Conseil d'Etat n'avait pas encore eu à connaître, eu égard aux nouvelles attributions du conseil médical de l'aéronautique civile résultant d'un décret du 31 août 2004. Il rappela que même si au regard du champ d'application de la loi du 11 juillet 1979, « la décision litigieuse doit en principe être motivée », il proposa aux juges que le moyen tiré du défaut de motivation soit rejeté en l'espèce puisque « la motivation aurait conduit à porter atteinte au secret médical ».
18. Par un arrêt du 15 mai 2006, le Conseil d'Etat rejeta le recours de la requérante :
« Sur la légalité externe de la décision attaquée :
Considérant que, contrairement aux affirmations de Mme C., il ressort des pièces du dossier, d'une part, que la condition de quorum posée par l'article D. 424-4 du code de l'aviation civile, était remplie lors de la séance du conseil médical de l'aéronautique civile au cours de laquelle son cas a été étudié et, d'autre part, qu'elle a été convoquée à cette séance et prévenue qu'elle pouvait s'y faire assister d'un médecin ; qu'ainsi, le moyen tiré de ce que la décision litigieuse aurait été prise au terme d'une procédure irrégulière manque en fait ;
Considérant que la décision attaquée du conseil médical de l'aéronautique civile a été prise dans le cadre d'attributions imposant à ce conseil, en vertu des articles R. 4127-4 et R. 4127-104 du code de la santé publique, de ne fournir à l'administration ou à l'organisme employeur pour tenir compte du secret professionnel institué par la loi, que ses conclusions sur le plan administratif sans indiquer les raisons médicales qui les motivent ; qu'ainsi, et conformément au deuxième alinéa de l'article 4 de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public, aux termes duquel « les dispositions de la présente loi ne dérogent pas aux textes législatifs interdisant la divulgation ou la publication de faits couverts par le secret », la décision attaquée concernant Mme C. qui est relative à l'imputabilité au service aérien de l'affection qu'elle invoque et qui est exclusivement fondée sur des motifs d'ordre médical, n'avait pas à être motivée ;
Sur la légalité interne de la décision attaquée :
Considérant que si Mme C. fait valoir que l'affection qui a causé son inaptitude définitive à l'exercice de la profession d'hôtesse de l'air, est la conséquence d'accidents du travail dont elle a été victime lors de turbulences en vol, il ne ressort pas des pièces du dossier que cette affection ait pour origine le service aérien effectué par l'intéressée en sa qualité de membre du personnel navigant ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède, que Mme C. n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision par laquelle le conseil médical de l'aéronautique civile a déclaré non imputable au service son inaptitude définitive à exercer la profession d'hôtesse de l'air ; (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Le conseil médical de l'aéronautique civile est un organisme collégial à compétence nationale dont l'existence, la composition, les attributions et les modalités de fonctionnement figurent dans le code de l'aviation civile. Il dépend du ministère des Transports, direction générale de l'aviation civile. Le conseil comprend 19 membres : un président et un vice-président, docteurs en médecine, et dix-sept médecins nommés par arrêté du ministre des Transports dont deux sur proposition du ministre de la Défense et un sur proposition du ministre de la Santé. Les autres médecins appartiennent à différentes disciplines de la médecine. Tous ont une compétence obligatoire en médecine aéronautique à l'exception de celui proposé par le ministre de la Santé. Un certain nombre de ces praticiens ont l'expérience aéronautique que leur confère la pratique du pilotage.
20. Le conseil médical de l'aéronautique civile est chargé des fonctions suivantes : il étudie et il coordonne toutes les questions d'ordre physiologique, médical, médico-social et d'hygiène intéressant l'aéronautique civile, notamment en ce qui concerne le personnel navigant, les passagers et d'une façon générale le contrôle sanitaire. Il se prononce sur le caractère définitif des inaptitudes médicales déclarées à l'égard des navigants professionnels par les différents centres d'expertise médicale.
Depuis un décret du 31 août 2004, qui a modifié l'article D. 424-2 du code de l'aviation civile, le conseil médical de l'aéronautique civile prend désormais de véritables décisions en matière d'imputabilité d'un accident au service. Auparavant, il ne prenait de décisions que pour la phase préalable, pour déclarer une personne inapte. Mais, pour la décision d'imputabilité au service, c'est le ministre qui était compétent, et le conseil médical ne rendait qu'un avis.
Enfin, le conseil médical de l'aéronautique civile reçoit et examine :
a) Les appels interjetés par les candidats aux fonctions réservées au personnel navigant professionnel et les titulaires d'une licence du personnel navigant déclarés médicalement inaptes au titre de l'aéronautique civile, par un centre d'expertise médicale du personnel navigant ou un médecin agréé ;
b) Les appels interjetés par les employeurs qui estimeraient devoir contester les décisions prononcées par les autorités médicales compétentes en matière d'aptitude à une fonction du personnel navigant professionnel ;
c) Les demandes formulées par les médecins chefs des centres d'expertise médicale du personnel navigant (pour les navigants professionnels) et par les médecins examinateurs agréés (pour les navigants non professionnels) qui, en présence d'un cas litigieux ou non prévu par les règlements d'aptitude physique et mentale en vigueur, estimeraient devoir prendre l'avis du conseil médical de l'aéronautique civile avant de formuler une décision d'aptitude à une fonction du personnel navigant de l'aéronautique ;
d) Toute demande de dérogation aux conditions d'aptitude médicale prévues par les règlements en vigueur en ce qui concerne le personnel navigant (professionnel et non professionnel).
21. Tout navigant qui ne se trouverait pas satisfait d'une décision du conseil médical de l'aéronautique civile peut demander un réexamen de son dossier, à condition qu'il soit formulé dans les conditions réglementaires et que la demande présentée apporte des éléments nouveaux.
Afin de respecter le secret médical, le conseil médical de l'aéronautique civile se réunit en séance plénière à huis clos.
Le conseil médical de l'aéronautique civile ne peut délibérer que si cinq de ses membres ayant voix délibérative sont présents et les membres ne peuvent prendre part aux délibérations portant sur l'examen des cas individuels dont ils ont déjà eu à connaître à l'occasion de leur activité extérieure au conseil.
Les navigants professionnels qui ont formulé une demande d'imputabilité au service aérien peuvent venir en personne, se faire représenter ou assister par un médecin de leur choix. L'article D. 424-6 du code de l'aviation civile énonce notamment, en son troisième alinéa, que :
« (...) les intéressés sont informés de la tenue des séances ; ils peuvent venir en personne et se faire assister ou se faire représenter devant le conseil par un médecin de leur choix. Ce médecin a accès au dossier. Dans les autres affaires, le président peut convoquer les intéressés à la séance du conseil médical. »
22. Les dispositions régissant les incapacités du personnel navigant et leurs conséquences financières figurent aux articles L. 424-1 à L. 424-7 du code de l'aviation civile. Ces articles fixent, notamment, les conditions dans lesquelles le personnel navigant peut recevoir une indemnité en cas d'inaptitude permanente à exercer la profession de navigant.
Article L. 424-5
« Lorsqu'un accident aérien survenu en service ou lorsqu'une maladie imputable au service et reconnue comme telle par le conseil médical de l'aéronautique civile ont entraîné le décès ou une incapacité permanente totale au sens de la législation relative à la réparation des accidents du travail, une indemnité en capital sera versée (...) »
Article L. 424-6
« Si l'incapacité résultant des causes prévues à l'article précédent entraîne seulement l'inaptitude permanente à exercer la profession de navigant, la caisse de retraites verse à l'intéressé une somme en capital (...) »
23. L'obligation des médecins composant ledit conseil de respecter le secret médical résulte des articles R. 4127-4 et R. 4127-104 du code de la santé publique. Ce dernier dispose comme suit :
« Le médecin chargé du contrôle est tenu au secret envers l'administration ou l'organisme qui fait appel à ses services. Il ne peut et ne doit lui fournir que ses conclusions sur le plan administratif, sans indiquer les raisons d'ordre médical qui les motivent.
Les renseignements médicaux nominatifs ou indirectement nominatifs contenus dans les dossiers établis par ce médecin ne peuvent être communiqués ni aux personnes étrangères au service médical ni à un autre organisme. »
24. Par un arrêt du 25 novembre 2005, le Conseil d'Etat précisa l'étendue de ses attributions lorsqu'il statuait dans le cadre d'un recours contre une décision du conseil médical de l'aéronautique civile. Il estima que :
« Considérant que s'il appartient au Conseil d'Etat statuant au contentieux d'exercer, en tant que juge de l'excès de pouvoir, son contrôle sur la légalité des décisions prises par le conseil médical de l'aéronautique civile, il ne dispose cependant pas à leur égard des pouvoirs d'un juge de pleine juridiction dont la décision se substituerait à celle arrêtée par le conseil médical ; qu'ainsi, M. A n'est pas recevable à demander au Conseil d'Etat de déclarer son inaptitude définitive aux fonctions de personnel navigant ; (...) »
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
25. La requérante dénonce plusieurs violations de l'article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention
26. Le Gouvernement considère que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention dans la mesure où l'article 6 de la Convention n'était pas applicable à la procédure suivie en l'espèce. Se fondant sur la jurisprudence Masson et Van Zon c. Pays-Bas, (28 septembre 1995, § 44, série A no 327-A), il estime que la requérante n'était pas titulaire d'un « droit » à caractère civil au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Selon lui, l'octroi de l'indemnité prévue à l'article L. 424-5 du code de l'aviation civile ne constitue un droit pour l'intéressé que lorsque l'accident ou la maladie est déclaré imputable au service. Or, en l'espèce, la requérante ne remplissait pas les conditions légales pour prétendre à une telle indemnité puisque l'imputabilité de son affection au service aérien n'a pas été reconnue par le conseil médical de l'aéronautique civile.
27. Par ailleurs, le Gouvernement estime que l'article 6 § 1 ne saurait s'appliquer à la procédure devant le conseil médical de l'aéronautique civile, celui-ci ne pouvant être regardé comme un « tribunal » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Il rappelle que « seul mérite l'appellation de « tribunal » au sens de l'article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d'exigences telles que l'indépendance à l'égard de l'exécutif comme des parties en cause ». Or, il souligne que le conseil médical de l'aéronautique civile est un organisme à compétence nationale qui dépend de la direction générale de l'aviation civile du ministère des Transports et dont le fonctionnement et les compétences sont régis par le code de l'aviation civile. Il précise aussi que ses membres, docteurs en médecine, sont désignés par arrêté du ministre des Transports, et que ses décisions sont susceptibles d'un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat.
28. La requérante soutient que l'article 6 § 1 de la Convention est applicable en l'espèce, l'octroi de l'indemnité qu'elle réclamait constituant un « droit à caractère civil » au sens de la jurisprudence de la Cour. La requérante fait valoir l'importance de l'issue de la procédure à son égard et les conséquences sur ses droits pécuniaires engendrée par la décision du conseil médical de l'aéronautique civile. Quant à l'allégation du Gouvernement selon laquelle elle ne bénéficiait pas d'un droit de recevoir une indemnité, la requérante souligne qu'il s'agissait précisément de l'objet de la « contestation » portée à la connaissance des juridictions internes.
29. La Cour rappelle que, pour savoir s'il existait une « contestation » sur un « droit » de nature à faire jouer l'article 6 § 1, elle doit d'abord examiner si un « droit » à indemnisation pouvait, de manière défendable, passer pour reconnu en droit interne. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. L'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, l'article 6 § 1 ne se contentant pas, pour entrer en jeu, « d'un lien ténu ni de répercussions lointaines » (voir, parmi d'autres, König c. Allemagne, 28 juin 1978, §§ 88 à 91, série A no 27).
30. La Cour relève que la demande de la requérante tendant à recevoir une indemnité s'appuyait sur les dispositions des articles L. 424-5 et L. 424-6 du code de l'aviation civile. Ces articles prévoient, pour le personnel navigant, le versement d'indemnités en cas d'accident ou de maladie imputable au service. La contestation portait donc sur l'existence même d'un droit que l'on pouvait dire, d'une façon défendable, reconnu dans la législation interne (voir notamment Kraska c. Suisse, 19 avril 1993, § 24, série A no 254-B). En outre, elle était réelle et sérieuse : la requérante pouvait de manière défendable prétendre avoir droit, en vertu de la législation française, à une indemnité, à la suite de la décision du conseil médical de l'aéronautique civile l'ayant déclarée inapte définitivement à ses fonctions d'hôtesse de l'air. Le droit réclamé étant de nature civile, et l'issue du litige directement déterminante pour le droit de l'intéressée à se voir indemniser en raison de son inaptitude à travailler, la Cour est d'avis que l'article 6 § 1 s'applique en l'espèce.
31. Puisque la « contestation » des décisions refusant la demande de la requérante portait sur un « droit de caractère civil », celle-ci avait droit à l'examen de sa cause par « un tribunal » réunissant les conditions de l'article 6 § 1 (mutatis mutandis, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58). La Cour conclut à l'applicabilité de l'article 6 § 1 dans la présente espèce.
32. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur l'observation de l'article 6 § 1 de la Convention
33. La requérante se plaint de l'absence d'équité de la procédure devant le conseil médical de l'aéronautique civile et de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat.
1. Quant aux griefs tirés du défaut d'équité de la procédure devant le conseil médical de l'aéronautique civile
34. La requérante se plaint du défaut de motivation de la décision du conseil médical et estime que le secret professionnel ne peut faire obstacle à l'exigence de motivation, élément essentiel du procès équitable. Elle soutient également ne jamais avoir eu accès aux pièces composant le dossier ayant fondé la décision du conseil médical du 25 octobre 2004. Eu égard à la décision prise par le conseil médical, elle dit avoir de sérieux doutes quant au fait que toutes les pièces qu'elle a transmises aient été ajoutées au dossier. A cet égard, elle dit ne pas avoir pu consulter le rapport d'expertise médical du professeur D. avant la séance du 25 octobre 2004.
35. Le Gouvernement rappelle que, selon le droit et la jurisprudence internes, les médecins composant le conseil médical de l'aéronautique civile ont l'obligation de respecter le secret professionnel. Il expose que la requérante a pu défendre sa cause devant le Conseil d'Etat, qui, statuant en l'espèce en premier et dernier ressort, a examiné au fond les moyens soulevés par la requérante. Les rapports médicaux ont tous été produits devant lui et discutés par les parties. Le Gouvernement en conclut que les exigences de l'article 6 § 1 ont été respectées eu égard au contrôle juridictionnel du Conseil d'Etat sur la décision du conseil médical.
36. La Cour ne croit pas indispensable de rechercher si le conseil médical de l'aéronautique civile répondait aux exigences de l'article 6 § 1. En revanche, elle doit s'assurer que devant le Conseil d'Etat, la requérante jouissait d'un droit à un tribunal et à une solution juridictionnelle du litige, tant pour les points de fait que pour les questions de droit (voir Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 51, série A no 43, et Albert et Le Compte, précité, § 29). Partant, l'article 6 § 1 ne s'est trouvé respecté que si le Conseil d'Etat répondait à ces exigences.
37. La Cour constate que la cause de la requérante a été examinée par le Conseil d'Etat. Elle relève que, en l'espèce, la haute juridiction administrative, statuait dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir, en premier et dernier ressort. Même si elle ne jouissait pas, en l'espèce, de la « plénitude de juridiction », ce qui aurait pour effet de substituer sa décision à celle du conseil médical de l'aéronautique civile (paragraphe 24 ci-dessus), il ressort du dossier qu'elle a pu examiner tous les moyens soulevés par la requérante, en fait comme en droit, et apprécier toutes les pièces de son dossier médical, au vu des conclusions de l'ensemble des rapports médicaux discutées devant elles par les parties (voir, en ce sens, Reynaud Escarrat c France, no 22108/93, décision de la Commission du 28 février 1996).
38. La Cour en conclut que la cause de la requérante a été examinée dans le respect des exigences posées à l'article 6 § 1. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1.
2. Quant au grief tiré de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat
a) Sur la recevabilité
39. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
b) Sur le fond
40. La requérante se plaint de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat.
41. Le Gouvernement, au vu de l'arrêt Martinie c. France ([GC], no 58675/00, 12 avril 2006), décide de s'en remettre à la sagesse de la Cour sur ce point.
42. La Cour rappelle que, dans l'arrêt Martinie précité (§§ 53-54), la Grande Chambre a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat dans le cadre d'une procédure de non-admission d'un pourvoi. La Cour considère que la présente affaire ne présente pas d'éléments susceptibles de la distinguer de l'espèce Martinie (voir également Cosson c. France, no 38498/03, §§ 32-33, 18 juillet 2006).
43. Partant, il y eu violation de l'article 6 § 1.
II. SUR LES AUTRES GRIEFS
44. La requérante dénonce également la motivation lacunaire de l'arrêt du Conseil d'Etat. Soulevé à l'occasion de ses observations en réponse du 12 mars 2008, ce grief a été formulé plus de six mois après la date de la dernière décision interne définitive.
Il doit donc être rejeté en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
45. La requérante estime par ailleurs que les défaillances de la procédure dans son ensemble ont eu des conséquences financières et psychologiques qui portent une atteinte grave à sa vie privée et familiale. Elle invoque l'article 8 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, il faut que l'intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « dans les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu'il entend formuler par la suite à Strasbourg (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200 ; et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 36-37, CEDH 1999-I). Or, en l'espèce, dans la mesure où la requérante n'a pas soulevé ce grief devant le Conseil d'Etat, elle n'a pas placé les juridictions internes en mesure d'apprécier son grief tiré de l'article 8.
Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
46. Invoquant le nécessaire respect dû à ses biens, la requérante allègue que l'iniquité de la procédure suivie l'a privée du droit de « gagner sa vie par le travail ». Elle invoque à cet égard l'article 1 du Protocole no 1, qui se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
La Cour note que la requérante ne remplissait pas les conditions pour obtenir l'indemnité prévue par l'article L. 424-5 du code de l'aviation civile.
Dès lors, elle ne peut se prétendre titulaire d'un droit à indemnité, ni d'une espérance légitime à l'obtenir, susceptible d'être protégé par l'article 1 du Protocole no 1.
Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l'article 35 § 3 de la Convention, et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
48. La requérante réclame 325 458 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 325 458 EUR au titre du préjudice moral qu'elle aurait subi.
49. Le Gouvernement considère ces sommes manifestement excessives et sans lien avec les violations alléguées. A cet égard, il invite la Cour à « juger que le constat de violation vaut satisfaction équitable ».
50. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. S'agissant du dommage moral, la Cour estime, conformément à une jurisprudence constante relative à ce type de violation, qu'il se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient (voir Martinie, précité, § 59).
B. Frais et dépens
51. La requérante demande également 2 990 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 2 392 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
52. Le Gouvernement estime ce montant excessif et propose de lui allouer une somme d'un montant raisonnable, dans la limite de 1 500 EUR, au titre des seuls frais encourus devant la Cour.
53. La Cour estime tout d'abord qu'il convient d'exclure le remboursement des frais se rapportant à la procédure devant les juridictions internes, la requérante n'ayant engagé aucune dépense afin de prévenir ou faire corriger par ces mêmes juridictions la violation de la Convention finalement constatée par la Cour.
54. Ensuite, quant aux frais engagés devant elle, la Cour rappelle qu'un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La requérante produit une note d'honoraires de 2 392 EUR.
55. En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, et compte tenu du fait que les griefs de la requérante n'ont été que partiellement accueillis, la Cour juge la demande de la requérante excessive et, statuant en équité, décide de lui allouer la somme de 1 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare recevables les griefs tirés de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat et de l'iniquité de la procédure devant le conseil médical de l'aéronautique civile, et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention concernant le grief tiré de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention concernant le grief tiré de l'iniquité de la procédure devant le conseil médical de l'aéronautique civile ;
4. Dit que le constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention relatif à la présence du commissaire du gouvernement au délibéré du Conseil d'Etat fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage subi par la requérante ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président
ARRÊT CHAUDET c. FRANCE