DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇETİNER ET YÜCETÜRK c. TURQUIE
(Requête no 24620/04)
ARRÊT
STRASBOURG
22 septembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Çetiner et Yücetürk c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er septembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 24620/04) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, Mmes S. Ç. et R. Y. ainsi que MM. M Y. et M Y. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 mai 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me G. Ç. avocate à Sakarya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 18 septembre 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1959, 1941, 1964 et 1961 et résident à Sapanca.
5. Le 13 août 1957, un titre de propriété relatif à un terrain situé dans le village d'Uzunkum, à Sapanca, fut établi au nom des de cujus des requérants.
6. Dans le cadre de la succession, un titre de propriété portant sur un terrain agricole de 12 983 m2 fut établi au nom des intéressés le 29 novembre 1988.
7. Par une décision de la commission cadastrale du 25 janvier 1993, cette parcelle fut intégrée dans les limites du domaine forestier public.
8. Le 4 juin 2001, les requérants saisirent le tribunal de grande instance de Sapanca (« le tribunal ») d'une demande en annulation de la décision de la commission cadastrale.
9. Le 6 juin 2002, le tribunal, se fondant notamment sur les rapports des deux expertises qu'il avait ordonnées, débouta les requérants de leur demande au motif que le terrain litigieux relevait du domaine forestier.
10. Le 10 janvier 2003, les requérants se pourvurent en cassation.
11. Le 24 mars 2003, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi et confirma en toutes ses dispositions le jugement rendu par la juridiction de première instance. Elle souligna qu'au vu du contenu du dossier et des éléments de preuve recueillis notamment dans le cadre de rapports d'expertise, le terrain en question faisait partie du domaine forestier au sens de la loi no 6831.
12. Le 6 mai 2003, les intéressés formèrent un recours en rectification de l'arrêt.
13. Le 6 octobre 2003, la Cour de cassation rejeta ce recours.
14. Le 5 novembre 2003, cet arrêt fut notifié à l'avocat des requérants.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur sont décrits dans l'arrêt Köktepe c. Turquie (no 35785/03, 22 juillet 2008).
EN DROIT
16. Les requérants allèguent que la qualification de domaine forestier public attribuée à leur terrain, sans la contrepartie d'une quelconque indemnité, constitue une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leurs biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
17. Le Gouvernement soutient que les voies de recours internes n'ont pas été épuisées dans la mesure où les intéressés n'ont pas intenté un recours de pleine juridiction devant les tribunaux administratifs. A ses yeux, une telle action en réparation, engagée contre l'administration, est un recours effectif.
18. La Cour rappelle qu'elle a déjà rejeté une telle exception dans les affaires Köktepe (précité, § 74) et Turgut et autres c. Turquie (no 1411/03, §§ 76 à 81, 8 juillet 2008). Elle ne relève dans la présente affaire aucune circonstance pouvant l'amener à s'écarter de ses précédentes conclusions. Partant, elle rejette l'exception préliminaire du Gouvernement.
19. La Cour constate par ailleurs que le grief soulevé par les requérants n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et elle relève qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
20. En ce qui concerne le fond de l'affaire, le Gouvernement, faisant référence à la jurisprudence de la Cour en la matière (voir Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III ; mutatis mutandis, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 49, CEDH 1999-V ; Kapsalis et Nima-Kapsali c. Grèce (déc.), no 937/03, 23 septembre 2004 ; Ansay c. Turquie (déc.), no 49908/99, 2 mars 2006 ; Perinelli et autres c. Italie (déc.), no 7718/03, 26 juin 2007, et Longobardi et autres c. Italie (déc.), no 7670/03, 26 juin 2007), soutient que la restriction apportée au droit de propriété des requérants poursuivait un but légitime et qu'elle était proportionnée, au sens du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.
21. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Köktepe (précité, §§ 81 à 88).
22. En l'espèce, elle note d'abord que les requérants ont un bien, fondé sur un titre de propriété.
23. Elle constate ensuite qu'il y a eu une ingérence dans l'exercice du droit des requérants au respect de leurs biens à raison de la qualification de domaine forestier public attribuée au terrain litigieux.
24. Elle considère enfin que cette qualification a eu pour effet de créer une importante réduction de la disponibilité du bien en cause. A cet égard, elle observe que, du fait de la qualification attribuée au terrain litigieux au mépris du titre de propriété dont ils demeurent titulaires, les requérants, qui étaient propriétaires d'un terrain agricole, ne peuvent ni le cultiver ni en récolter les fruits ni effectuer aucune transaction relative à ce terrain. Autrement dit, ils n'ont aucune possibilité réelle de jouir de ce bien.
25. Dans ces circonstances, force est de considérer que la qualification de domaine forestier donnée au terrain litigieux a eu pour effet de vider de tout contenu le droit de propriété des requérants.
26. Reste alors à déterminer si cette mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu par l'article 1 du Protocole no 1. A cet égard, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation interne. A ce sujet, la Cour renvoie à son constat selon lequel il n'existe pas en droit interne de voie de recours effectif en la matière (paragraphe 18 ci-dessus). Elle note également que le Gouvernement n'a cité aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l'absence totale d'indemnisation. De plus, il n'a apporté aucun argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente de celle retenue dans l'affaire Köktepe (précité, § 93). Dès lors, au vu des circonstances de la cause, notamment du caractère définitif de la délimitation, de l'entrave à la pleine jouissance du droit de propriété, du défaut d'indemnisation et de l'absence de tout recours interne effectif susceptible de remédier à la situation litigieuse, la Cour considère que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens (voir Köktepe, précité, § 92, et, mutatis mutandis, Terazzi S.r.l., no 27265/95, § 91, 17 octobre 2002).
27. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
28. Reste la question de l'application de l'article 41 de la Convention. Les requérants réclament la valeur du terrain litigieux telle qu'elle a été déterminée par une expertise ordonnée à la suite de leur demande. Ils demandent également le remboursement des frais et dépens mais ne chiffrent pas leur prétention.
29. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la demande des requérants.
30. La Cour observe que le rapport d'expertise en question n'a pas été versé au dossier dans la mesure où il n'a pas été envoyé dans le délai imparti. Partant, en l'absence d'éléments chiffrables et tangibles sur lesquels se fonder, la Cour ne peut que rejeter la demande des intéressés à ce titre. Quant à la demande relative aux frais et dépens, compte tenu de sa jurisprudence, la Cour la rejette également.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 septembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente