Conclusion Violation de l'art. 6-1
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE C.G.I.L. ET COFFERATI no 2 c. ITALIE
(Requête no 2/08)
ARRÊT
STRASBOURG
6 avril 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire C.G.I.L. et Cofferati no 2 c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2/08) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. S. C. et une association syndicale, la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (« la C.G.I.L. », ci-après, « les requérants »), ont saisi la Cour le 30 novembre 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me F. C., avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Spatafora, et par son co-agent, M. N. Lettieri.
3. Les requérants allèguent une atteinte à leur droit d'accès à un tribunal.
4. Le 10 septembre 2008, le présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. En 2002, le requérant était le secrétaire général de la C.I.G.L.
6. Le 19 mars 2002, M. M. B., un professeur de droit qui était le consultant du ministre du Travail, fut assassiné par les brigades rouges. M. B. avait soutenu la nécessité d'introduire une plus grande flexibilité dans les contrats de travail. Ses idées avaient été contestées par les requérants, qui alléguaient qu'elles auraient conduit à la précarité et à une baisse des rémunérations pour les travailleurs.
7. Le 20 mars 2002, une séance de la Chambre des députés fut consacrée aux déclarations du ministre des Affaires Intérieures quant à l'assassinat de M. B.. Un débat parlementaire s'ensuivit. Plusieurs interventions firent référence à la liaison prétendument existante entre terrorisme, questions sociales et combats syndicaux quant à la réforme du droit du travail.
8. Le 23 mars 2002, se tint à Rome une manifestation organisée par la C.I.G.L. et visant à protester contre l'intention du Gouvernement d'abroger l'article 18 du statut des travailleurs, disposition aux termes de laquelle si un licenciement est jugé injustifié, le travailleur peut demander d'être réintégré dans son poste.
9. Le 20 mars 2002, M. T., député, fit des déclarations à l'agence de presse ADNKronos. Publiée avec le titre « B. : T., responsabilité objective de C.i. Des assassins se proposent en tant que bras armé des leaders C.G.I.L. », l'interview se lit comme suit :
« Les italiens souhaitent un changement. Le Gouvernement veut accomplir le changement et la reforme de l'article 18 du statut des travailleurs en est un élément essentiel. B. était un homme clé du changement. C. et les communistes sont contraires au changement. Les assassins de B. se proposent comme le bras armé de C. et des communistes. C. et les communistes ont créé les conditions favorables à ce que les terroristes se mettent à disposition.
Les assassins de B. sont les mêmes qui ont tué D'A. (un consultant du ministère du Travail qui avait été assassiné par les brigades rouges en 1999) les assassins de D'A. n'ont pas été arrêtés par la magistrature. Ceux qui n'ont pas arrêté les assassins de d'A. ont crée objectivement, quoique involontairement, les conditions pour que les assassins de d'A. tuent B.. Ceux qui n'ont pas arrêté les assassins de D'A. sont objectivement, quoique involontairement, responsables de l'attentat terroriste et aussi objectivement et involontairement ralliés à « ceux C. et ceux communistes » contraires au changement ».
10. Lors de la séance du 26 mars 2002, le Gouvernement informa la Chambre des députés quant à certaines déclarations de ses membres concernant la manifestation syndicale organisée par la C.G.I.L. La séance du 26 juin 2002 fut consacrée aux réponses du Gouvernement quant à une interrogation d'un député portant sur les déclarations de certains ministres à l'égard de la C.G.I.L. Enfin, des réflexions analogues à celles développées par M. T. dans l'interview précitée furent faites par certains députés lors de la séance du 3 juillet 2002.
11. Estimant que les affirmations de M. T. portaient atteinte à leur réputation, le 15 mai 2002, les requérants assignèrent ce dernier devant le tribunal civil de Rome afin d'obtenir la réparation des dommages subis. Les requérants alléguaient que l'article incriminé tendait à suggérer qu'il y avait une relation de cause à effet entre l'activité de défense des travailleurs menée par le syndicat et son secrétaire général et l'assassinat de M. B., et que le syndicat constituait le milieu d'où provenaient les terroristes.
12. Le 30 juillet 2003, la Chambre des députés, confirmant une proposition formulée par la commission pour les immunités parlementaires (Giunta delle elezioni e delle immunità parlamentari), estima que les affirmations incriminées de M. T. constituaient des opinions exprimées par un parlementaire dans le cadre de ses fonctions. Par conséquent, M. T. bénéficiait à cet égard de l'immunité prévue à l'article 68 § 1 de la Constitution.
13. Par une ordonnance du 10 février 2005, le tribunal de Rome saisit la Cour constitutionnelle d'un conflit entre pouvoirs de l'Etat. Il demanda l'annulation de la délibération de la Chambre des députés du 30 juillet 2003.
14. Aux yeux du tribunal, les opinions de M. T. n'avaient pas été exprimées dans l'exercice de ses fonctions parlementaires, comme prévu par l'article 68 § 1 de la Constitution, lu aussi à la lumière de la loi no 140 du 20 juin 2003 (voir ci-après, sous « Le droit et la pratique internes pertinents »). En effet, selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, l'immunité pouvait être octroyée seulement s'il y avait une « identité substantielle » (corrispondenza sostanziale) entre un acte parlementaire et les déclarations incriminées.
15. En l'espèce, il ne ressortait pas du dossier que M. T. était intervenu au Parlement au sujet de l'assassinat de M. B. et soutenant les arguments mis en avant dans l'interview incriminée.
16. Le requérant intervint dans la procédure devant la Cour Constitutionnelle et déposa deux mémoires.
17. Par un arrêt no 368 dont le texte fut déposé au greffe le 7 novembre 2007, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours du tribunal de Rome.
18. Elle observa que la Chambre des députés avait excipé de l'irrecevabilité du recours, au motif que les affirmations prétendument diffamatoires de M. T. n'avaient pas été explicitement citées par le tribunal de Rome dans son ordonnance du 10 février 2005. Cette exception devait être accueillie, car aux termes de la jurisprudence constitutionnelle l'absence de développement d'une base factuelle empêchait la Cour d'établir s'il y avait un « lien fonctionnel » (nesso funzionale) entre les déclarations d'un député et un acte parlementaire. En l'espèce, le tribunal s'était borné à relater certains passages de l'acte introductif d'instance des plaignants, ce qui ne permettait pas de combler ladite lacune.
19. Aux termes de l'article 297 du code de procédure civile (« le CPC »), lorsqu'une procédure civile est suspendue, les parties doivent demander la fixation d'une nouvelle audience pour la reprise de la procédure dans les six mois à partir du jour où la raison de la suspension a cessé d'exister. Selon les informations fournies par le Gouvernement le 18 février 2009, à cette date aucune demande de fixation d'audience n'était parvenue au greffe du tribunal de Rome.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Cordova c. Italie (nos 1 et 2) (respectivement, no 40877/98, §§ 22-27, CEDH 2003-I, et no 45649/99, §§ 26-31, CEDH 2003-I) et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie (no 46967/07, §§ 24-26, 24 février 2009).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent d'une atteinte à leur droit d'accès à un tribunal. Dans ses parties pertinentes, cette disposition se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
22. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. L'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
23. Le Gouvernement affirme que la procédure devant le tribunal de Rome est encore pendante, les requérants ayant omis d'en demander la réouverture suite à l'ordonnance de la Cour constitutionnelle du 24 octobre 2007. La reprise du procès principal et le prononcé d'un jugement de première instance auraient permis aux requérants d'interjeter appel contre ce dernier.
24. Comme il ressort de la jurisprudence interne en la matière, la procédure d'appel aurait offert une deuxième occasion pour soulever un conflit entre pouvoirs de l'Etat devant la Cour constitutionnelle. Le Gouvernement fait observer que la juridiction interne de première instance avait estimé nécessaire de soulever un conflit entre pouvoirs de l'Etat, qui a été déclaré irrecevable seulement en raison d'un défaut procédural. Or, il est fort probable que la juridiction d'appel aurait elle aussi soulevé un tel conflit en prenant soin d'éviter la même erreur de procédure.
Le Gouvernement en déduit que les requérants ont omis d'épuiser les voies de recours qui leurs étaient ouvertes en droit italien.
25. Les requérants rétorquent qu'après l'arrêt par lequel la Cour constitutionnelle a décidé de ne pas annuler la délibération octroyant l'immunité parlementaire, la procédure civile en dommages-intérêts n'avait aucune possibilité d'aboutir. Il était donc inutile d'en solliciter la reprise. Par ailleurs, ledit arrêt de la Cour constitutionnelle ne pouvait faire l'objet d'aucun recours.
26. La Cour observe que, selon le Gouvernement, les requérants auraient dû solliciter la reprise d'une procédure de première instance qui était vouée à l'échec dans le seul but de solliciter la juridiction de deuxième instance à soulever un nouveau conflit entre pouvoirs de l'Etat, en espérant que, en dépit de l'arrêt de la Cour constitutionnelle no 305 du 10 juillet 2007 et du libellé de l'article 137 § 3 de la Constitution, les juges d'appel auraient estimé une telle démarche nécessaire.
27. Elle rappelle avoir déjà examiné une exception similaire dans l'affaire C.G.I.L. et Cofferati c. Italie (no 46967/07, §§ 43-49, 24 février 2009). A cette occasion, elle a affirmé qu'obliger les requérants à entamer de telles démarches en présence d'une décision négative d'une juridiction Suprême équivaut à leur imposer de faire recours à des artifices de procédure, dont les chances de succès paraissent inexistantes, ce qui est contraire à l'usage « normal » des recours internes requis par l'article 35 § 1 de la Convention.
28. Aucune circonstance particulière ne permettant de s'écarter de cette conclusion dans le cas d'espèce, il y a lieu de rejeter l'exception de non-épuisement du Gouvernement.
2. L'exception du Gouvernement tirée du défaut manifeste de fondement de la requête
29. Selon le Gouvernement, la requête devrait être rejetée comme étant manifestement mal fondée (l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention) dans la mesure où les doléances portées par les requérants devant les juridictions internes n'étaient ni réelles ni sérieuses et étaient donc dépourvues de toute chance de succès.
30. Il affirme que les requérants auraient dû engager une procédure de dédommagement également à l'encontre de l'ADNKronos, l'agence de presse qui avait manipulé et diffusé les déclarations de M. T.. Le Gouvernement soutient que les attaques dont les requérants ont fait l'objet n'ont pas dépassé les limites de la critique admissible. De plus, les déclarations litigieuses s'inscrivaient dans le contexte du débat politique parlementaire concernant une question d'intérêt général.
31. Dans ces circonstances, même en l'absence d'une immunité parlementaire, la procédure au fond n'aurait pu qu'aboutir à une décision de rejet de la demande des requérants.
32. Les requérants s'opposent aux arguments du Gouvernement.
33. La Cour considère que cette exception se trouve étroitement liée au bien-fondé du grief des requérants. Par ailleurs, le Gouvernement soulève, entre autres, ces arguments dans le cadre de son argumentation quant au fond. En conséquence, la Cour joint au fond l'exception d'irrecevabilité du Gouvernement tirée du défaut manifeste de fondement de la requête. La Cour relève par ailleurs que la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
34. Selon le Gouvernement, à supposer même qu'il y ait eu ingérence dans l'un des droits garantis par l'article 6, celle-ci était prévue par la loi et poursuivait les buts légitimes de garantir la séparation des pouvoirs de l'Etat, l'indépendance du pouvoir législatif, la liberté du débat parlementaire et la libre expression des représentants du peuple. De plus, elle était proportionnée à ces buts.
35. Il soutient que l'immunité des membres du Parlement pour les opinions exprimées dans l'exercice de leurs fonctions, prévue par l'article 3 de la loi no 140 de 2003, n'est pas en soi contraire à la Convention.
36. L'immunité parlementaire ne rentre en jeu que si les actes incriminés sont répréhensibles ; si, en revanche, ils constituent une manifestation légitime de la liberté d'expression, l'immunité n'a aucun rôle à jouer. Dans ce dernier cas, on ne saurait reconnaître à celui qui s'estime à tort diffamé un droit d'accès à un tribunal pour invoquer des droits qui ne sont pas, de manière défendable, reconnus par la législation interne. Par ailleurs, lorsqu'un député exerce, même en dehors de son mandat parlementaire, sa liberté d'expression de manière légitime, son éventuelle condamnation violerait l'article 10 de la Convention. Cette dernière disposition et la jurisprudence qui en fait application jouent donc un rôle crucial dans l'appréciation d'une ingérence dans le droit d'accès à un tribunal. Si aucun droit substantiel n'existe, ou si le litige n'est pas apte à en assurer directement la réalisation, l'article 6 de la Convention ne trouve pas à s'appliquer.
37. En l'espèce, les déclarations litigieuses s'inscrivent dans le contexte d'un débat politique entre un député du parlement italien et des protagonistes de la scène politique nationale. Le Gouvernement soutient que les déclarations de M. T. étaient liées à une activité parlementaire préalable, à savoir les débats ayant eu lieu au sein de la chambre législative au cours de l'année 2002.
38. Quel que fût leur lien avec une activité parlementaire spécifique, les déclarations litigieuses s'inscrivaient dans le débat public déclenché par l'assassinat de M. B. par un groupe terroriste. Ce crime était motivé par les positions prises et le travail effectué par la victime dans le domaine du droit du travail. Dans ce débat d'intérêt public, certains soutenaient que les positions du syndicat et la critique virulente des idées de la victime avaient contribué à créer le climat qui avait favorisé la naissance du projet criminel des terroristes. Telle était, en substance, la thèse défendue par M. T., en recourant à une certaine dose d'exagération et de véhémence polémique. Dans ces circonstances, même en l'absence d'une immunité parlementaire, la procédure au fond n'aurait pu qu'aboutir à une décision de rejet de la demande des requérants.
b) Les requérants
39. Les requérants observent qu'en raison de la délibération de la Chambre des députés et de l'arrêt de la Cour constitutionnelle, la procédure civile qu'ils ont entamée à l'encontre de M. T. devra s'arrêter. Dès lors, ils n'auront aucune possibilité d'obtenir une décision sur le fond de leur recours en diffamation.
40. Par ailleurs, prononcées dans le cadre d'interviews avec la presse, les déclarations litigieuses n'étaient pas liées à l'exercice de fonctions parlementaires. En effet, M. T. n'est jamais intervenu, de manière écrite ou orale, au sein d'une chambre législative au sujet de l'assassinat de M. B..
2. Appréciation de la Cour
41. La Cour note que, par sa délibération du 30 juillet 2003, la Chambre des députés a déclaré que les affirmations de M. T. étaient couvertes par l'immunité consacrée par l'article 68 § 1 de la Constitution, ce qui empêchait de continuer toute procédure pénale ou civile visant à établir la responsabilité du député en question et à obtenir la réparation des dommages subis.
42. Compte tenu des circonstances de l'espèce, elle considère que les requérants ont subi une ingérence dans leur droit d'accès à un tribunal (voir, mutatis mutandis, Cordova (nos 1 et 2), précités, respectivement §§ 52-53 et §§ 53-54 ; De Jorio précité, §§ 45-47 ; Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, §§ 55-58, 20 avril 2006 ; C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, précité, § 67).
43. La Cour rappelle cependant que ce droit n'est pas absolu, mais peut donner lieu à des limitations implicitement admises. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l'article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d'autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, §§ 35-36, CEDH 1999-IX, et Papon c. France, no 54210/00, § 90, 25 juillet 2002 ; voir également le rappel des principes pertinents dans Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).
44. La Cour a déjà affirmé que le fait pour les Etats d'accorder généralement une immunité plus ou moins étendue aux membres du Parlement constitue une pratique de longue date, qui vise à permettre la libre expression des représentants du peuple et à empêcher que des poursuites partisanes puissent porter atteinte à la fonction parlementaire. Dans ces conditions, la Cour estime que l'ingérence en question, qui était prévue par l'article 68 § 1 de la Constitution, poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection du libre débat parlementaire et le maintien de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire (C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, précité, § 69).
45. S'agissant de la proportionnalité des ingérences en matière d'immunité parlementaire, la Cour renvoie tout d'abord à la jurisprudence qu'elle a dégagée dans les affaires Cordova c. Italie (Cordova (nos 1 et 2), précitées, respectivement §§ 57-61 et §§ 58-62).
46. En l'espèce, la Cour observe que les déclarations litigieuses de M. T. n'étaient pas liées à l'exercice de fonctions parlementaires stricto sensu, celles-ci ayant été prononcées dans le cadre d'interviews avec la presse, et donc en dehors d'une chambre législative. Il est vrai qu'au cours des séances des 20 et 26 mars, 26 juin et 3 juillet 2002, un débat parlementaire a eu lieu au sein de la Chambre des députés au sujet de l'homicide de M. B.. Il n'en demeure pas moins qu'il ne ressort pas du dossier que M. T. soit intervenu, de manière écrite ou orale, au sein d'une chambre législative à ce sujet ou ait évoqué une responsabilité morale ou politique des requérants pour l'assassinat en cause (C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, précité, § 72).
47. La Cour a examiné les déclarations de ce dernier, telles que relatées par l'agence de presse ADNKronos. Elle estime qu'elles tendaient à soutenir, en substance, que par leur action de contestation des réformes programmées par le Gouvernement dans le domaine du droit du travail, les requérants étaient, du moins en partie, responsables du climat de tension sociale qui avait conduit à l'homicide de M. B.. Or, dans un tel cas, on ne saurait justifier un déni d'accès à la justice par le seul motif que la querelle pourrait être de nature politique ou liée à une activité politique.
48. De l'avis de la Cour, l'absence d'un lien évident avec une activité parlementaire appelle une interprétation étroite de la notion de proportionnalité entre le but visé et les moyens employés. Il en est particulièrement ainsi lorsque les restrictions au droit d'accès découlent d'une délibération d'un organe politique. Conclure autrement équivaudrait à restreindre d'une manière incompatible avec l'article 6 § 1 de la Convention le droit d'accès à un tribunal des particuliers chaque fois que les propos attaqués en justice ont été émis par un membre du Parlement (Cordova (nos 1 et 2), précités, respectivement § 63 et § 64, et De Jorio, précité, § 54).
49. La Cour estime qu'en l'espèce la délibération de la Chambre des députés du 30 juillet 2003 octroyant l'immunité à M. T., qui a eu comme conséquence de paralyser l'action des requérants tendant à assurer la protection de leur réputation, n'a pas respecté le juste équilibre qui doit régner en la matière entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.
50. La Cour attache également de l'importance au fait qu'après la délibération en question et l'arrêt de la Cour constitutionnelle no 368 de 2007, les requérants ne disposaient pas d'autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention (voir Patrono, Cascini et Stefanelli précité, § 65, et, a contrario, Waite et Kennedy, précité, §§ 68-70, et A. c. Royaume-Uni, précité, § 86).
51. A cet égard, la Cour observe que dans la présente affaire la Cour constitutionnelle, relevant l'existence d'un obstacle de nature procédurale posé par le libellé de l'ordonnance du tribunal de Rome, a refusé d'examiner si les propos de M. T. rentraient dans l'exercice de « fonctions parlementaires » et étaient couverts par l'article 68 § 1 de la Constitution (voir, mutatis mutandis, Jelo, précité, § 54).
52. Il n'appartient pas à la Cour de se pencher sur l'exactitude de cette interprétation en droit interne. En effet, c'est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, Recueil 1998-I, § 33, 19 février 1998, et Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 43, Recueil 1998-VIII). En revanche, le rôle de la Cour est de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Cordova (no 1), précité, § 57, Kaufmann c. Italie, no 14021/02, § 33, 19 mai 2005, et Ielo, précité, § 55). Sans examiner in abstracto la législation et la pratique pertinentes, elle doit rechercher si la manière dont elles ont touché les requérants a enfreint la Convention (voir, mutatis mutandis, Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 24, série A no 257-B). Or, comme la Cour vient de le constater (paragraphe 49 ci-dessus), l'entrave au droit d'accès à la justice des requérants n'a pas été, en l'espèce, proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
53. Enfin, pour ce qui est de l'argument du Gouvernement selon lequel, étant donné que les propos de M. T. s'analysaient dans un exercice légitime de sa liberté d'expression, la procédure au fond n'aurait pu qu'aboutir à une décision de rejet de la demande des requérants, la Cour observe qu'elle n'est pas appelée à se prononcer sur le point de savoir si, en l'espèce, il y avait eu diffamation. Dans le cadre de la présente requête, la question qui lui est soumise est celle d'évaluer si les requérants, qui avaient introduit devant un tribunal interne une action en diffamation non manifestement dépourvue de sérieux, ont pu bénéficier d'un accès à la justice satisfaisant les exigences de la Convention. Or, tel n'a pas été le cas en l'espèce.
54. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l'exception du Gouvernement tiré du défaut manifeste de fondement et de conclure qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
56. Les requérants réclament 466 517 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu'ils auraient subi. Ils rappellent que les déclarations litigieuses leur ont attribué des comportements illicites, ce qui aurait porté une grave atteinte à leur honneur et à leur réputation.
57. Le Gouvernement affirme que les requérants n'ont pas prouvé avoir subi un préjudice matériel. En outre, il trouve excessif le montant demandé au titre de préjudice moral.
58. La Cour estime que les requérants n'ont fourni aucune preuve du dommage matériel prétendument subi. Dès lors, aucune somme ne peut être octroyée à ce titre. Elle juge en revanche que les intéressés ont subi un tort moral certain. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, elle décide d'octroyer à chaque requérant la somme de 8 000 EUR.
B. Frais et dépens
59. Justificatif à l'appui, les requérants demandent également 20 115,51 EUR pour les frais et dépens engagés devant le tribunal civil de Rome et devant la Cour constitutionnelle ainsi que 18 311,69 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
60. Le Gouvernement s'y oppose et estime excessives les sommes demandées.
61. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
62. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR au titre des frais et dépens des procédures nationales et l'accorde conjointement aux requérants. Pour ce qui est des frais et dépens se rapportant à la présente procédure, la Cour juge excessive la demande des requérants et décide de leur allouer, conjointement, 3 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
63. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
(i) 8 000 EUR (huit mille euros), à chaque requérant, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
(ii) 8 000 EUR (huit mille euros), aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 avril 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée des juges A. Sajó et I. Karakaş.
F.T.
S.D.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SAJÓ ET KARAKAŞ
Nous ne partageons pas l'avis de la majorité selon lequel il y a eu dans cette affaire violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
Pour notre raisonnement nous souhaitons renvoyer à l'opinion dissidente commune déjà formulée dans l'affaire C.G.I.L. et Cofferati contre l'Italie (no 46967/07, 24 février 2009).