Conclusion Dommage matériel - restitution des biens ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention
AFFAIRE BRUMĂRESCU c. ROUMANIE
(Requête no 28342/95)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
23 janvier 2001
(rectifié par décision du 11 mai 2001)
En l'affaire Brumărescu c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
L. Ferrari Bravo,
L. Caflisch,
L. Loucaides,
P. Kūris,
W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
Mme N. Vajić,
M. J. Hedigan,
Mme W. Thomassen,
MM. T. Panţîru,
E. Levits,
L. Mihai, juge ad hoc,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 octobre 2000 et 10 janvier 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par un ressortissant roumain, M. D. B. (« le requérant »), le 3 novembre 1998 et par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 6 novembre 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 28342/95) dirigée contre la Roumanie et dont M. B. avait saisi la Commission le 9 mai 1995 en vertu de l'ancien article 25.
2. Dans son arrêt du 28 octobre 1999 (« l'arrêt au principal »), la Cour a conclu, à l'unanimité, à la violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Plus précisément, en ce qui concerne l'article 1 du Protocole no 1, elle a estimé que la privation litigieuse n'avait aucune justification et qu'en tout état de cause le juste équilibre avait été rompu, le requérant ayant supporté et continuant de supporter une charge spéciale et exorbitante, incompatible avec le droit au respect de ses biens ([GC], §§ 79-80, CEDH 1999-VII).
3. En s'appuyant sur l'article 41 de la Convention, le requérant réclamait une satisfaction équitable de l'ordre de plusieurs centaines de milliers de dollars américains pour les préjudices subis ainsi que pour frais et dépens.
4. La question de l'applicabilité de l'article 41 ne se trouvant pas en état, l'arrêt au principal l'a réservée. La Cour a invité le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations en la matière et notamment à lui communiquer tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 84 et point 4 du dispositif). Par la suite, le président a prorogé ce délai jusqu'au 15 avril 2000.
5. Le Gouvernement a présenté ses observations les 28 janvier et 15 mars 2000 et le requérant a fait parvenir les siennes les 25 janvier, 14 mars et 14 avril 2000.
6. Le 8 juin 2000, en vertu de l'article 61 § 3 du règlement de la Cour, le président a accordé à M. Mircea Dan Mirescu l'autorisation de présenter des observations écrites sur certains aspects de l'affaire. Ces observations étaient déjà parvenues à la Cour le 30 mai 2000.
7. En vertu de l'article 61 § 5 du règlement, le Gouvernement y a répondu par écrit le 21 juillet 2000 et le requérant les 11 septembre, 2 octobre et 17 novembre 2000.
8. Il ressort des documents présentés par les parties que l'appel interjeté par le requérant contre le jugement du 21 avril 1999 (arrêt au principal, § 30) a été écarté par le tribunal départemental de Bucarest le 28 février 2000. Saisi en vertu de la loi no 112/1995, le tribunal jugea qu'il avait uniquement compétence pour accorder une indemnité, selon les critères définis par la loi no 112/1995. Le requérant forma un recours contre cette décision devant la cour d'appel de Bucarest statuant en dernier ressort. Il fut débouté le 26 octobre 2000. Il demanda toutefois un sursis de six mois à l'exécution de cette décision.
EN DROIT
9. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
1. Thèse du requérant
10. Le requérant souligne d'emblée que la manière la plus adéquate pour le Gouvernement de réparer le préjudice causé serait de lui restituer l'ensemble de l'immeuble, à savoir le terrain et la construction.
11. Pour le cas où le Gouvernement ne pourrait restituer l'immeuble, le requérant se dit prêt à envisager l'octroi d'un dédommagement et réclame une somme équivalant à la valeur marchande du bien. Comme il s'est déjà vu restituer l'appartement qu'il occupe et la partie du terrain correspondante, conformément à la décision de la commission administrative du 24 mars 1998 (arrêt au principal, § 28), seule resterait à considérer la question de la différence entre la valeur de l'ensemble de l'immeuble et celle de l'appartement de l'intéressé et du terrain y afférent.
Puisque le reste de la maison, exception faite de l'appartement de M. M., n'a pas été vendu aux locataires, le requérant estime que l'Etat ne saurait avancer de justification pour en refuser la restitution. L'Etat n'aurait alors à dédommager le requérant que de l'appartement de M. M..
12. Pour justifier ses prétentions, le requérant se fonde sur une expertise dressée par l'expert D.S. inscrit à l'Ordre des experts techniques de Roumanie et avance comme valeur de l'immeuble au 1er septembre 2000 la somme de 5 757 millions de lei roumains (ROL), équivalant à 250 600 dollars américains (USD). Cette somme se décompose comme suit : 126 500 USD représentant la valeur du terrain, soit 251 USD/m², et 124 100 USD représentant la valeur de la construction, soit 216 USD/m². Quant à l'appartement qu'il occupe, soit 39,3 % de l'ensemble de la maison, il avance la somme de 48 771 USD.
13. Le requérant souligne que sa propriété, composée d'un terrain de 503 m² et d'une construction de 575 m² (environ 200 m² au sol), est située dans le quartier Cotroceni à Bucarest, qui fait partie de la zone « 0 » définie par la mairie de Bucarest dans plusieurs décisions portant sur le prix du terrain à Bucarest. Dans chaque ville, la zone « 0 » est parmi les plus chères en matière d'immobilier. Le requérant indique qu'un certain nombre de décisions de la mairie de Bucarest ont fixé le prix d'un terrain similaire au sien à environ 300 USD/m².
Quant à la construction, il précise que la maison, construite en 1930, comporte un sous-sol aménagé, un rez-de-chaussée et deux étages dont le dernier mansardé, ainsi que deux garages. Pour en déterminer la valeur, le rapport d'expertise produit par lui s'est fondé sur les critères établis par les dispositions légales réglementant le marché libre de l'immobilier. Or l'estimation de l'expertise, de 216 USD/m², serait confirmée par le marché de l'immobilier, qui propose des prix allant souvent au-delà de 300 USD/m².
14. A cet égard, le requérant critique la décision de la commission administrative du 24 mars 1998 et l'expertise produite par le Gouvernement, qui se fonderaient, elles, sur les critères établis par la loi no 112/1995. Or l'application de ces critères n'aboutirait pas à la valeur réelle du bien, mais à une valeur minimale, le but de la loi no 112/1995 étant de permettre aux locataires des logements nationalisés d'acheter, à des prix modestes, les appartements qu'ils occupent.
2. Thèse du tiers intervenant
15. Le tiers intervenant, M. M., souligne qu'il est propriétaire de l'appartement se trouvant au rez-de-chaussée de la maison, que l'Etat a vendu à ses oncles en 1973 et dont il a hérité. Par conséquent, l'Etat ne saurait le restituer au requérant sans commettre une nouvelle injustice. M. M. estime qu'il incombe à l'Etat d'octroyer au requérant un dédommagement pour cet appartement.
3. Thèse du Gouvernement
16. Selon le Gouvernement, le « bien » du requérant au sens de l'article 1 du Protocole no 1, pour la privation duquel la Cour a conclu à une violation dudit article, ne saurait comprendre l'appartement de M. M.. A cet égard, il fait valoir que le tribunal de première instance de Bucarest n'aurait pu constater légalement le droit de propriété du requérant sur l'ensemble de la maison.
17. Le Gouvernement soutient aussi que le requérant pourrait obtenir la restitution en nature de son bien en introduisant une action en revendication devant les tribunaux internes.
18. Quant à l'estimation de la valeur du bien, le Gouvernement conteste d'emblée tant la pertinence des éléments sur lesquels s'est fondé l'expert D.S. que les montants auxquels celui-ci a conclu.
Il soumet à son tour une expertise dressée par V.S., experte inscrite à l'Ordre des experts techniques de Roumanie. Aux termes de cette expertise, pratiquée selon les critères définis par la loi no 112/1995, la valeur de l'immeuble au 1er mars 1999 était de 108 058 USD, ce qui représente 110 USD/m² pour la construction et 87 USD/m² pour le terrain.
Quant à la décision de la commission administrative du 24 mars 1998, le Gouvernement souligne que celle-ci a restitué au requérant l'appartement qu'il occupe et le terrain correspondant à cet appartement, à savoir 168 m². Le Gouvernement avance comme valeur de l'appartement et du terrain y afférent la somme de 38 578 USD. Par conséquent, le requérant devrait se voir accorder une indemnité correspondant à la différence entre la valeur de l'immeuble (108 058 USD) et la valeur de l'appartement et du terrain déjà restitués (38 578 USD), soit la somme de 69 480 USD.
4. Appréciation par la Cour
19. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci.
20. Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d'appréciation quant aux modalités d'exécution d'un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l'obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l'Etat défendeur de la réaliser. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder, s'il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 31 octobre 1995 (article 50), série A no 330-B, pp. 58-59, § 34).
21. Dans son arrêt au principal, la Cour s'est exprimée ainsi : « (...) la Cour observe qu'aucune justification n'est fournie à la situation qui dérive de l'arrêt de la Cour suprême de justice. En particulier, ni cette juridiction elle-même ni le Gouvernement n'ont tenté d'avancer des motifs sérieux justifiant la privation de propriété pour « cause d'utilité publique ». La Cour note en outre que le requérant se trouve privé de la propriété du bien depuis maintenant plus de quatre ans sans avoir perçu d'indemnité reflétant la valeur réelle de celui-ci, et que les efforts déployés par lui pour recouvrer la propriété sont à ce jour demeurés vains » (§ 79).
22. La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution du bien litigieux, telle qu'ordonnée par le jugement définitif du tribunal de première instance de Bucarest du 9 décembre 1993, placerait le requérant, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où il se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues.
A cet égard, la Cour ne peut accueillir l'argument du Gouvernement selon lequel il appartient au requérant d'introduire une nouvelle action en revendication. Elle rappelle que le Gouvernement avait déjà soulevé cette question sous la forme d'une exception de non-épuisement, que la Cour a rejetée dans son arrêt au principal (§ 55).
Le requérant s'étant vu restituer l'appartement qu'il occupe, restitution confirmée par la décision définitive de la cour d'appel de Bucarest du 26 octobre 2000 (paragraphe 8 ci-dessus), l'Etat doit donc rétablir le droit de propriété du requérant sur le reste de la maison. Cela est sans préjudice de toute prétention que M. M. pourrait avoir à la propriété de l'appartement se trouvant au rez-de-chaussée, prétention qui relèverait des tribunaux internes.
23. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de six mois à compter du prononcé du présent arrêt, la Cour décide qu'il devra verser au requérant, pour dommage matériel, la valeur actuelle de la maison, dont il faudra déduire la valeur du bien déjà restitué au requérant.
24. Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige.
Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier à Bucarest, la Cour estime la valeur vénale actuelle de la maison et du terrain sur lequel elle est sise à 215 000 USD, dont 78 795 USD pour l'appartement et la partie du terrain déjà restitués au requérant. Le montant des indemnités que le Gouvernement devrait payer au requérant s'élèverait ainsi à 136 205 USD, dont la somme de 42 100 USD représentant la valeur de l'appartement occupé par M. M.. Ce montant serait à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.
B. Dommage moral
25. Le requérant sollicite aussi 75 000 USD pour le préjudice moral subi du fait de la souffrance « grave, insupportable et incommensurable » que lui aurait infligée la Cour suprême de justice en 1995, en le privant de son bien une deuxième fois, après qu'il eut réussi, en 1993, à mettre un terme à la violation de son droit par les autorités communistes pendant quarante ans. Il demande également une indemnité pour la perte de l'usage de sa propriété depuis l'arrêt de la Cour suprême de justice en 1995 jusqu'à présent. Il n'avance pas de chiffre à cet égard.
26. Le Gouvernement s'élève contre cette prétention, estimant qu'aucun préjudice moral ne saurait être retenu. De surcroît, le Gouvernement soutient qu'il serait contraire à la jurisprudence des tribunaux roumains d'accorder une indemnité pour perte d'usage et de jouissance au titre du dommage moral.
27. La Cour considère que les événements en cause ont entraîné des ingérences graves dans les droits de M. Brumărescu au respect de son bien, à un tribunal et à un procès équitable, pour lesquelles la somme de 15 000 USD représenterait une réparation équitable du préjudice moral subi. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.
C. Frais et dépens
28. Le requérant sollicite le remboursement de 2 450 USD qu'il ventile comme suit, en présentant un décompte détaillé :
a) 1 644 USD d'honoraires pour le travail accompli par ses avocats dans la procédure devant la Cour, sur le fond et pour la question de la satisfaction équitable ;
b) 50 USD pour frais divers (téléphone, photocopies, notaire, etc.) ;
c) 700 USD pour frais d'expert (500 USD pour l'expertise proprement dite et 200 USD pour le complément d'expertise aux fins de l'évaluation du bien au 1er septembre 2000) ;
d) 300 francs français (FRF) pour les frais du visa français exigé pour son déplacement aux audiences de Strasbourg.
29. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais encourus, sur présentation des pièces justificatives.
30. La Cour estime que les frais et dépens réclamés, pour lesquels des pièces justificatives ont été produites, ont été réellement et nécessairement exposés et sont d'un montant raisonnable. Dans ces conditions, elle juge approprié d'allouer au requérant les 2 450 USD réclamés, moins 3 900 FRF perçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire. Ce montant est à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement.
D. Intérêts moratoires
31. Les sommes accordées étant libellées en dollars américains, la Cour juge approprié de fixer le taux d'intérêt moratoire applicable à 6 % l'an.
par ces motifs, la cour, À l'unanimitÉ,
1. Dit que l'Etat défendeur doit restituer au requérant, dans les six mois, la maison litigieuse et le terrain sur lequel elle est sise, exception faite de l'appartement et de la partie de terrain correspondante déjà restitués ;
2. Dit qu'à défaut d'une telle restitution l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes six mois, 136 205 USD (cent trente-six mille deux cent cinq dollars américains), pour dommage matériel, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;
3. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement :
a) 15 000 USD (quinze mille dollars américains), pour dommage moral ;
b) 2 450 USD (deux mille quatre cent cinquante dollars américains), moins 3 900 FRF (trois mille neuf cents francs français) perçus au titre de l'assistance judiciaire, pour frais et dépens ;
4. Dit que les montants indiqués sous 2 et 3 seront à majorer d'un intérêt simple de 6 % l'an à compter de l'expiration desdits délais et jusqu'au versement ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2001, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Luzius Wildhaber
Président
Maud de Boer-Buquicchio
Greffière adjointe
arrêt Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable)
arrêt Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable)